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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 3CHAPITRE III<br><br>LES DÉBUTS À VERSAILLES<br>


Aujourd’hui encore Versailles s’affirme comme le symbole le plus grandiose et le plus provocant de l’autocratie ; sans la moindre nécessité apparente, un immense château s’élève à cinq lieues de la capitale, en pleine campagne ; ses centaines de fenêtres, donnant sur des canaux ingénieusement construits et des jardins tracés et taillés avec art, s’ouvrent sur l’espace. Aucun fleuve favorable au commerce ne coule ici, ni voies ni routes ne s’y croisent ; purement accidentel, caprice « pétrifié » d’un grand seigneur, ce palais dresse sa splendeur, folle et inouïe, devant le regard étonné.

Mais c’est précisément cela que Louis XIV souhaitait dans sa volonté césarienne : satisfaire son penchant au culte du moi, lui élever un autel éblouissant. Despote, autocrate résolu, il avait triomphalement imposé son désir de centralisation au pays divisé, prescrit l’ordre à l’État, les mœurs à la société, l’étiquette à la cour, l’unité à la religion, la pureté au langage. Cette volonté d’unification partait de sa personne, et c’est à sa personne que devait en revenir toute la gloire : le lieu où je suis est le centre de la France, le nombril du monde ; pour illustrer son absolutisme, le Roi-Soleil transfère délibérément son palais loin de Paris. En établissant sa résidence tout à fait à l’écart, il montre qu’un roi de France n’a pas besoin de la ville, des citoyens, de la masse comme soutien ou cadre de son pouvoir. Il lui suffit d’étendre le bras et d’ordonner pour que, aussitôt, à la place des marais et des sables, surgissent jardins et bois, grottes et cascades, et se dresse le plus beau et le plus imposant des palais ; ici, en ce point de l’univers arbitrairement choisi par le despote, se lève et se couche le soleil de son État. Versailles est construit pour prouver à la France que le roi est tout et le peuple rien.

Mais la force créatrice ne reste attachée qu’à celui qu’elle veut combler ; la couronne seule est héréditaire, il n’en est pas de même de la puissance et de la majesté. Louis XV et Louis XVI, héritiers de l’immense palais et d’un État assis sur de vastes bases, sont des âmes étroites, faibles ou jouisseuses, rien moins que créatrices. Extérieurement, tout sous leur règne demeure intact : les frontières, la langue, les coutumes, la religion, l’armée ; la main énergique de Louis XIV a laissé sur les formes de toutes choses de trop fortes empreintes pour qu’elles aient pu s’effacer en cent ans, mais bientôt il manque à ces formes le contenu, la matière brûlante de l’élan créateur. Sous Louis XV, le tableau de Versailles reste ce qu’il était sous son prédécesseur, mais sa signification n’est plus la même : trois ou quatre mille serviteurs en livrées magnifiques grouillent encore dans les cours et les couloirs, il y a toujours deux mille chevaux dans les écuries, l’appareil artificiel de l’étiquette fonctionne encore, dans ses charnières bien huilées, à tous les bals, réceptions, redoutes et mascarades ; dames et gentilshommes paradent comme jadis en habits somptueux, en toilettes de satin et de brocart garnies de pierres précieuses, dans la galerie des glaces et les appartements scintillants de dorures ; et cette cour reste la plus célèbre, la plus raffinée et la plus cultivée de l’Europe d’alors. Mais ce qui jadis était la vivante expression du pouvoir n’est plus depuis longtemps que frivolité, mouvement dépourvu de sens et d’âme. C’est encore un Louis qui est roi, certes, mais il n’a rien d’un souverain, ce n’est qu’un piteux esclave des femmes, dépourvu d’intérêt ; lui aussi réunit à la cour évêques, ministres, maréchaux, architectes, poètes, musiciens, mais pas plus qu’il n’est un Louis XIV, ce ne sont des Bossuet, des Turenne, des Richelieu, des Mansart, des Colbert, des Racine et des Corneille ; c’est une bande d’intrigants, de gens souples et avides de places, qui ne veulent que jouir au lieu de créer, que profiter en parasites de ce qui existe au lieu d’insuffler aux choses la vie et l’énergie. Dans cette serre de marbre, projets audacieux, réformes décisives, œuvres poétiques n’éclosent plus ; seules les plantes marécageuses de l’intrigue et de la galanterie s’y épanouissent orgueilleusement. Ce ne sont plus les hauts faits qui l’emportent, mais la cabale, ce n’est plus le mérite qui compte, mais la protection ; c’est celui qui se courbe le plus au lever de la Pompadour ou de la du Barry qui parvient le plus haut ; la parole prime l’action, l’apparence la réalité. Ces hommes, enfermés dans un cadre étroit, ne jouent plus qu’entre eux et pour eux-mêmes, avec beaucoup de grâce et sans aucun but, leurs rôles de roi, de prêtre, de maréchal ; tous ont oublié la France, la réalité, ils ne pensent qu’à eux-mêmes, à leur carrière, à leurs plaisirs. Versailles, conçu par Louis XIV comme le Forum maximum de l’Europe, devient sous Louis XV un simple théâtre d’amateurs, le plus artistique et le plus coûteux, il est vrai, que le monde ait jamais connu.

