Chapitre 2 — Le Retour de l’Alpha
Kyle Varn
Des griffes de brume s’accrochent à ma peau tandis que je force mon chemin à travers les Terres Velées Révélées, chaque pas un combat contre la lourdeur de l’air saturé de pourriture ancienne et de sève sanglante. Mon flanc palpite, la blessure suintant à nouveau sous ma veste en cuir déchirée, mais la douleur n’est qu’un murmure comparée au feu qui consume ma poitrine. Je l’ai entendue, ou peut-être senti—Léa, quelque part dans cette maudite obscurité. Mon hurlement résonne encore dans ma gorge, un appel brut, désespéré, qui a déchiré le silence oppressant. Mes yeux ambrés, brûlants d’une lueur sauvage, fouillent la brume, perçant les ombres des pins tordus qui grincent comme des os brisés sous le vent glacial.
Puis, je la vois. Une silhouette émaciée, immobile près d’un tronc noueux, ses cheveux châtains emmêlés et courts encadrant un visage d’une pâleur fantomatique. Léa. Mon cœur se serre, un mélange de soulagement si aigu qu’il en est douloureux et d’une terreur sourde face à ce que je devine avant même de croiser son regard. Ses yeux argentés, froids comme la surface d’un lac gelé, me transpercent sans un éclat de chaleur, sans un frémissement de reconnaissance. Le médaillon noirci de sa grand-mère pend à son cou, un poids mort qui semble l’ancrer dans un vide que je ne peux atteindre. La boue et le sang maculent ses vêtements déchirés, et elle se tient là, droite mais brisée, comme une statue oubliée par le temps.
— Léa, je grogne, ma voix rauque, brisée par l’émotion qui me déchire de l’intérieur. Je ne te perdrai pas, pas à cette ombre, pas à toi-même.
Les mots jaillissent avant que je puisse les retenir, un serment viscéral, un défi lancé à tout ce qui cherche à me l’arracher. Mes poings se serrent, les jointures blanchies, alors que je lutte contre l’envie de la saisir, de la secouer jusqu’à ce qu’une étincelle, n’importe quoi, revienne dans ces yeux. Mais je sais que ça ne servirait à rien. Ce vide, ce gouffre qu’elle est devenue depuis l’Anneau de Brume, c’est une prison que je ne peux pas briser. Pas encore. La douleur de cette vérité me coupe le souffle, plus acérée que la plaie qui suinte à mon flanc.
Elle incline légèrement la tête, un geste mécanique, et murmure d’une voix creuse, presque métallique :
— Je suis ici, mais ça ne change rien.
Ces mots me frappent comme un coup de griffe, lacérant quelque chose de profond en moi. Je fais un pas en avant, incapable de m’en empêcher, mes bottes crissant sur le sol trempé de sève rouge. L’odeur de pourriture me brûle les narines, mais je l’ignore, mes sens entièrement focalisés sur elle. Ma main se tend, effleurant son bras, la chaleur de ma peau contrastant avec la froideur de la sienne. Une étincelle de désir, brute et familière, s’allume dans mes veines, malgré tout—ou peut-être à cause de ça. Mon souffle se fait court, un grondement bas vibrant dans ma poitrine alors que je cherche désespérément un signe, un frisson, un regard qui me ramènerait l’ombre de celle qu’elle était. Mais elle se retire, un mouvement fluide, presque inconscient, et ce rejet me blesse plus que je ne veux l’admettre.
— Léa… je commence, ma voix plus rauque encore, mais un grondement sourd interrompt mes mots, roulant à travers la forêt comme un avertissement.
Mes muscles se tendent, mes yeux se plissent, scrutant la brume qui s’épaissit autour de nous. Le sol tremble légèrement, une pulsation malsaine qui fait vibrer mes os. L’instinct d’alpha prend le dessus, balayant la douleur et la fatigue. Quelque chose est là, tapi, peut-être des loups corrompus ou un fragment de l’Ombre elle-même. Mes narines se dilatent, captant une odeur de fer et de corruption, plus forte que la puanteur ambiante. Mon regard revient à Léa, qui reste impassible, ses yeux argentés fixant un point invisible dans l’obscurité. Elle ne ressent rien, ne craint rien, et ça me terrifie plus que n’importe quelle menace dans ces bois maudits.
— On va au Manoir des Morel, maintenant, je déclare, mon ton autoritaire, un ordre qui ne tolère aucun débat. Tu n’es pas en état de te battre, et je ne prends pas ce risque.
Elle hoche la tête, un geste vide, sans résistance ni protestation. Cette obéissance mécanique me tord l’estomac. Où est passée la femme qui me défiait, qui faisait brûler mon sang avec un seul regard ? Je ravale un grognement de frustration, mes pensées tourbillonnant autour de mon échec. J’aurais dû la protéger, empêcher ça—l’Anneau de Brume, le vide, tout. Et Rolf… son visage s’impose à moi, ses yeux noisette pleins de loyauté, même lorsqu’il doutait de mes choix. Il est mort pour nous, pour elle, et je porte ce poids comme une chaîne autour de mon cou. Ma meute, déjà fracturée par son absence et mes décisions, me semble plus éloignée que jamais. Ai-je abandonné trop de choses pour elle ? La question me ronge, mais je l’étouffe. Pas maintenant. Pas ici.
Je passe un bras autour de ses épaules, un geste protecteur autant qu’un besoin de sentir qu’elle est réelle, qu’elle est encore là, même si elle n’est plus celle que je connais. Son corps est léger, fragile sous mes doigts, et ça me brise un peu plus. La brume nous engloutit tandis que nous avançons, chaque pas résonnant sur le sol spongieux, le vent hurlant à travers les pins comme des murmures spectraux. Je jette des coups d’œil autour de nous, mes sens en alerte, prêt à bondir au moindre signe de danger. Mais ce n’est pas seulement l’Ombre ou les loups qui me hantent. C’est ce vide entre nous, ce mur que je ne peux pas abattre, et la peur viscérale que je ne serai jamais assez pour la ramener.
Soudain, un frisson me parcourt l’échine, un instinct primal qui me fait ralentir. Je tourne la tête, mes yeux plissés scrutant la brume derrière nous. Une silhouette vacillante se dessine, à peine visible dans le brouillard. Large, robuste, familière. Mon souffle se bloque dans ma gorge. Rolf. Ses yeux, fixes et accusateurs, percent l’obscurité, me clouant sur place. Une illusion, un tour de mon esprit épuisé, ou pire—un présage ? La culpabilité me submerge, un poids écrasant qui menace de me faire plier. "Pour la meute," avait-il murmuré avant de s’éteindre, et je sens encore le sang chaud sur mes mains, son dernier regard me hantant.
— Kyle ? murmure Léa, sa voix plate, sans émotion, me ramenant brutalement au présent.
Je secoue la tête, chassant la vision, ma gorge serrée. La silhouette a disparu, avalée par la brume, mais le malaise persiste, rampant sous ma peau. Je resserre mon emprise sur Léa, déterminé à ne pas perdre une autre âme. Pas elle. Pas maintenant. La brume semble se refermer derrière nous, plus épaisse, plus froide, comme si elle nous pourchassait, et un frisson me traverse, une certitude sombre s’installant dans mes os. Quelque chose de plus grand nous traque, quelque chose que je ne peux encore nommer, mais je jurerai sur ma vie qu’elle survivra à ça. Peu importe le prix.
Nous continuons, le Manoir des Morel un refuge précaire à l’horizon, mais chaque pas semble alourdi par des chaînes invisibles. La forêt retient son souffle, et moi, je retiens le mien, conscient que ce répit, si fragile, ne durera pas.