Chapitre 2 — Une alliance improbable
Anna Lafont
Anna pénétra dans la Bibliothèque des Archives avec la sensation d’entrer dans un sanctuaire, où le poids du passé semblait presque palpable. Le contraste avec la splendeur éblouissante de la Galerie des Glaces était frappant. Ici, l’atmosphère était feutrée, presque austère. Les rangées infinies de livres et de dossiers reliés en cuir formaient des murs imposants qui semblaient l’observer, silencieux témoins des siècles d’histoire enfermés dans leurs pages. L’air sentait le parchemin ancien et l’encre, une odeur à la fois réconfortante et intimidante, comme si l’endroit exigeait un respect absolu.
Elle resserra sa prise sur son carnet de notes, ses talons résonnant doucement sur le parquet ciré. Son regard glissa sur les détails : une lampe en bronze d’époque diffusant une lumière tamisée, la reliure ornée d’un livre posé sur une étagère proche, les minuscules particules de poussière dansant dans la lumière. Une étrange tension monta en elle, mélange d’excitation et d’appréhension.
Derrière un bureau massif, un homme grand et mince, vêtu d’une chemise ajustée et d’une veste en tweed, émergea de l’ombre. Ses lunettes aux montures fines reflétaient la lumière, et son regard attentif semblait l’évaluer d’emblée.
"Anna Lafont, je présume ?" Sa voix était aussi grave et posée qu’au téléphone, mais une nuance d’impatience s’y glissait.
"Oui, c’est moi," répondit-elle, s’efforçant d’adopter une expression amicale. "Merci de m’accorder un peu de votre temps, monsieur Duval."
Arnaud Duval hocha la tête sans sourire, ajustant ses lunettes. "Veuillez me suivre," dit-il simplement, avant de se retourner pour marcher vers une table de lecture isolée, au fond de la pièce.
Anna le suivit, notant sa démarche assurée et l’aura de rigueur qui émanait de lui. Lorsqu’ils atteignirent la table, il tira une chaise pour elle avec une politesse mesurée avant de s’asseoir en face. Un dossier déjà ouvert attendait sur la table.
"Je vous préviens," commença-t-il, les doigts croisés sous son menton, "je ne suis pas là pour alimenter vos fantasmes ou vos histoires sensationnalistes. Je vous ai accordé ce rendez-vous uniquement parce que votre collègue m’a recommandé et que je respecte son jugement."
Anna haussa un sourcil, mais conserva son calme. "Je ne suis pas ici pour des histoires sensationnalistes, monsieur Duval. Mon objectif est de comprendre et de démêler ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas. Et, soyons honnêtes, qui pourrait mieux m’aider que vous ?"
Arnaud la fixa un moment, comme pour jauger sa sincérité. Puis, d’un geste lent, il ouvrit le dossier devant lui. "Très bien. Sur quoi portera votre enquête ?"
Anna sortit son propre carnet, le plaçant soigneusement sur la table. "Je m’intéresse particulièrement à la légende de la chambre secrète de Versailles. J’ai croisé plusieurs mentions de ce mythe dans mes recherches. Et hier, dans la Galerie des Glaces, j’ai ressenti…" Elle hésita, cherchant les bons mots. "…quelque chose d’inhabituel. Je pense qu’il pourrait y avoir des faits historiques liés à cette légende."
Un soupir discret échappa à Arnaud, qui referma brièvement les yeux comme pour contenir une irritation naissante. "La chambre secrète, vraiment ?" murmura-t-il d’un ton sceptique, un soupçon de sarcasme filtrant dans sa voix.
"Écoutez," intervint Anna, se penchant légèrement en avant. "Je comprends votre réticence. C’est une histoire qui frôle le folklore. Mais vous savez aussi bien que moi que les légendes naissent rarement du néant. Il doit y avoir un point de départ, un fragment de vérité quelque part. Et c’est cela que je cherche."
Arnaud demeura silencieux un instant, avant de poser l’une de ses mains sur le dossier. "Très bien. Il existe effectivement des documents qui mentionnent des pièces secrètes ou oubliées dans le palais. Mais rien de concret sur une ‘chambre secrète’. Juste des spéculations, des allusions."