Sur cette scène grandiose voici qu’apparaît pour la première fois, du pas hésitant de la débutante, une jeune fille de quinze ans. Elle commence tout d’abord par un petit rôle d’essai : celui de dauphine. Mais le très noble public sait qu’à cette petite archiduchesse blonde d’Autriche est réservé pour plus tard le rôle de vedette à Versailles, celui de reine, et c’est pourquoi dès son arrivée tous les regards la fixent avec curiosité. La première impression est excellente : depuis longtemps on n’y a point vu figurer une aussi charmante personne, à la silhouette délicieusement svelte, comme moulée dans du biscuit de Sèvres, au teint de porcelaine peinte, aux yeux bleus éveillés, à la bouche espiègle et vive qui sait faire une moue adorable ou rire de la manière la plus enfantine. Un maintien irréprochable : un pas ailé plein de grâce, ravissant quand elle danse, mais en même temps – on n’est pas en vain fille d’impératrice – une façon assurée de passer, droite et fière, dans la Galerie des Glaces et de saluer avec aisance à droite et à gauche. Avec un dépit mal dissimulé, les dames qui ont encore le droit, en l’absence d’une prima donna, de jouer le premier rôle, reconnaissent dans cette fillette aux épaules étroites, et pas encore tout à fait formée, la rivale victorieuse de demain. Il y a quand même une faute de tenue que la cour sévère enregistre unanimement : l’enfant de quinze ans a l’étonnante prétention d’aller et venir librement, sans manière aucune, dans ces salles sacrées, au lieu d’observer la raideur prescrite ; étourdie de nature, la petite Marie-Antoinette tourbillonne, jupes au vent, en jouant avec les frères cadets de son mari ; elle ne peut pas encore s’habituer à la triste retenue, à la réserve glaciale sans cesse exigée de l’épouse d’un prince royal. Aux grandes occasions elle sait se conduire irréprochablement car elle a été élevée suivant l’étiquette espagnole et habsbourgeoise tout aussi pompeuse. Mais à la Hofburg et à Schœnbrunn on ne se tenait aussi solennellement qu’aux événements extraordinaires, on ne sortait le cérémonial qu’aux réceptions, comme un habit de gala, pour s’en débarrasser ensuite, avec un soupir de soulagement, dès que les heiduques avaient refermé la porte derrière les visiteurs. Alors on se relâchait, on devenait simple et familier, les enfants pouvaient s’ébattre joyeusement et follement ; à Schœnbrunn, on se servait de l’étiquette, mais on ne la servait pas en esclaves comme une divinité. En revanche, ici, à cette cour précieuse et surannée, on ne vit pas pour vivre, mais uniquement pour représenter, et plus le rang d’un personnage est élevé, plus celui-ci a de prescriptions à suivre. Donc pour l’amour de Dieu, pas de geste spontané ; il ne faut pas être naturel, à aucun prix, ce serait là un irréparable manquement aux usages. Du matin au soir, du soir au matin, de la tenue, encore de la tenue et toujours de la tenue, sans quoi l’impitoyable public de courtisans, dont la seule raison est de vivre dans et pour ce théâtre, commence à murmurer. Ni comme dauphine ni comme reine Marie-Antoinette n’a jamais voulu comprendre cette odieuse sévérité, ce sacro-saint cérémonial de Versailles ; elle ne conçoit pas l’importance terrible que tout le monde accorde à un signe de tête, à une question de préséance, et jamais elle ne le concevra. D’une nature obstinée, mutine et avant tout profondément sincère, elle hait toute espèce de restriction ; en véritable Autrichienne elle veut se laisser aller, vivre à sa guise et ne pas subir continuellement ces grands airs, cette insupportable suffisance. De même qu’en Autriche elle s’était dérobée à l’étude, elle cherche maintenant toutes les occasions d’échapper à sa sévère dame d’honneur, Mme de Noailles, qu’elle surnomme, railleuse, « Mme Étiquette » ; inconsciemment cette enfant vendue trop tôt, à des fins politiques, souhaite la seule chose dont on la prive dans le luxe de sa situation : quelques vraies années d’enfance.

