Chapitre 2 — Reflets dans la Vitrine
Lili
La lumière du matin pénétrait à travers les rideaux à moitié tirés du studio de Lili, mais elle semblait buter contre une barrière invisible avant d'atteindre son cœur. Assise à sa petite table, une tasse de thé refroidi à sa droite, ses doigts effleuraient distraitement la tranche du recueil de poésie qu'elle avait choisi la veille à « L’Encre Vagabonde ». Bien que le livre soit ouvert devant elle, ses yeux fixaient la page sans réellement lire, comme si les mots refusaient de lui parler. La pluie avait cessé pendant la nuit, mais les rues en contrebas luisaient encore d’humidité sous un ciel de la même teinte que ses pensées.
Une phrase, pourtant simple, finit par se détacher des autres : *« L’absence n’est pas un vide, mais une empreinte. »* Ses lèvres tremblèrent légèrement, comme si ces mots avaient effleuré une plaie encore ouverte. Instinctivement, elle referma le livre avec brusquerie, le bruit sec résonnant dans la pièce vide. Le silence qui suivit fut assourdissant.
Son regard se tourna vers la toile vierge appuyée contre le mur. Une légère odeur de peinture, émanant de pots laissés ouverts, flottait dans l’air, mêlée à celle de l’humidité imprégnant les murs fatigués du bâtiment. La toile semblait la fixer en retour, comme une promesse tacite qu’elle n’était pas encore prête à honorer. Une tension familière lui serra l’estomac, lourde et paralysante.
D’un geste soudain, comme pour échapper à cette immobilité oppressante, Lili se leva, attrapa son manteau et son écharpe, et sortit rapidement. À peine avait-elle fermé la porte derrière elle qu’elle se sentit légèrement plus libre, même si le poids de ses pensées restait présent.
Dehors, les rues de Paris étaient vivantes malgré la grisaille. Les passants se précipitaient sous des parapluies, absorbés dans leurs propres mondes, indifférents à la mélancolie qui imprégnait les pavés mouillés. Lili marcha au hasard, ses pas la guidant sans qu’elle en prenne conscience à travers des ruelles étroites et familières. Elle s’efforçait de ne pas penser à Clara, mais l’empreinte laissée par cette absence semblait l’accompagner, tapie dans les ombres des façades haussmanniennes.
À mesure qu’elle se rapprochait de la librairie, une hésitation monta en elle. Elle savait qu’y entrer signifiait s’exposer à quelque chose qu’elle ne pouvait nommer, peut-être même affronter des parts d’elle-même qu’elle préférait ignorer. Mais l’idée de faire demi-tour lui semblait encore plus insupportable.
Arrivée devant la vitrine de « L’Encre Vagabonde », Lili ralentit. Le chat noir qu’elle avait remarqué la veille était toujours là, lové sur une pile de livres avec une nonchalance presque insolente. Ses yeux mi-clos semblaient moquer l’agitation extérieure. Derrière la vitre embuée, elle aperçut Élio, penché au-dessus d’une pile d’ouvrages qu’il s’efforçait de ranger avec une méthode apparente, bien que l’ensemble restât chaotique.
Elle hésita, fixant son propre reflet dans la vitre. Son image floue, partiellement masquée par la condensation, lui parut étrangère, comme si une autre version d’elle-même l’observait. Enfin, elle poussa la porte, le tintement de la clochette brisant le silence de ses pensées.
Élio leva les yeux à son entrée. Un sourire subtil, teinté d’ironie mais étrangement chaleureux, se dessina sur son visage.
« Vous êtes de retour, » dit-il en posant un livre sur la pile devant lui. « Mauvais choix hier soir ? »
Lili secoua la tête, serrant son écharpe autour de son cou comme un bouclier. « Non… le livre est bien. »
Ses yeux balayèrent rapidement la pièce, évitant de croiser les siens. L’odeur de papier jauni et de bois ciré, familière et réconfortante, semblait apaiser légèrement la tension en elle.
Élio s’appuya contre le comptoir, croisant les bras. « Alors, qu’est-ce qui vous ramène ici ? Vous cherchez un livre, ou vous cherchez à fuir quelque chose ? »
La question, posée avec une légèreté déconcertante, prit Lili au dépourvu. Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais aucun mot ne vint. Élio sembla anticiper son silence et haussa légèrement les épaules avant de disparaître dans une allée de livres.
Lili erra entre les étagères, ses doigts effleurant les dos des ouvrages. Un titre attira brièvement son attention : *« Les Marées Invisibles »*. Elle s’arrêta un instant, troublée par une résonance implicite entre ces mots et ses propres émotions, mais se força à détourner les yeux. Les livres semblaient danser sous ses doigts, mais elle n’en saisit aucun.
Peu après, Élio réapparut. Il tenait un recueil de poésie dans ses mains, sa couverture usée témoignant de son âge.
« Celui-ci. » Il tendit le livre à Lili. « Rilke. C’est intense, mais honnête. »
Lili hésita, ses doigts tremblant légèrement lorsqu’elle toucha la couverture.
« Merci, » murmura-t-elle.
Élio l’observa un instant, puis baissa les yeux. « Vous avez de la peinture sur les mains, » remarqua-t-il d’un ton neutre.
Lili baissa les yeux sur ses doigts. Machinalement, elle frotta ses mains contre son manteau, comme pour effacer les traces. « Oh… oui, » répondit-elle d’une voix incertaine.
« Vous peignez ? » demanda-t-il, son ton curieux mais non insistant.
Elle ouvrit la bouche, mais les mots restèrent coincés. Elle hocha simplement la tête, incapable de soutenir son regard.
Élio ne posa pas d’autres questions. Il retourna derrière le comptoir et enregistra son achat. Tandis qu’il glissait le livre dans un sac en papier brun, il ajouta d’un ton presque nonchalant : « Peindre, c’est comme écrire. Parfois, on bloque. Mais au moins, on peut toujours recommencer. »
Lili sentit ses joues s’échauffer, mais resta silencieuse. Elle prit le sac qu’il lui tendait et fit un pas vers la porte.
« Revenez si vous avez besoin d’autre chose, ou si Rilke vous ennuie, » dit-il avec un sourire en coin.
Elle hocha la tête, sortant rapidement avant que son hésitation ne la trahisse.
De retour dans son studio, Lili posa le livre sur la table et balaya la pièce du regard. Son regard s’arrêta sur une toile abandonnée dans un coin, ses bords gondolés à cause de l’humidité. Elle s’approcha et saisit un pinceau, le tenant un instant entre ses doigts tremblants.
Elle plongea le pinceau dans la peinture et traça une ligne hésitante sur la toile. Ce n’était qu’une ligne, irrégulière et sans forme, mais c’était un début.
Elle recula, observant la marque. Une peur irrationnelle monta en elle, une peur de détruire quelque chose qui n’existait pas encore. Elle abandonna le pinceau et se laissa tomber sur le lit, le souffle court.
Dehors, la pluie reprenait, tambourinant doucement contre les fenêtres. Bien qu’elle n’ait pas réussi à peindre davantage, quelque chose en elle semblait légèrement différent. Peut-être que cette unique ligne contenait déjà une promesse.
Elle ferma les yeux, laissant le son de la pluie apaiser son esprit. Sur la table, le livre de Rilke reposait, ouvert sur les mots qu’elle relirait probablement encore et encore : *« Cherche, non pas l’achèvement, mais l’élan. L’œuvre inachevée vit plus fort que la parfaite, car elle continue de rêver. »*
Un écho des paroles d’Élio résonna dans son esprit : « Au moins, on peut toujours recommencer. » Peut-être qu’il avait raison.