Chapitre 1 — Un murmure dans les miroirs
Anna Lafont
Le cliquetis des talons d’Anna résonnait dans la Galerie des Glaces, un écho fragile que le vaste couloir semblait étouffer dans son immensité. Elle s’arrêta un instant au centre de la galerie, levant les yeux pour admirer les lustres suspendus comme des constellations de cristal. Les miroirs impeccables, alignés en une symétrie hypnotique, projetaient un jeu de reflets dorés qui semblait se répercuter à l’infini. Une sensation d’étrangeté s’insinua en elle, un mélange de fascination et de malaise.
Elle inspira profondément, laissant l’odeur ancienne du bois ciré emplir ses poumons. Ce parfum, mêlé à une légère fraîcheur flottant dans l’air, éveilla une nostalgie qu’elle ne pouvait expliquer. C’était comme si le lieu lui chuchotait une histoire qu’elle n’avait pas encore entendue.
Anna était arrivée à Versailles ce matin-là, ses mains serrant avec excitation son carnet de notes, fidèle compagnon de ses enquêtes. Ce projet de série d’articles sur le patrimoine du palais représentait bien plus qu’une simple opportunité professionnelle. Ce lieu, avec sa beauté écrasante et ses secrets inavoués, résonnait profondément avec son besoin d’explorer ce qui se cache sous la surface des choses.
Avançant lentement, elle laissa son regard glisser sur les miroirs. À chaque pas, une sensation étrange s’intensifiait : les reflets semblaient légèrement décalés, comme s’ils agissaient avec un léger retard sur ses propres mouvements. Elle fronça les sourcils. La lumière des lustres vacillait par moments, donnant aux dorures des murs un éclat presque liquide. Puis elle secoua la tête pour chasser cette idée. "Tu viens à peine d’arriver et voilà que tu te laisses emporter par des fantaisies", murmura-t-elle à voix basse avec un sourire mal assuré.
Un groupe de touristes bruyants passa non loin, leur guide énumérant des dates et des anecdotes dans un ton monocorde. Anna s’éloigna un peu, attirée par un miroir légèrement terni qui se démarquait des autres. Elle sortit son appareil photo, espérant capturer la texture intrigante de ce détail anodin. Mais alors qu’elle alignait son objectif, un frisson glacé remonta le long de sa nuque, comme un souffle invisible effleurant sa peau.
Surprise, elle se retourna précipitamment. Il n’y avait rien. Elle observa les alentours, cherchant une trace de courant d’air, mais tout semblait immobile. Elle haussa les épaules, tentant de se convaincre que ce n’était qu’une anomalie naturelle propre à un palais si vaste et ancien. Pourtant, alors qu’elle s’accroupissait pour inspecter le cadre du miroir, un murmure ténu fendit l’air.
C’était un son indistinct, un mélange de souffle et de voix, trop faible pour être compris mais suffisamment clair pour être perçu. Anna retint son souffle, tous ses sens en alerte. Le murmure disparut aussi soudainement qu’il était venu, laissant derrière lui un silence presque oppressant.
Elle recula d’un pas, son cœur battant plus vite. Quand ses yeux revinrent vers le miroir, son reflet lui parut étrange. Il y avait une ombre, une silhouette floue, qui se profilait derrière elle. Elle pivota aussitôt, mais il n’y avait rien d’autre que le vide majestueux de la galerie. Elle déglutit difficilement, sa main serrant instinctivement son appareil photo.
Non loin, le guide touristique semblait avoir perçu son trouble et continua son explication d’un ton plus dramatique. "Certains disent que les miroirs de cette galerie capturent des fragments du passé. Si vous regardez assez longtemps, qui sait ce que vous pourriez voir ? Peut-être des échos d’un autre temps… ou autre chose."
Anna esquissa un sourire nerveux, mais intérieurement, son esprit tournait à toute vitesse. Elle connaissait bien les légendes qui entouraient Versailles, mais ce qu’elle venait de vivre ne ressemblait pas à une simple mise en scène pour impressionner les visiteurs. Elle scruta à nouveau le miroir, espérant y retrouver un indice, mais tout semblait avoir repris un aspect immaculé et normal.
Elle nota rapidement dans son carnet : *Galerie des Glaces. Souffle glacé. Murmure. Ombre dans le reflet ? Surnaturel ?*
En quittant la galerie, elle sentit une tension la suivre, un sentiment persistant d’être observée. Elle prit un moment pour se calmer une fois dehors, laissant l’air frais lui redonner contenance. Pourtant, l’idée d’un lien entre ces phénomènes et les histoires mystérieuses du palais commençait déjà à germer.
Installée dans un café à proximité du palais, un café noir fumant devant elle, Anna relut ses notes. Son regard s’arrêta sur un nom qu’elle avait déjà croisé dans ses recherches : la légende de la chambre secrète. Ce mythe contait l’existence d’une pièce dissimulée dans les entrailles de Versailles, utilisée pour des rituels occultes à l’époque de Louis XIV. Des passages cachés, des complots aristocratiques, et même une société secrète moderne y étaient souvent évoqués. Ce folklore avait toujours attiré son attention, mais aujourd’hui, il semblait résonner différemment.
*Peut-être que ce n’était pas une coïncidence,* se dit-elle en ouvrant son téléphone. Elle composa le numéro d’un contact recommandé par un collègue : Arnaud Duval, archiviste au palais.
Après quelques sonneries, une voix grave répondit. "Allô ?"
"Bonjour, Monsieur Duval. Anna Lafont. Nous avons échangé par e-mail la semaine dernière."
"Ah, oui. La journaliste, c’est bien cela ?" répondit-il, sa voix teintée de méfiance.
"Exactement. Je travaille sur un projet concernant les mystères de Versailles. J’aimerais vraiment discuter avec vous d’une légende particulière, celle de la chambre secrète. Et, peut-être, consulter quelques archives liées."
Un silence s’installa. Anna devina une réticence derrière ce mutisme.
"Madame Lafont," reprit-il enfin avec froideur, "je crains que vous ne perdiez votre temps avec ces histoires. Ce ne sont rien de plus que des fictions, des récits inventés pour séduire les crédules."
"Peut-être," concéda Anna en ajustant son ton, "mais je suis certaine que même les légendes naissent de faits réels. Et qui mieux que vous pour m’aider à distinguer le vrai du faux ?"
Un léger soupir traversa la ligne. "Et si je vous disais que je n’ai aucune patience pour les spéculations fantaisistes ?"
"Alors je vous répondrais que je ne suis pas là pour spéculer, mais pour comprendre," répliqua-t-elle avec calme, mais fermeté.
Un autre moment de silence, puis une réponse cinglante : "Très bien. Passez demain matin à la Bibliothèque des Archives. Mais je vous préviens, je suis un homme de faits, pas de contes de fées."
Anna esquissa un sourire triomphant en raccrochant. Peu importait son scepticisme ; elle tenait une piste. Les murmures et les reflets n’étaient peut-être qu’un début, mais elle sentait que cette enquête la mènerait bien au-delà de simples légendes.