Mais une dauphine ne peut ni ne doit plus être une enfant : tout se ligue pour lui rappeler l’obligation où elle est de rester inébranlable et digne. La partie principale de son éducation échoit, en même temps qu’à la dame d’honneur, une dévote, à Mesdames, filles de Louis XV, trois vieilles filles méchantes et bigotes, dont la plus mauvaise langue n’oserait suspecter la vertu : Madame Adélaïde, Madame Victoire, Madame Sophie ; ces trois parques s’occupent, avec une apparente bienveillance, de Marie-Antoinette négligée par son époux ; dans leur repaire elle est initiée à toute la stratégie de la petite guerre de cour, elle y doit apprendre l’art de la médisance, de l’intrigue souterraine, la technique des coups d’épingle. Au début ce nouvel enseignement amuse la petite Marie-Antoinette qui manque d’expérience ; elle répète innocemment les « bons mots » salés qu’on lui apprend, mais au fond ces malices répugnent à sa franchise innée, à sa nature droite et spontanée. Malheureusement pour elle, Marie-Antoinette n’a jamais appris à feindre, à dissimuler ses sentiments, haine ou inclination ; aussi grâce à son juste instinct, se libère-t-elle bientôt de la tutelle des tantes. La comtesse de Noailles, elle non plus, n’a guère de chance avec son élève ; le tempérament indomptable de l’adolescente de quinze ou seize ans se révolte sans cesse contre la « mesure », contre l’emploi du temps toujours réglé et lié à un paragraphe. Mais elle ne peut rien y changer. Elle décrit ainsi sa journée :

« … Je me lève à 10 heures ou à 9 heures et demie et m’ayant habillée je dis mes prières du matin, ensuite je déjeune et de là je vais chez mes tantes où je trouve ordinairement le roi. Cela dure jusqu’à 10 heures et demie, ensuite à 11 heures je vais me coiffer. À midi on appelle la chambre et là tout le monde peut entrer, ce qui n’est point des communes gens. Je mets mon rouge et lave mes mains devant tout le monde, ensuite les hommes sortent et les dames restent et je m’habille devant elles. À midi est la messe ; si le roi est à Versailles, je vais avec lui et mon mari et mes tantes à la messe ; s’il n’y est pas, je vais seule avec Monsieur le Dauphin, mais toujours à la même heure. Après la messe, nous dînons à nous deux devant tout le monde, mais cela est fini à une heure et demie, car nous mangeons fort vite tous deux. De là, je vais chez Monsieur le Dauphin et s’il a affaires, je reviens chez moi, je lis, j’écris ou je travaille, car je fais une veste pour le roi, qui n’avance guère, mais j’espère qu’avec la grâce de Dieu elle sera finie dans quelques années. À 3 heures, je vais encore chez mes tantes où le roi vient à cette heure-là ; à 4 heures vient l’abbé chez moi, à 5 heures tous les jours le maître de clavecin ou à chanter jusqu’à 6 heures. À 6 heures et demie je vais presque toujours chez mes tantes, quand je ne vais point promener ; il faut savoir que mon mari va presque toujours avec moi chez mes tantes. À 7 heures on joue jusqu’à 9 heures, mais quand il fait beau, je m’en vais promener et alors il n’y a point de jeu chez moi, mais chez mes tantes. À 9 heures, nous soupons et quand le roi n’y est point, mes tantes viennent souper chez nous, mais quand le roi y est, nous allons après souper chez elles, nous attendons le roi qui vient ordinairement à 10 heures trois quarts, mais moi en attendant je me place sur un grand canapé et dors jusqu’à l’arrivée du roi, mais quand il n’y est pas, nous allons nous coucher à 11 heures. Voilà toute notre journée. »

