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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 1L'écho d'une lettre


Anne Delacourt

Le tic-tac doux mais implacable de l’horloge à pendule résonnait dans la pénombre de l’appartement. Anne poussa la porte avec une précision presque mécanique, son sac à main glissant le long de son avant-bras jusqu’à se poser sur la petite table d’entrée. La lumière du couloir, tamisée par un abat-jour en tissu, accentuait les ombres des bibliothèques qui montaient jusqu’au plafond. Elle retira son manteau en laine, humide de la bruine parisienne, le suspendit au porte-manteau et attrapa machinalement le courrier posé sur la console.

Des factures, des invitations académiques, un exemplaire de la dernière édition de la Revue Philosophique — rien de surprenant. Pourtant, son geste se figea lorsqu’elle tira une enveloppe à la texture inhabituelle. Pas d’expéditeur, mais l’écriture manuscrite sur le devant lui fit l’effet d’un coup de poignard : « Pour Anne Delacourt ». Une écriture qu’elle connaissait par cœur. Ses doigts s’immobilisèrent. Pendant un instant, le silence dans l’appartement sembla plus dense, comme si le tic-tac de l’horloge s’était suspendu.

Ses doigts tremblaient légèrement lorsqu’elle ouvrit l’enveloppe. Le papier, jauni sur les bords, portait une odeur vague et familière — un mélange de vieux bois et d’encre. Elle déplia la feuille avec une lenteur presque cérémonielle, son regard accroché aux mots tracés à l’encre noire :

« Anne,

Tu ne te souviendras peut-être pas de tout, mais je sais que tu te rappelleras assez. Nous seules partageons ces souvenirs. Il est temps.

Sophie. »

Sophie. Ce prénom résonna en elle comme un écho venu d’un autre temps. Sa sœur, disparue en 1944. Officiellement morte. Anne cligna des yeux, relut la lettre encore et encore, comme pour y déceler une faille, une supercherie. Mais l’écriture, penchée et élégante, était indéniablement celle de Sophie. L’encre semblait récente, peut-être quelques jours seulement. Alors, comment… ?

L’angoisse surgit, brutale, presque suffocante. Elle porta une main à son poignet gauche, effleurant machinalement la fine cicatrice qui le traversait. Une blessure qu’elle n’expliquait jamais. Et si cette lettre était réelle ? Si Sophie était encore en vie ? Cette pensée, aussi déstabilisante qu’inimaginable, s’imposa à elle avec une intensité vertigineuse.

Anne s’assit sur le canapé, son regard se posant sur le tiroir verrouillé de son bureau. Là, elle conservait les journaux intimes qu’elles avaient tenus ensemble, des fragments d’un passé qu’elle avait soigneusement scellé. Elle se leva, presque sans réfléchir, et traversa la pièce. La clé du tiroir pendait toujours à son trousseau. Ses mains tremblaient lorsqu’elle ouvrit le meuble, révélant deux carnets reliés de cuir, usés par les années mais soigneusement préservés.

Elle attrapa celui de Sophie. Une odeur de papier jauni et légèrement moisi s’éleva lorsqu’elle l’ouvrit. Ses doigts effleurèrent les premières pages, retrouvant des récits d’enfance : des après-midis dans le jardin familial, des secrets échangés sous l’arbre aux branches tortueuses, des symboles qu’elles inventaient pour communiquer en silence.

Puis elle s’arrêta net. Une série de pages manquaient. Arrachées proprement. L’angoisse grandit, se mêlant à une incrédulité sourde. Pourquoi ces pages avaient-elles disparu ? Qui aurait pu y toucher, et dans quel but ? Elle passa un doigt sur les bords irréguliers, comme pour en mesurer la perte. Une phrase surgit dans son esprit : « Ce que nous avons oublié peut nous sauver. » Ces mots, griffonnés sur une marge quelques pages plus loin, la firent frissonner. Avait-elle déjà lu cela avant aujourd’hui ? Ou bien était-ce un souvenir qui lui échappait encore ?

Anne se leva brusquement. Le crissement du cuir du carnet dans sa main ne parvenait pas à masquer le bruit sourd de son cœur battant dans ses tempes. Elle traversa le couloir jusqu’à une porte qu’elle n’avait pas ouverte depuis dix ans : la chambre de Sophie. Sa main resta suspendue sur la poignée, le souffle court. Elle hésita. Si elle ouvrait cette porte, elle ne pourrait plus revenir en arrière. « Sophie… », murmura-t-elle, comme si elle s’adressait à un spectre.

La poignée tourna. La porte grinça en s’ouvrant, libérant un souffle d’air stagnant. La chambre était figée dans le temps : le lit bordé avec soin, les rideaux tirés, la coiffeuse où reposaient encore quelques flacons vides et une brosse oubliée. Anne entra lentement, presque à pas de loup, effleurant les objets comme pour vérifier leur réalité. Tout semblait à la fois familier et étranger, comme un rêve oublié.

Elle ouvrit le tiroir de la table de chevet. À l’intérieur, une petite boîte en bois gravée d’un motif floral attira son attention. Cette boîte, elle s’en souvenait vaguement. Ses mains tremblantes soulevèrent le couvercle, libérant une odeur de lavande mêlée à celle du bois ancien. À l’intérieur, plusieurs objets étaient rangés avec soin : une broche, une photographie des deux sœurs souriantes, et une page déchirée. Elle la prit délicatement, son souffle s’arrêtant lorsqu’elle reconnut les mots tracés à l’encre noire :

« Anne,

Certains souvenirs doivent rester oubliés, mais si tu lis ceci, alors il est trop tard. Je suis désolée de t’avoir laissée seule. Cherche-moi là où le passé s’est brisé. »

L’air sembla se retirer de la pièce. Anne sentit un vertige la saisir. La phrase résonnait dans son esprit, s’insinuant dans chaque recoin de ses souvenirs. Un flot d’images surgit : le jardin de leur enfance, les bancs du parc où elles échangeaient des secrets, un rire qui s’effaçait dans l’obscurité. « Là où le passé s’est brisé. » Qu’est-ce que cela pouvait signifier ?

Elle referma doucement la boîte et quitta la chambre, laissant la porte entrebâillée pour la première fois en une décennie. Le tic-tac de l’horloge dans le salon semblait s’être accéléré, comme pour lui rappeler l’urgence de sa quête. Elle posa la lettre et la page déchirée sur la table basse et s’assit face à elles, son esprit déjà en ébullition. Sophie était-elle encore vivante ? Ou tout cela n'était-il qu'une illusion, un jeu cruel de sa mémoire ?

Ses yeux se posèrent sur une chaise près de la fenêtre. Elle se revit, des années plus tôt, accoudée à cette même chaise, écoutant Sophie parler de leurs rêves d’avenir. Cette maison, leur famille, tout semblait si distant maintenant, comme une autre vie. Mais quelque chose, un besoin profond et irrépressible, la poussait à avancer. Elle ne pouvait plus se contenter de rationaliser.

Elle attrapa un carnet vierge et se mit à écrire, notant chaque détail, chaque souvenir, chaque indice. « Ce que nous avons oublié peut nous sauver. » Ces mots tournaient en boucle dans son esprit. Quand elle releva la tête, l’aube pointait à travers les rideaux, teintant les murs d’un gris froid mais prometteur. Anne fixa la lettre et la page déchirée avec une détermination nouvelle. Sophie avait peut-être disparu, mais elle n’était pas partie sans laisser de traces. C’était à elle, maintenant, de les suivre.