"Et ces documents, je peux les consulter ?" demanda Anna, son excitation montant d’un cran.
"Certains, oui," admit-il. "Mais je doute que vous trouviez ce que vous cherchez. Les archives ne sont pas un terrain propice aux illuminations soudaines. Elles demandent patience, persévérance et rigueur."
Anna esquissa un mince sourire. "Heureusement, je suis assez tenace."
Arnaud inclina légèrement la tête, un sourire presque imperceptible effleurant ses lèvres avant qu’il ne reprenne son expression neutre. "Bien. Alors, commençons."
Il ouvrit le dossier et en tira une feuille jaunie par le temps. "Voici une lettre datée de 1695, écrite par un certain Jean-Baptiste Delacroix, un architecte ayant travaillé à Versailles. Elle mentionne une ‘chambre de Saturne’, mais sans plus de détails. Ce terme revient dans quelques autres documents, mais jamais clairement expliqué."
Anna attrapa la feuille avec précaution, ses doigts effleurant le papier fragile. Les lignes manuscrites se dessinaient en une calligraphie élégante mais difficile à déchiffrer. Elle sentit un frisson la parcourir, comme si elle touchait un fragment oublié de l’histoire. "Chambre de Saturne…" murmura-t-elle. "Cela pourrait être un nom de code, non ?"
Arnaud haussa un sourcil. "C’est une hypothèse. Mais sans davantage de contexte, cela reste une conjecture."
Anna parcourut la lettre du regard, son esprit déjà en ébullition. Elle était sur une piste, même si elle ne savait pas encore où elle menait. "Et que savons-nous de cet architecte ? Delacroix ?"
"Peu de choses," répondit Arnaud en feuilletant quelques autres documents. "Il n’était pas très connu en son temps. Ses contributions au palais semblent mineures, mais il a laissé plusieurs notes curieuses. Certaines mentionnent des espaces dissimulés dans les fondations du palais."
Anna se redressa légèrement, son intérêt piqué. "Des espaces dissimulés ? Vous voulez dire, des passages secrets ?"
Arnaud hocha lentement la tête. "C’est possible. Mais ces annotations sont vagues et incomplètes. Elles ne prouvent rien de concret."
"Et si elles étaient délibérément incomplètes ?" suggéra Anna, une lueur d’excitation dans les yeux. "Si Delacroix voulait dissimuler quelque chose ?"
Arnaud la dévisagea, ses yeux bruns plissés derrière ses lunettes. "Vous avez une imagination fertile, madame Lafont. Mais encore une fois, je suis ici pour les faits, pas les fictions."
Anna lui rendit son regard, un sourire en coin sur les lèvres. "Alors aidons-nous mutuellement à trouver des faits. Et qui sait ? Peut-être que même vous finirez par être surpris."
Arnaud ne répondit pas immédiatement, mais elle remarqua une étincelle de curiosité dans ses yeux, bien qu’il s’efforçât de la dissimuler. Il referma le dossier avec soin, comme pour marquer la fin de cette première entrevue. "Si vous êtes sérieuse dans votre démarche, nous pourrons poursuivre cette recherche ensemble. Mais je vous préviens, je n’ai aucune patience pour les approximations ou les intuitions non fondées."
"Entendu," répondit Anna avec un sourire confiant. "J’apporterai les intuitions, vous apporterez les faits. Nous ferons une excellente équipe."
Arnaud fronça légèrement les sourcils, mais une ombre de sourire effleura ses lèvres. "Nous verrons."
Alors qu’ils quittaient la table, Anna sentit une étrange énergie l’envahir. Entre les lignes manuscrites, les mentions cryptiques et la tension intellectuelle avec Arnaud, elle avait l’impression d’être sur le point de mettre au jour quelque chose de beaucoup plus grand qu’elle ne l’avait imaginé.
Elle serra son carnet contre elle, ses pensées déjà tournées vers la mystérieuse ‘chambre de Saturne’. Il y avait un secret enfoui quelque part dans les pierres anciennes de Versailles, et elle était déterminée à le découvrir.