Cet emploi du temps ne laisse guère de marge pour les divertissements, et c’est cela pourtant que réclame son cœur impatient. Son jeune sang bouillonnant veut se dépenser, elle a envie de jouer, de rire, de folâtrer, mais aussitôt « Madame Étiquette » lève un doigt sévère et déclare que ceci et cela, et en somme tout ce que désire Marie-Antoinette est inconciliable avec la tenue d’une dauphine. L’abbé Vermond, ancien professeur, maintenant confesseur et lecteur de la princesse, tombe plus mal encore avec elle. En vérité, Marie-Antoinette aurait terriblement à apprendre, car son instruction est très au-dessous de la moyenne : à quinze ans, elle a presque oublié l’allemand, elle est bien loin de connaître entièrement le français, son écriture est d’une gaucherie pitoyable, son style est plein d’énormités et de fautes d’orthographe ; elle a encore besoin que l’indulgent abbé lui écrive un brouillon de ses lettres. En outre, il doit lui faire la lecture tous les jours pendant une heure et la pousser à lire elle-même, car Marie-Thérèse, presque dans chaque lettre, lui pose des questions à ce sujet. Elle a beaucoup de peine à croire que sa Toinette, ainsi qu’on le lui fait savoir, lit et écrit réellement chaque après-midi.

« Cherche à tapisser ton cerveau de bonne lecture, lui écrit-elle, elle t’est plus nécessaire qu’à d’autres. J’attends depuis deux mois la liste de l’Abbé et je crains que tu ne t’en sois point occupée, et que les chevaux et les ânes aient pris le temps destiné aux livres. Ne néglige pas cette occupation en hiver, puisque tu n’en possèdes encore entièrement aucune autre, ni musique, ni dessin, ni danse, ni peinture, ni autres beaux-arts. »

Malheureusement la méfiance de Marie-Thérèse est justifiée, car la petite Toinette, avec naïveté et adresse à la fois, sait si bien embobeliner l’abbé Vermond – on ne peut pourtant pas contraindre ou punir une dauphine ! – que l’heure de lecture devient toujours une heure de causerie ; elle n’apprend pour ainsi dire rien, et sa mère, malgré tous ses conseils pressants, ne peut pas arriver à la faire travailler sérieusement. Un mariage forcé et trop précoce a entravé ici une saine et droite évolution. Femme de par son titre, mais en réalité toujours enfant, d’une part Marie-Antoinette doit déjà observer une attitude conforme à son rang et à sa dignité, cependant que d’autre part il faut qu’elle apprenne comme une écolière les premiers éléments d’une éducation primaire ; tantôt on la traite en grande dame, tantôt on la gronde comme une petite fille ; sa dame d’honneur exige d’elle de la tenue, ses tantes des intrigues, sa mère de l’instruction ; mais son cœur ne veut rien qu’être jeune et vivre, et ces contrastes entre l’âge et la situation, entre son propre désir et la volonté des autres, font naître chez cette nature tout à fait droite l’inquiétude effrénée et la soif impatiente de liberté qui plus tard auront une influence si néfaste sur son destin.

Marie-Thérèse se rend compte de la grave et périlleuse situation de sa fille à la cour du roi de France ; elle sait aussi que cette créature est beaucoup trop jeune, trop frivole, trop légère pour pouvoir éviter d’instinct tous les pièges des intrigues, toutes les embûches de la politique de palais. Elle a donc placé auprès de Marie-Antoinette, en qualité de fidèle serviteur, le meilleur d’entre ses diplomates, le comte Mercy.

« Je crains, lui écrit-elle avec une merveilleuse franchise, la jeunesse de ma fille, le trop de flatterie, et sa paresse et aucun goût pour s’appliquer. Je vous recommande de veiller là-dessus, ayant toute ma confiance en vous, qu’elle ne tombe en de mauvaises mains. »

L’impératrice n’aurait pu faire un choix meilleur. Belge de naissance, mais totalement dévoué à sa souveraine, homme de cœur sans être courtisan, réservé sans raideur, lucide sans prétendre au génie, ce célibataire riche et dénué d’ambition, qui ne désire rien d’autre dans la vie que servir sa souveraine d’une manière parfaite, s’acquitte de cette mission tutélaire avec une fidélité touchante et tout le tact imaginable. Apparemment ambassadeur de l’impératrice à la cour de Versailles, il n’est en réalité que l’œil, l’oreille, la main secourable de la mère ; grâce à ses rapports exacts, Marie-Thérèse peut, de Schœnbrunn, observer sa fille comme dans un télescope. Elle sait chaque mot que prononce Marie-Antoinette, chaque livre qu’elle lit, ou plutôt qu’elle ne lit pas, elle connaît chaque robe qu’elle revêt, elle apprend comment elle passe ou gaspille chaque journée, à qui elle parle, quelles fautes elle commet, car Mercy, avec beaucoup d’habileté, a resserré le réseau autour de sa protégée. C’est ainsi qu’il écrit à Marie-Thérèse :

