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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 2Les ombres du passé


Anne Delacourt

Le parc s’étalait devant elle, enveloppé dans une brume fine qui floutait les contours des bancs et des arbres dénudés. L’hiver parisien semblait avoir figé l’endroit dans une mélancolie silencieuse, chaque souffle glacé s’insinuant jusqu’au cœur. Anne resta immobile près de l’entrée, les mains enfoncées dans ses poches, ses doigts engourdis par le froid. Elle scruta les allées désertes, comme si un fantôme du passé pouvait surgir à tout moment. Ce lieu, qu’elle avait évité depuis des années, semblait résonner d’une vie éteinte mais familière. Était-ce ici que « le passé s’était brisé » ? Ces mots de Sophie, inscrits dans le message cryptique, tournaient en boucle dans son esprit.

Elle inspira profondément avant de se mettre à marcher, ses bottines crissant doucement sur le gravier humide. Chaque pas semblait l’enfoncer un peu plus dans un territoire interdit, un sanctuaire de souvenirs qu’elle avait tenté d’oublier. Elle se souvenait des après-midi passés ici, à courir sous les arbres en riant avec Sophie, leurs jeux d’enfance émaillés de secrets et de complicité. Pourtant, quelque chose dans ces souvenirs restait obscur, comme un livre dont des pages cruciales avaient été arrachées. Elle ne parvenait pas à se souvenir du dernier jour qu’elles avaient passé ici ensemble. Pourquoi ce flou persistant ? Une légère nausée monta en elle tandis qu’elle effleurait ces bribes de mémoire.

Elle s’arrêta devant un banc familier, usé par le temps, sa surface striée de marques laissées par les années. Elle se pencha, plissant les yeux, et son cœur bondit lorsqu’elle distingua un symbole gravé sur le bois, presque effacé : un cercle entremêlé de deux lignes ondulantes. Leur symbole. Celui qu’elles utilisaient enfant pour communiquer secrètement, invisible aux regards des adultes. Anne tendit une main tremblante et effleura la gravure du bout des doigts. Une chaleur étrange monta en elle, un mélange d’excitation et de crainte. Sophie avait-elle été ici récemment ? Était-ce une simple coïncidence ou un signe intentionnel ?

Le froid semblait s’intensifier autour d’elle, mais elle ne bougea pas. Les souvenirs s’imposaient, lentement mais avec force. Elle se revit, bien des années auparavant, assise sur ce banc avec Sophie, chuchotant des plans et des promesses. Puis une scène floue surgit : un après-midi où elles s’étaient disputées sous ces mêmes arbres. Mais pourquoi ? Ces détails lui échappaient – une ombre dans sa mémoire qu’elle n’arrivait pas à dissiper. Elle se mordit la lèvre, frustrée par l’écho d’un souvenir qui refusait de se dévoiler pleinement.

Un bruit de pas attira son attention. Un vieil homme apparut au bout de l’allée, avançant lentement. Il portait un manteau trop grand et un béret usé, son allure trahissant à la fois l’âge et une certaine fragilité. Ses pas traînants faisaient crisser le gravier, et lorsqu’il passa à côté d’Anne, il s’arrêta brusquement, scrutant son visage de ses yeux plissés.

« Vous êtes… vous êtes Sophie ? » demanda-t-il, sa voix rauque et imprégnée d’hésitation.

Anne resta figée, ses mains se crispant sur ses genoux. Le choc d’entendre ce nom, prononcé par un inconnu, la fit vaciller. Une chaleur montait dans sa poitrine, mêlant surprise, espoir et incrédulité. Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais aucun son ne sortit.

L’homme inclina la tête, observant encore. Puis il secoua lentement la tête. « Non, vous n’êtes pas elle… Mais vous lui ressemblez. Vous êtes de la famille, n’est-ce pas ? »

Anne finit par retrouver sa voix, tremblante mais ferme. « Je suis sa sœur, Anne Delacourt. Vous… vous l’avez connue ? »

Le vieil homme sembla fouiller dans ses souvenirs, ses traits marqués par une mélancolie subtile. « Je l’ai vue ici, il y a… quelques mois, peut-être ? Une éternité, en tout cas. Elle venait souvent, elle s’asseyait sur ce banc. Elle regardait les arbres, comme si elle cherchait quelqu’un. »

Anne sentit son souffle se raccourcir. Sa gorge se serra, et elle dut se forcer à poser la question qui l’obsédait. « Vous êtes sûr ? Sophie… ma sœur est censée être morte depuis dix ans. Vous êtes certain que c’était elle ? »

