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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 1Reflets d’Obsidienne


Léa Morel

Sous un ciel d’aurore gris et lourd, je me tiens au bord du Lac d’Obsidienne, un miroir de ténèbres enfoui au cœur des Terres Velées Révélées. La brume, vivante et froide, s’accroche à ma peau comme une caresse malsaine, ses filaments glacés rampant le long de mes bras nus, déchirés par des ronces invisibles. Une odeur âcre de fer rouillé et de pourriture ancienne sature l’air, me prenant à la gorge, mais je ne bronche pas. Mon regard, argenté et sans éclat, fixe la surface noire et immobile du lac. Mon reflet me renvoie une image ternie : cheveux châtains emmêlés, coupés court par endroits, un visage émacié où aucune émotion ne s’accroche. Le médaillon de ma grand-mère, noirci par le temps, pèse contre ma poitrine, un fardeau que je ne ressens plus.

Puis, un frisson traverse l’eau, comme si le lac lui-même respirait. Mon reflet vacille, se distord, et une autre prend ma place. Une femme majestueuse aux cheveux de nuit infinie, une couronne de lumière cramoisie pulsant sur son front. Ses yeux, d’un argent plus vif que les miens, percent à travers moi, accusateurs, presque familiers. Une présence ancienne, écrasante, qui me scrute comme si elle connaissait chaque recoin de mon âme disparue. Mon esprit enregistre l’anomalie sans vague, sans curiosité. D’une voix creuse, à peine un murmure, je prononce : "Est-ce moi ou une autre prison ?"

Pas de réponse, seulement ce regard qui me transperce. Un picotement naît au creux de mon poignet gauche, là où la cicatrice en croissant de lune marque ma peau. La sensation s’intensifie, devenant une douleur fulgurante, comme si des lames invisibles déchiraient ma chair. Je serre les dents, un sifflement involontaire s’échappe de mes lèvres, mon corps se crispant malgré moi. La surface du lac s’agite, et un tentacule d’ombre, lisse et sinueux, jaillit de l’eau, sa pointe effleurant ma cicatrice. Une voix sibilante, froide comme un vent d’hiver, s’insinue dans mon esprit, chaque mot gravé dans ma conscience : "Ton sang est la clé, mais ton cœur est la cage. Choisis, ou je choisirai pour toi."

La douleur pulse, irradiant dans mon bras, mais aucune peur ne m’effleure. Mon esprit, détaché, analyse ces paroles comme une équation insoluble. "Un choix imposé… mais quel est le prix ?" je murmure pour moi-même, ma voix monotone résonnant dans le silence oppressant. Le tentacule se retire, plongeant dans les profondeurs d’obsidienne, mais la menace persiste, flottant dans l’air comme un poison. Mes yeux restent fixés sur l’eau, cherchant une logique, une réponse, mais il n’y a que du noir. Du vide, comme en moi.

Un hurlement déchire soudain l’atmosphère, un cri rauque et désespéré qui semble venir de partout et de nulle part. Kyle. Je reconnais son timbre, même étouffé par la brume épaisse qui engloutit le son. Mon corps se raidit imperceptiblement, mais mon esprit reste de marbre, notant simplement l’information : un danger, une urgence. Puis, une vision s’impose, fugace mais brutale. Sous une lune sanglante, Kyle gît au sol, ses yeux ambrés éteints, une flaque de sang s’élargissant autour de lui. Mes mains tremblent légèrement, un réflexe que je ne comprends pas, que je n’analyse pas. Mon regard argenté se détourne du lac, scrutant la brume. "Vérité ou illusion ?" je murmure, ma voix dépourvue de toute chaleur, de tout espoir. Je ne ressens rien, mais cette image s’accroche, un écho d’un passé que je ne peux plus toucher.

La brume s’épaissit, ses volutes serpentant autour de mes jambes, collantes comme des chaînes. Je recule d’un pas, puis d’un autre, mes bottes usées crissant contre le sol rocailleux. Chaque mouvement est mécanique, dicté par une logique froide, non par un instinct de fuite. La douleur dans mon poignet s’atténue, mais une pulsation argentée persiste, un rappel constant de ce que j’ai perdu, de ce que je suis devenue. La vision de Kyle sous la lune rouge tourne en boucle dans mon esprit, un fait que je catalogue sans émotion. S’il est en danger, je dois agir. Non par amour ou par peur, mais parce que c’est la seule direction qui reste.

Mes pas me guident hors des Terres Velées Révélées, vers la forêt d’Hexenberg, un labyrinthe de pins noirs et tordus dont les branches griffent l’air comme des doigts avides. Une puanteur de cendres mouillées et de chair putréfiée m’accueille, mais je ne cille pas. Le vent hurle, portant des murmurs spectraux qui glissent sur ma peau sans m’atteindre. Le sol sous mes pieds tremble légèrement, une pulsation malsaine qui semble remonter des entrailles de la terre. Je m’arrête un instant, mon regard balayant l’obscurité dense. La brume s’enroule autour de moi, un serpent glacé qui obscurcit tout, mais je ne ressens ni froid ni menace. Seulement une attente, vide et calculée.

Puis, un bruit. Des pas lourds, irréguliers, résonnent à travers la brume, quelque part devant moi. Une présence approche, son rythme trahissant une urgence ou une menace, peut-être les deux. Mes doigts se crispent par réflexe autour du médaillon à mon cou, mais mon visage reste impassible. Qui que ce soit, je suis prête. Ou plutôt, je n’ai plus rien à craindre. Ma voix, monotone, brise le silence, un murmure adressé à l’inconnu : "Qui que tu sois, je n’ai plus rien à perdre."

Je reste immobile, mes yeux argentés scrutant l’obscurité, attendant que la brume dévoile son secret. Le sol tremble à nouveau, plus fort cette fois, comme si la forêt elle-même retenait son souffle. Et dans ce néant qui m’englobe, je me tiens droite, un réceptacle vide face à un destin que je ne ressens plus, mais que je ne peux pas fuir.