Chapitre 3 — Poèmes Cachés
Élio
La pluie avait repris, fine mais tenace, tapissant les pavés d'une lueur scintillante sous les réverbères. Derrière la vitrine de « L’Encre Vagabonde », Élio observait distraitement les passants défiler sous leurs parapluies. Certains se hâtaient, d'autres traînaient, mais tous semblaient absorbés par leur propre monde. Cette indifférence à son égard lui convenait parfaitement. Il aimait la solitude de la librairie, ce refuge silencieux contre les bruits du dehors et ceux, plus sourds, qui habitaient son esprit.
Le vieux plancher craqua alors qu’il se déplaçait entre les rayonnages. Sa routine avait quelque chose de réconfortant : ranger les piles de livres, épousseter les reliures oubliées, allumer la petite radio qui diffusait un murmure de piano en arrière-plan. Pourtant, ce soir-là, une agitation sourde l’empêchait de trouver le même apaisement.
Il posa un recueil de Baudelaire sur une pile bancale et sortit un carnet noir de la poche intérieure de sa veste. Les pages étaient fatiguées, certaines cornées, d’autres tachées d’encre. C’était son sanctuaire, un espace où il versait ses pensées dans une langue qu’il n’osait jamais partager. Ses doigts effleurèrent la dernière page écrite, où les mots étaient griffonnés avec une intensité presque violente.
*"L’écho fragile des jours absents,
Un murmure dans la gorge du silence."*
Son regard parcourut les mots, mais ils semblaient étrangers, comme s’ils appartenaient à une version de lui-même qu’il ne reconnaissait plus. Son stylo hésita au-dessus de la page vierge suivante, mais aucune phrase ne vint. Il referma le carnet avec un soupir frustré et le glissa dans la poche.
Les poèmes d’Élio, il les cachait. Pas seulement dans son carnet, mais dans les recoins de la librairie. Entre les pages des livres, comme des messages secrets pour ceux qui les trouveraient. Ce n’était pas un acte de courage, mais un compromis : une façon de libérer ses mots sans avoir à affronter le regard d’autrui. Peut-être que cette idée d’être découvert par hasard rendait ses vers plus légers, moins oppressants. Un pont qu’il tendait inconsciemment vers un inconnu qui, un jour, les lirait.
La clochette de la porte le sortit de ses pensées. Il redressa la tête, surpris de voir Lili se tenir là, trempée malgré son manteau et son écharpe. Elle semblait hésitante, comme si elle regrettait déjà d’être entrée.
« Vous allez finir par me faire croire que cette librairie est votre deuxième maison, » lança-t-il avec un sourire en coin, espérant dissiper son malaise.
Lili ne répondit pas tout de suite. Ses yeux parcouraient la pièce à la recherche d’un point d’ancrage. Finalement, elle haussa légèrement les épaules. « Peut-être… » murmura-t-elle, presque pour elle-même.
Élio l’observa discrètement. Il y avait quelque chose chez elle, ce mélange de fragilité et de détermination silencieuse, qui lui rappelait une toile suspendue entre deux états – prête à se déchirer ou à capturer la lumière. Il n’insista pas et retourna à l’ouvrage qu’il feignait de ranger.
Lili errait entre les étagères, ses doigts effleurant les dos des livres sans en sortir un seul. Elle semblait chercher quelque chose sans savoir quoi, et Élio se surprit à vouloir lui offrir un guide, une carte vers l’invisible.
Après un moment de silence, il brisa la distance. « Alors, une soirée poésie ou prose, ce soir ? »
Elle releva la tête, surprise. Son regard était distant, mais un léger sourire flotta brièvement sur ses lèvres. « Je ne sais pas… peut-être rien du tout. »
Il hocha doucement la tête. « Parfois, c’est mieux que tout. »
Elle parut troublée par sa réponse, mais ne dit rien. Il retourna derrière le comptoir, laissant ses propres pensées dériver. Il se demandait ce qu’elle fuyait – il l’avait deviné dès leur première rencontre. Les traces de peinture sur ses doigts, la manière dont elle évitait de parler de choses personnelles, tout cela parlait d’une lutte qu’il connaissait bien, même si elle se manifestait différemment chez lui.