L’homme haussa doucement les épaules, un geste à la fois résigné et énigmatique. « Elle ne m’a jamais dit son nom, mais son visage, je ne l’oublierai jamais. Elle portait un foulard bleu… et ses yeux… Ils avaient cette lueur triste mais déterminée. Comme les vôtres, mademoiselle. » Il marqua une pause, fixant Anne avec une intensité troublante. « Si c’était elle, alors elle n’est pas partie sans raison. »

Avant qu’Anne ne puisse poser davantage de questions, il lui adressa un sourire énigmatique et reprit son chemin, ses pas se perdant dans la brume. Anne resta là, les mains tremblantes, le cœur battant à tout rompre. Était-ce possible ? Sophie, vivante ? Une vague d’émotions contraires l’envahit – espoir, confusion, peur. Et ce parc… ce banc… Pourquoi Sophie y revenait-elle ? Était-ce un lieu de souvenirs ou un point de départ pour quelque chose de plus grand ?

Elle baissa les yeux vers le symbole gravé sur le banc et, comme en réponse, un éclat métallique au pied du banc attira son attention. Elle se pencha pour le ramasser et découvrit une pièce ancienne, couverte de terre humide. En l’essuyant sur son gant, elle réalisa qu’il ne s’agissait pas d’une monnaie mais d’un jeton gravé du même symbole. Ces pièces faisaient partie de leurs « trésors cachés », un jeu qu’elles avaient inventé enfant. Sophie l’avait-elle laissée ici intentionnellement ? Ou cela appartenait-il au passé, exhumé par hasard ?

Serrant le jeton dans sa paume, Anne sentit une vague de détermination la traverser. Ce n’était pas un hasard. Sophie voulait qu’elle suive cette piste. Mais où cela la mènerait-il ?

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La lumière tamisée et familière du Café La Clé des Ombres enveloppait Anne dans une chaleur quelque peu réconfortante, mais son esprit restait en alerte. L’endroit était presque vide à cette heure, à l’exception de deux hommes près du comptoir et d’un couple chuchotant dans un coin. Anne choisit une table près de la fenêtre, le jeton enfoui dans sa poche, et commanda un café noir. Ses yeux errèrent sur la pièce, détaillant les visages et les ombres, chaque silhouette semblant dissimuler un secret.

Alors qu’elle portait la tasse à ses lèvres, une porte discrète attira son attention au fond de la salle. À moitié dissimulée derrière un rideau, elle semblait presque oubliée. Une rumeur lui revint à l’esprit : ce café avait servi de cachette pendant la guerre. Était-ce là un hasard, ou un indice laissé par Sophie ?

Perdue dans ses pensées, elle ne remarqua pas immédiatement la femme qui s’était approchée. Lorsqu’elle leva les yeux, elle sursauta légèrement. Une silhouette élégante, vêtue d’un manteau sombre et d’une écharpe de soie, s’était assise en face d’elle. Ses cheveux noirs étaient soigneusement tirés en arrière, et un sourire énigmatique flottait sur ses lèvres.

« Anne Delacourt, je présume ? » dit-elle, sa voix douce mais assurée.

Anne fixa cette inconnue, son esprit en alerte. « Qui êtes-vous ? Et comment connaissez-vous mon nom ? »

La femme inclina légèrement la tête, un éclat presque amusé dans ses yeux. « Appelez-moi Marianne. Nous avons une amie commune. Enfin, si vous considérez encore Sophie comme une amie… ou une sœur. »

Le cœur d’Anne chavira. Cette femme connaissait-elle réellement Sophie ? Elle ouvrit la bouche pour parler, mais Marianne leva une main élégante, l’interrompant.

« Oui, Sophie est en vie. Ou du moins, elle l’était la dernière fois que je l’ai vue. Elle a dû fuir Paris en 1944 pour des raisons que vous découvrirez en temps voulu. Mais elle m’a demandé de veiller à ce que vous trouviez ceci. » Elle posa une petite clé en argent sur la table. « Vous comprendrez quoi en faire au moment venu. Souvenez-vous seulement de ceci : ce que nous avons oublié peut nous sauver. »

Anne tenta de poser une question, mais Marianne se leva avant qu’elle ait pu dire un mot de plus. La silhouette élégante disparut dans l’ombre, laissant Anne seule face à une nouvelle énigme.

Elle serra la clé dans sa main, ses pensées tourbillonnant. Les mystères autour de Sophie s’épaississaient, mais Anne savait une chose avec certitude : elle ne pouvait plus reculer.