Chapitre 3 — La lettre anonyme
Louise Bertrand
La lumière du jour, tamisée par les volets mi-clos, peignait des rayures pâles sur les murs de la maison familiale. Louise émergeait d’un sommeil agité, son esprit alourdi par les images du carnet disparu. Une colère sourde se mêlait à l’inquiétude : où était passé ce satané carnet ? Et surtout, qui aurait pu le prendre ?
Elle s’extirpa de son lit, les pieds nus rencontrant le parquet froid. La maison était silencieuse, mais ce n’était pas un silence apaisant. Chaque craquement des murs ou des planches semblait dissimuler une intention. Les souvenirs de la veille revenaient par vagues – la confrontation avec Antoine, le mystère de Julien – et elle sentit son cœur battre un peu plus vite.
Un bruit sec de papier froissé interrompit le fil de ses pensées. Elle baissa les yeux et remarqua une enveloppe glissée sous la porte d’entrée. Intriguée, elle s’approcha lentement, l’enveloppe semblant presque vibrer d’une urgence silencieuse. Son nom était écrit en lettres capitales sur le devant, à l’encre noire.
Louise ramassa l’enveloppe et la retourna entre ses doigts. Aucune adresse, aucun timbre, rien pour indiquer son origine. Elle l’ouvrit avec précaution, une sensation de malaise s’installant dans son estomac. À l’intérieur se trouvait une feuille pliée en deux. Lorsqu’elle la déploya, une phrase familière, écrite à la main, lui sauta aux yeux :
« Te souviens-tu comment tout a commencé ? »
Son souffle se coupa. Cette phrase... Elle provenait de son premier roman. Elle avait écrit ces mots il y a des années, à une époque où elle pensait que sa plume ne ferait qu’effleurer la surface de la fiction. Mais ici, dans ce contexte, ils semblaient presque menaçants, comme une lame retournée contre elle.
Louise relut la ligne plusieurs fois, son esprit cherchant à donner un sens à l’inquiétante familiarité de ce message. Était-ce un clin d’œil ? Une menace ? Une mauvaise plaisanterie ? Elle plia lentement la lettre et fixa un point invisible dans la pièce, perdue dans ses pensées.
Les idées s’entrechoquaient dans sa tête. Et si quelqu’un cherchait à manipuler ses souvenirs ? À la pousser à croire que ses romans contenaient des vérités qu’elle-même ignorait ? Une vague de doute la submergea. Était-il possible qu’elle ait inconsciemment écrit des fragments de réalité, transformés par son imagination ?
Après quelques instants, elle attrapa son téléphone. Antoine. Il devait savoir quelque chose, ou du moins la rassurer. Elle composa son numéro d’une main tremblante, mais après plusieurs tonalités, l’appel bascula sur la messagerie. « Encore indisponible, » murmura-t-elle, les mâchoires serrées. Elle essaya de rationaliser son irritation, mais l’absence d’Antoine ajoutait à son sentiment de solitude, comme si la maison elle-même conspirait pour la couper de toute aide extérieure.
Elle posa le téléphone sur la table de la cuisine, se servit une tasse de café, mais ne parvint pas à calmer ses pensées. L’enveloppe, posée à côté, semblait la narguer en silence. Finalement, elle attrapa à contrecœur le roman en question, rangé sur une étagère poussiéreuse de la maison. Ses doigts glissèrent sur la couverture d’un bleu sombre, et elle l’ouvrit à la première page.
En parcourant les premières lignes, Louise sentit une étrange déconnexion. Elle se souvenait avoir écrit ces mots, mais ils semblaient appartenir à une autre vie, une autre elle. Et pourtant, à chaque passage qu’elle lisait, un frisson montait le long de sa colonne vertébrale. Des détails insignifiants, des descriptions, des dialogues, semblaient résonner étrangement avec des bribes de souvenirs qu’elle avait jusque-là ignorés.
Elle arriva enfin à la page où figurait la fameuse phrase. « Te souviens-tu comment tout a commencé ? » C’était une réplique d’un personnage secondaire, un homme mystérieux qui disparaissait peu après être apparu. À l’époque, Louise avait écrit ce passage comme une pure invention. Mais maintenant, elle ne pouvait pas s’empêcher de se demander si cela venait d’une part plus profonde d’elle-même, quelque chose qu’elle avait enfoui sans le savoir.
Une sensation d’étouffement monta en elle. Elle ferma le livre d’un claquement sec et se leva brusquement. Rester ici, seule, avec cette lettre et ce roman, était insupportable. Elle avait besoin de sortir, de respirer, de remettre ses pensées en ordre.
