Chapitre 2 — Retour aux racines
Marie Delacroix
L’air chaud et légèrement salin enveloppait Marie Delacroix lorsqu’elle sortit de la voiture. La villa Esperanza s’étendait devant elle, solitaire et imposante, perchée sur les collines surplombant la Méditerranée. Le soleil de l’après-midi dorait la façade de la maison, révélant chaque fissure dans son crépi et chaque trace laissée par le temps. Les volets bleus délavés pendaient de travers, battus par les années, tandis que le lierre serpentait le long des murs, engloutissant une partie de l’architecture. C’était un lieu à la fois magnifique et mélancolique, une relique d’un passé glorieux désormais en sommeil.
Marie serra la poignée de sa valise, hésitant un moment avant de gravir les marches usées menant à la porte d’entrée. Un sentiment étrange s’empara d’elle, une combinaison de curiosité et de crainte. Elle n’avait jamais mis les pieds dans cette maison où sa grand-mère, Liliane Delacroix, avait passé ses dernières années. Pourtant, elle ressentait une familiarité presque inexplicable, comme si le lieu lui-même l’attendait depuis toujours.
Une pensée furtive traversa son esprit alors qu’elle observait la façade délabrée : « Est-ce que je suis aussi abîmée que cette maison ? » Elle secoua la tête, tentant de calmer l’angoisse grandissante. Après tout, n’était-ce pas pour cela qu’elle avait quitté Paris ? Pour se reconstruire après l’accident de sa mère et cette rupture amoureuse qui l’avait laissée à la dérive. Cette villa, aussi délabrée soit-elle, était peut-être l’endroit où tout pourrait recommencer.
La clé, lourde et ornée de motifs en fer forgé, tourna difficilement dans la serrure rouillée. La porte émit un grincement long et plaintif en s’ouvrant, comme si elle protestait contre cette intrusion après tant d’années de silence. Marie inspira profondément avant de franchir le seuil. À l’intérieur, l’air était plus frais, empreint d’une odeur de bois ancien, de poussière et d’un soupçon indéfinissable de peinture séchée.
La lumière filtrant à travers les fenêtres poussiéreuses baignait la pièce principale d’une aura dorée. Les meubles étaient recouverts de draps jaunis, et le parquet craquait sous ses pas prudents. La maison semblait figée dans un état d’abandon soigneusement préservé, comme si le temps lui-même avait déserté les lieux par respect pour la mémoire de Liliane.
Marie s’avança doucement, ses doigts glissant sur le dossier d’un fauteuil couvert. Elle se souvenait à peine de sa grand-mère. Les rares photos dans l’appartement parisien de sa mère montraient une femme élégante et énigmatique, mais les histoires sur Liliane étaient rares, presque inexistantes. Sa mère, toujours pragmatique et réservée, avait évité d’évoquer le passé avec précision, comme si certaines blessures ne devaient jamais être rouvertes.
Mais désormais, Marie était là, seule au cœur de cette maison chargée d’histoires. Elle posa sa valise dans le hall et entreprit d’explorer les lieux. Le salon, avec ses murs ornés de cadres vides et ses étagères encombrées de bibelots poussiéreux, semblait murmurer des fragments de mémoire. Une cheminée massive en pierre trônait dans un coin, et au-dessus, une peinture à l’huile représentant un paysage méditerranéen était à peine visible sous une couche de crasse.
Marie contourna le canapé pour s’approcher de la fenêtre donnant sur le jardin. Ce dernier, autrefois soigneusement entretenu, était devenu une jungle. Les bougainvilliers, envahissants mais magnifiques, explosaient de couleurs vives tandis que des herbes folles recouvraient les sentiers de pierre. Une fontaine, au centre, était recouverte de mousse, son jet d’eau réduit à un filet presque imperceptible. Malgré cet abandon apparent, il y avait une beauté sauvage qui lui faisait écho, quelque chose qui parlait d’espoir dormant sous les ruines.
Une vague de nostalgie la submergea, mêlée d’un pincement de regret. « Est-ce que Liliane voyait en ce jardin ce que je vois dans cette maison ? » murmura-t-elle à voix basse, comme si elle espérait une réponse.
Elle quitta le salon pour explorer les autres pièces. La cuisine, avec ses carreaux délavés et ses ustensiles suspendus à des crochets rouillés, avait un charme désuet. Marie caressa distraitement le dessus d’une table en bois massif, se demandant combien de repas sa grand-mère avait préparés ici. Des souvenirs qu’elle ne possédait pas semblaient lui effleurer l’esprit, comme des fantômes doux-amers.
