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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 1Prologue : Réflexions sur l'ambition et le désenchantement


Le bureau était un chaos de contradictions, à l’image de son occupant. Des livres aux reliures fendues et aux pages tachées de café vacillaient en piles désordonnées, leurs titres formant un éventail éclectique de théorie littéraire, de philosophie et de traités politiques. Des copies à moitié corrigées et d’autres abandonnées jonchaient le bureau, leurs marges couvertes de l’écriture anguleuse et inclinée de Julian. Une tasse cabossée était à moitié dissimulée sous une pile de notes, son café refroidi depuis longtemps. L'air portait une légère odeur d'encre et de poussière, mêlée à l’acidité du café oublié. Dehors, le vent de la fin de l’automne faisait vibrer la vitre étroite, projetant les ombres des branches décharnées des arbres sur les murs, telles des silhouettes fracturées.

Le Dr Julian Cross s’appuya contre le dossier de sa vieille chaise pivotante, dont les ressorts grincèrent en protestation, et se massa les tempes. Ses cheveux poivre et sel tombaient sur ses yeux, mais il ne prit pas la peine de les repousser. Son attention était fixée sur l’essai posé sur ses genoux, ses pages déjà hérissées d’annotations. Les mots étaient denses, les arguments précis, mais ce n’était pas le contenu seul qui le captivait. C’était la voix qui en émanait — vive, interrogative, indéniablement vivante.

« Alexandra Harper », murmura-t-il, sa voix à peine audible par-dessus le grincement de la chaise. Le nom était tranchant, à l’image de leurs débats. Infatigable.

L’essai était brillant, bien que marqué par les défauts inhérents à toute forme de génie : ambitieux à l’excès, frôlant les limites de la démesure. Mais c’était le genre de démesure que Julian admirait, celui qui révélait une personne prête à se heurter aux murs de ses propres limites pour voir ce qui pourrait céder. Il passa un doigt sur une de ses notes marginales — « Poussez cela plus loin. Pourquoi s’arrêter ici ? » — et ressentit une pointe de quelque chose qu’il ne parvenait pas tout à fait à nommer. Fierté ? Envie ? Regret ?

Il posa l’essai et tendit la main vers son stylo-plume, dont les accents argentés capturaient la lumière tamisée de la lampe de bureau. Le stylo était frais et lourd dans sa main, un cadeau d’un mentor disparu depuis longtemps. On le lui avait offert lorsqu’il avait à peu près l’âge d’Alex, à une époque où il croyait encore que les bons mots, écrits avec le bon instrument, pouvaient changer le monde. Il le fit tourner entre ses doigts, ses pensées dérivant vers cette version plus jeune de lui-même, idéaliste et inébranlable.

Autrefois, il avait été comme Alex — avide, idéaliste, débordant de la conviction que l’académie pouvait être une force de changement. Il se souvenait de cette flamme qui l’avait poussé à donner cette conférence controversée des années auparavant, celle qui avait lancé sa carrière tout en aliénant la moitié de ses collègues. À cette époque, il croyait que les idées comptaient plus que la politique, que la vérité pouvait percer à travers le vacarme si elle était maniée avec assez de précision.

Aujourd’hui, il n’en était plus si sûr. Son bureau était loin des sanctuaires impeccables de ses premiers mentors. Le désordre n’était pas seulement physique ; il reflétait les compromis et les doutes accumulés au fil des ans. Le stylo dans sa main semblait plus lourd qu’autrefois, comme un vestige d’une période où il pensait que clarté et conviction pouvaient tout réparer.

Le coup frappé à la porte le fit sursauter, et il laissa tomber le stylo, dont la plume traça une petite comète noire sur le bord d’un papier épars. Il jeta un coup d’œil à l’horloge — 21 h 47. Trop tard pour des étudiants, trop tôt pour les agents d’entretien. Le coup ne se fit pas entendre une deuxième fois, mais le silence qui suivit semblait plus pesant que l’interruption elle-même, s’insinuant dans la pièce comme une question sans réponse.

Avec un soupir, Julian se pencha pour ramasser le stylo, ses pensées revenant à l’essai. Les phrases d’Alex étaient maladroites mais furieusement honnêtes, une écriture qui lui faisait ressentir une douleur qu’il ne pouvait expliquer. Ce n’étaient pas seulement les idées — c’était la vulnérabilité qu’elles exprimaient, la sensation de quelqu’un luttant avec les mêmes questions qui l’avaient un jour consumé. Une pointe d’hésitation traversa son esprit, une prise de conscience que son admiration pour le talent d’Alex comportait une certaine complexité éthique.

Il referma le stylo et le posa sur le bureau, à côté de l’essai. Pendant un instant, il envisagea d’écrire une note à Alex, quelque chose d’encourageant mais mesuré. Au lieu de cela, il fixa la pile de copies non corrigées et laissa cette pensée se dissoudre dans le désordre.