En traversant le village, elle sentit immédiatement les regards des habitants. Des sourires polis, des hochements de tête, mais aussi des murmures à peine dissimulés. Les vieilles rancunes et les secrets oubliés semblaient s’animer à son passage, comme si son retour avait réveillé quelque chose de latent.
Elle se dirigea instinctivement vers la librairie, un des rares endroits où elle espérait trouver un semblant de normalité. La clochette rouillée tinta lorsqu’elle poussa la porte, et l’odeur familière de papier et d’encre l’accueillit. La propriétaire, une femme âgée au regard perçant, leva les yeux de son comptoir.
« Louise Bertrand, » dit-elle avec un sourire teinté de curiosité. « Quelle surprise de vous revoir ici. »
Louise tenta un sourire en retour. « Bonjour, madame Martin. Je... je cherchais un peu de calme. »
La libraire hocha la tête, ses mains fines ajustant une pile de journaux locaux. « Vous êtes au bon endroit. »
Louise déambula entre les étagères, effleurant les livres du bout des doigts. Elle s’arrêta devant une section dédiée aux auteurs locaux, où ses romans étaient soigneusement alignés. Un pincement au cœur la traversa en voyant son propre nom gravé en lettres dorées.
« Vous savez, vos livres se vendent encore bien ici, » dit madame Martin, brisant le silence. « Les habitants... aiment toujours se rappeler qu’une enfant du pays a réussi. »
« Oui, j’imagine, » murmura Louise, évitant le contact visuel.
La libraire sembla hésiter, puis poursuivit : « Mais il y a aussi ceux qui disent que vos histoires... ressemblent un peu trop à certaines choses qu’on a vécues ici. »
Louise releva les yeux, son cœur battant plus vite. « Qu’est-ce que vous voulez dire ? »
Madame Martin haussa légèrement les épaules, mais son ton était trop casual pour être sincère. « Oh, vous savez comment sont les gens. Toujours à chercher des liens, des coïncidences. Mais vous, Louise, vous saurez mieux que moi où commence la fiction et où finit la réalité, n’est-ce pas ? »
Cette phrase, prononcée avec un sourire énigmatique, laissa Louise sans voix. Elle sentit son pouls accélérer alors qu’elle tentait de déceler une intention cachée dans les mots de la libraire.
Avant qu’elle ne puisse répondre, un bruit sourd retentit derrière elle. Un livre venait de tomber d’une étagère. Louise se retourna brusquement, son cœur battant la chamade. Mais il n’y avait personne, seulement le livre gisant au sol, ouvert à une page aléatoire.
Elle s’accroupit et ramassa le livre, son esprit rationnel tentant de balayer le malaise croissant. Lorsqu’elle jeta un coup d’œil à la page ouverte, ses yeux tombèrent sur un titre de chapitre : « Les ombres du passé ».
Une coïncidence, se dit-elle. Seulement une coïncidence. Mais au fond d’elle, elle savait que rien, ici, n’était jamais aussi simple.
De retour chez elle, la lettre anonyme restait posée sur la table, un rappel constant de l’étrangeté qui s’était infiltrée dans sa vie. La nuit tombait, et avec elle, les ombres familières de la maison reprenaient vie, dansant sur les murs et amplifiant chaque son.
Louise tenta de se distraire avec un livre, un vieux classique qu’elle avait lu des dizaines de fois, mais ses pensées revenaient sans cesse à cette phrase, à Julien, à sa mère. Et puis, il y avait ce carnet disparu.
Un craquement soudain dans le couloir la fit sursauter. Elle posa son livre et tendit l’oreille. Le son se répéta, plus proche cette fois, comme un pas hésitant sur un plancher ancien. Louise se leva, la gorge serrée, et saisit une lampe torche sur la table.
Elle avançait lentement, chaque pas amplifié par le silence oppressant. Son souffle était court, et son imagination jouait contre elle, peuplant les coins sombres de la maison de silhouettes invisibles.
Lorsqu’elle atteignit le couloir, elle trouva la porte de la pièce verrouillée légèrement entrouverte, exactement comme la veille. La lumière de sa torche vacilla en éclairant l’obscurité derrière la porte.
Louise s’approcha, mais un courant d’air glacial éteignit soudain la lampe, la plongeant dans une obscurité totale. Elle se figea, les battements de son cœur résonnant dans ses oreilles.
Et puis, dans le noir, une voix, à peine un murmure, lui parvint. Une voix qu’elle n’avait pas entendue depuis des années, mais qu’elle aurait reconnue n’importe où.
« Te souviens-tu comment tout a commencé ? »