Finalement, elle trouva la bibliothèque. En entrant, elle s’arrêta net, frappée par l’atmosphère de cette pièce. Les murs étaient tapissés de livres, certains si vieux que leurs titres étaient effacés. Une grande fenêtre, à moitié obstruée par des rideaux épais, laissait entrer une lumière tamisée, créant une ambiance presque sacrée. Au centre, un bureau en acajou, encombré de papiers jaunis et de carnets, semblait l’attendre.
Marie s’approcha avec précaution, ses doigts glissant sur le bois usé. Les carnets étaient couverts d’une fine couche de poussière, preuve qu’ils n’avaient pas été touchés depuis longtemps. Elle en ouvrit un au hasard, découvrant des pages remplies de croquis. Des paysages, des visages flous et des détails architecturaux s’étalaient sous ses yeux, révélant une main talentueuse et une sensibilité artistique évidente.
En feuilletant, elle trouva une esquisse de la villa elle-même, dessinée avec une précision émotive qui semblait capturer son essence. En bas de la page, les initiales « L.D. » étaient discrètement inscrites. Marie sentit son cœur se serrer. Ces dessins étaient comme des échos de Liliane, des fragments d’une âme qu’elle n’avait jamais vraiment connue.
Alors qu’elle reposait le carnet, un détail attira son attention. Dans un coin de la page, un symbole avait été griffonné : une petite étoile entourée d’un cercle. Il semblait anodin, mais une intuition étrange poussa Marie à le mémoriser.
Un album photo, coincé sous une pile de papiers, attira ensuite son regard. Elle le tira délicatement et l’ouvrit. Les premières pages étaient remplies de photos en noir et blanc. Liliane y apparaissait jeune et radieuse, toujours élégante, souvent posant devant des paysages méditerranéens ou des œuvres d’art.
Mais en tournant les pages, une autre figure commença à apparaître. Un homme, grand et brun, au sourire énigmatique, était à ses côtés dans plusieurs clichés. Ils semblaient proches, complices. Sur une photo en particulier, ils se tenaient main dans la main, un air de bonheur tranquille éclairant leurs visages.
Marie fronça les sourcils. Elle n’avait jamais entendu parler de cet homme. Qui était-il ? Un ami, un collègue, ou peut-être quelque chose de plus ? Une autre photo montrait Liliane assise près d’un chevalet, l’homme en arrière-plan, tenant un bloc de croquis. L’image, bien que simple, dégageait une intimité qui remuait quelque chose en Marie.
« Qui es-tu ? » chuchota-t-elle, ses doigts caressant doucement le bord de la photo. Une vague de trouble mêlé de fascination monta en elle. Que cachait Liliane, et pourquoi est-ce que personne ne lui avait jamais parlé de cet homme ?
Elle referma l’album, se sentant soudain submergée par un mélange d’émotions. La villa n’était pas seulement un lieu de souvenirs ; c’était un sanctuaire de secrets. Marie comprit qu’elle était venue ici pour bien plus que se reconstruire après la perte de sa mère ou sa récente rupture. Elle voulait comprendre. Elle voulait découvrir ce que cette maison, et surtout Liliane, avaient à lui dire.
Avant de quitter la pièce, elle jeta un dernier regard à la bibliothèque. Une intuition étrange lui soufflait que ce n’était que le début, que la villa Esperanza avait bien d’autres histoires à dévoiler.
Elle remonta au premier étage pour explorer les chambres. La sienne, qu’elle avait choisie avant son arrivée, était modestement meublée, avec un lit en fer forgé, une armoire ancienne et une petite commode. Elle posa sa valise près du lit et ouvrit la fenêtre. Une brise marine s’engouffra dans la pièce, apportant avec elle l’odeur du romarin et du jasmin.
En regardant au loin, vers la mer scintillante, Marie sentit une étrange détermination naître en elle. Cette maison, ce lieu, et ces souvenirs hérités étaient désormais les siens, et elle devait leur rendre justice.
Elle décida qu’elle commencerait par restaurer la villa, pièce par pièce. Ce ne serait pas seulement un projet physique, mais une manière de se reconstruire elle-même, de redonner vie à ce qui avait été négligé, que ce soit dans ces murs ou dans son propre cœur.
Mais avant cela, elle devait s’accorder un moment de repos. Le voyage depuis Paris avait été long, et l’émotion de cette première exploration l’avait épuisée. Elle s’allongea sur le lit, laissant la lumière dorée de la fin d’après-midi caresser son visage. Alors que ses yeux se fermaient, elle murmura à voix basse, presque comme une promesse :
« Je découvrirai tout, Liliane. Je te le dois. »
Elle s’endormit au son des cigales, tandis que la villa, silencieuse, semblait l’accueillir dans son étreinte chargée de mystère.