Lorsqu’elle s’approcha du comptoir, ils échangèrent un regard furtif, comme un accord tacite de ne pas poser de questions trop lourdes. Élio glissa un livre dans un sac en papier brun, marquant une pause avant de dire : « Revenez quand vous voulez. La maison est accueillante, même quand elle est vide. »
Lili hocha la tête et disparut dans la nuit.
La librairie retrouva son silence habituel, mais Élio sentit une tension étrange dans l’air. Il ouvrit le carnet noir et écrivit rapidement quelques lignes, comme s’il devait capturer une pensée éphémère avant qu’elle ne disparaisse :
*"Les ombres glissent sous la pluie,
Leurs pas résonnent dans des lieux que je ne connais pas.
Mais si elles s’arrêtent un instant,
Peut-être que l’écho reste."*
Il arracha la page avec précaution et se dirigea vers une étagère. Ses doigts trouvèrent rapidement un exemplaire usé des *Fleurs du Mal*. Il glissa la feuille entre les pages, un sourire amer effleurant ses lèvres.
La clochette retentit à nouveau, et cette fois, ce n’était pas Lili. Un client régulier entra, saluant brièvement avant de se plonger dans les rayons. Élio se replongea dans sa routine, mais son esprit restait agité. Il pensait à Lili, à ces silences qui semblaient dire plus que ses mots. Peut-être voyait-il en elle un miroir déformé de lui-même, une ombre portant d’autres blessures.
Quelques heures plus tard, la librairie était plongée dans la pénombre. Élio verrouilla la porte et enfila sa veste. Il déambula dans les rues, sans destination précise, laissant Paris guider ses pas.
Il se retrouva sur les quais de la Seine, où les lumières des réverbères dansaient sur l’eau sombre. Le fleuve semblait vivant, portant les rêves et les regrets de la ville entière. Élio s’assit sur un banc, ouvrit son carnet et, cette fois, trouva un étrange réconfort dans les mots qui coulaient librement.
Une silhouette attira son attention. Lili, à quelques mètres de lui, observait la Seine, son visage à moitié caché par son écharpe. Il hésita un instant avant de l’appeler doucement :
« Les poètes de la nuit se croisent, on dirait. »
Elle sursauta légèrement avant de tourner la tête. En le reconnaissant, son expression changea, mêlant surprise et soulagement. Elle s’approcha lentement et s’assit à côté de lui, gardant une certaine distance, comme si elle ne voulait pas rompre l’équilibre fragile de leur rencontre.
« Vous écrivez ? » demanda-t-elle, les yeux posés sur son carnet.
Élio referma le carnet avec un sourire ironique. « Juste quelques pensées. Rien qui mérite d’être lu. »
Lili sembla hésiter. « Pourquoi les cacher, alors ? »
Il haussa les épaules. « Peut-être que je préfère qu’on les trouve par hasard. Ça semble moins… direct. »
Elle observa l’eau, pensive. « Peut-être que c’est une façon d’être entendu sans avoir à parler. »
Il la regarda, surpris. Cette réflexion, si proche de ce qu’il ressentait, l’ébranla légèrement. Il esquissa un sourire. « Oui, quelque chose comme ça. »
Après un moment de silence, il demanda doucement : « Et vous ? Vous peignez encore ? »
Lili baissa la tête, jouant avec l’extrémité de son écharpe. « Pas vraiment. »
Élio hocha la tête, respectant son silence. Mais avant qu’ils ne se quittent, il glissa une phrase, presque imperceptible : « Peut-être que la peinture, comme les mots, n’a pas besoin d’être parfaite. Elle a juste besoin d’exister. »
Lili leva les yeux vers lui, et pour la première fois, il crut voir une étincelle dans son regard.
Ils restèrent là, deux âmes perdues sous le ciel de Paris, laissant la Seine porter leurs pensées.