De l’autre côté du campus, dans l’atmosphère feutrée de la bibliothèque Ivy Hall, Alex Harper était penché sur une table, son carnet ouvert devant lui. Les plafonds voûtés et les vitraux de la bibliothèque dominaient la pièce, projetant des motifs complexes d’ombres cramoisies et azur, à la fois magnifiques et fragiles. Le bourdonnement discret des lumières fluorescentes flottait en arrière-plan, un son si constant qu’il faisait partie de l’air ambiant.

Les doigts d’Alex étaient tachés d’encre, et ses lunettes rondes avaient de nouveau glissé sur son nez. Il les remonta distraitement, son regard fixé sur les pages de son carnet. C’était un fouillis chaotique de notes et de questions, certains passages soulignés avec une telle insistance que la plume avait failli percer le papier. Des marque-pages multicolores dépassaient des bords, leur placement suivant un code qu’Alex seul pouvait comprendre.

Au centre du chaos se trouvait l’écriture de Julian, disséminée dans les marges des brouillons d’essai qu’il avait collés dans le carnet. Ses commentaires étaient précis, incisifs et parfois cinglants, mais Alex en était venu à les rechercher malgré tout.

« Poussez cela plus loin. Pourquoi s’arrêter ici ? »

La phrase leur renvoyait leur reflet, à mi-chemin entre défi et réprimande. Alex mordit l’intérieur de sa joue, son stylo suspendu au-dessus de la page. Ils voulaient aller plus loin. Ils voulaient faire leurs preuves. Mais le poids de leurs propres doutes leur oppressait la cage thoracique, les empêchant presque de respirer. Un souvenir refit surface — debout dans le garage familial, l’odeur d’huile moteur imprégnant l’air tandis que leur père essuyait la graisse de ses mains et demandait : « Tu es sûr de ce truc d’université ? » Ils avaient hoché la tête à l’époque, déterminés, mais à présent cette détermination semblait fragile, tenue ensemble par des doigts tachés d’encre et un courage emprunté.

Ils jetèrent un coup d’œil autour de la bibliothèque, s’attendant presque à ce qu’on les observe, bien que la pièce soit quasiment vide.Quelques étudiants somnolents traînaient à des tables voisines, leurs ordinateurs portables diffusant une lueur douce dans l’éclairage tamisé. Un agent d’entretien se déplaçait discrètement entre les rayonnages, son chariot émettant un léger grincement à chaque pas.

Alex tourna le carnet, ouvrant une page vierge. Le stylo dans leur main était bon marché, son encre avait tendance à baver, mais il leur semblait familier, d’une manière que le stylo-plume raffiné de Julian ne pourrait jamais égaler. Ils commencèrent à écrire, leur écriture petite et pressée, comme s’ils essayaient de disparaître, même sur le papier.

« Pourquoi s’arrêter ici ? » écrivirent-ils, soulignant la question à deux reprises. Ces mots semblaient être un défi, bien qu’ils ne sachent pas si c’était Julian qui les provoquait ou eux-mêmes.

La vérité, pensa Alex, c’était qu’ils avaient peur de ce qui pourrait arriver s’ils ne s’arrêtaient pas. S’ils allaient trop loin, s’ils visaient trop haut, s’ils tentaient trop fort d’appartenir à un monde qui semblait déterminé à leur rappeler qu’ils n’étaient pas à leur place. La bourse qui leur avait permis d’être ici était une bouée de sauvetage, mais elle était aussi une chaîne, se resserrant à chaque rappel de ce qu’ils devaient, de ce qu’ils risquaient de perdre.

Un moment, leurs yeux se levèrent vers les vitraux. Les motifs complexes semblaient scintiller dans la lumière diffuse, comme un reflet de tout ce qu’Alex ressentait au sujet de leur place dans cette institution. La tentation était grande, l’espace d’un instant fugace, d’imaginer s’échapper, briser le verre et observer les éclats tomber autour d’eux.

Mais cette pensée disparut aussi vite qu’elle était venue, et Alex secoua la tête, embarrassé par leur propre mélodrame. Ils refermèrent le carnet et s’appuyèrent contre le dossier de la chaise, levant une dernière fois les yeux vers les fenêtres. La grandeur de la bibliothèque, son histoire et son poids, étaient à la fois inspirants et oppressants — un rappel du chemin parcouru et de la fragilité de leur situation.

Lorsqu’ils se levèrent finalement, le carnet soigneusement rangé dans leur sac, ils quittèrent la bibliothèque sans se retourner.

La rivière qui serpentait à la lisière du campus scintillait faiblement sous la lumière de la lune, sa surface ondulant sous l’effet du vent. Alex marchait le long du chemin qui suivait sa courbe, leurs pas lents et réfléchis. L’air était froid, mordant leurs joues, et le craquement des feuilles sous leurs pieds se mêlait au flux régulier de l’eau. Cela leur rappelait l’inéluctabilité du changement, la manière dont même les traditions les plus enracinées pouvaient s’éroder avec le temps.

Quelque part derrière eux, dans son bureau encombré, Julian était assis, fixant l’essai qu’il ne pouvait se résoudre à oublier. Et quelque part devant eux, au-delà du méandre de la rivière, se trouvait le lien qui allait les transformer tous deux d’une manière qu’ils ne pouvaient encore imaginer.