« Je me suis assuré de trois personnes du service en sous-ordre de Madame l’Archiduchesse ; je suis informé jour par jour des conversations de l’Archiduchesse avec l’abbé de Vermond, auquel elle ne cache rien ; j’apprends par la marquise de Durfort jusqu’au moindre propos de ce qui se dit chez Mesdames, et j’ai plus de monde et de moyens encore à savoir ce qui se passe chez le Roi, quand Madame la Dauphine s’y trouve. À cela je joins encore mes propres observations, de façon qu’il n’est pas d’heure dans la journée de laquelle je ne sois en état de rendre compte sur ce que Madame l’Archiduchesse peut avoir dit ou fait ou entendu… et j’ai donné à mes recherches toute cette étendue, parce que je sens combien le repos de Votre Majesté y est intéressé. »

Ce loyal et dévoué serviteur rapporte avec une entière exactitude, sans le moindre ménagement, ce qu’il entend et épie. Des courriers spéciaux – les vols postaux réciproques représentant à cette époque l’art principal de la diplomatie – transmettent ces rapports intimes destinés exclusivement à Marie-Thérèse, et que l’empereur Joseph et le chancelier d’État ne peuvent pas lire, grâce aux enveloppes fermées portant la suscription tibi soli. Parfois, il est vrai, l’innocente Marie-Antoinette s’étonne de la promptitude et de l’exactitude avec lesquelles on est renseigné à Schœnbrunn sur les moindres détails de son existence, mais jamais elle ne soupçonne que ce monsieur aux cheveux grisonnants, si amical et si paternel, est l’espion intime de sa mère, et que les lettres exhortantes et mystérieusement omniscientes de l’impératrice sont demandées et inspirées par Mercy lui-même. Car il n’a pas d’autre moyen que l’autorité maternelle pour agir sur l’indomptable enfant. Comme ambassadeur d’une cour étrangère, bien qu’amie, il ne lui est pas permis de donner à la dauphine des règles de conduite morale, il n’a pas à vouloir éduquer ou influencer une future reine de France. En conséquence, chaque fois qu’il veut obtenir quelque chose, il demande une de ces lettres affectueusement sévères que Marie-Antoinette reçoit et ouvre avec un battement de cœur. Cette enfant frivole, qui n’est soumise à aucune autre personne sur terre, éprouve toujours une crainte sacrée quand sa mère lui parle, ne fût-ce que par écrit ; alors elle incline humblement la tête même sous le blâme le plus dur.

Affectueuse, cordiale et ennemie de la réflexion, l’enfant qu’est Marie-Antoinette n’a vraiment aucune antipathie pour tous ces gens qui l’entourent. Elle aime bien son grand-papa par alliance, Louis XV, qui la dorlote, elle s’entend passablement avec Mesdames et « Madame Étiquette », elle a une grande confiance en son bon confesseur Vermond et une affection respectueuse et candide pour le calme et cordial ami de sa mère, l’ambassadeur Mercy. Mais tous sont de vieilles personnes sérieuses, graves, mesurées, cérémonieuses, tandis qu’elle, avec ses quinze ans, il lui faudrait quelqu’un de son âge avec qui elle pourrait s’amuser gaîment, ingénument, en toute tranquillité ; elle voudrait des compagnons de jeux et non pas seulement des maîtres, des surveillants et des gens qui la réprimandent ; sa jeunesse a soif de jeunesse. Mais avec qui être gaie, avec qui jouer, dans cette froide maison de marbre cruelle et solennelle ? Au fond, le compagnon de jeu qui lui conviendrait le mieux quant à l’âge se trouve auprès d’elle : c’est son propre époux, qui n’a qu’un an de plus. Mais ce garçon grognon, timide et souvent même grossier par timidité, ce lourdaud évite toute familiarité avec sa jeune femme ; lui non plus d’ailleurs n’a jamais manifesté le moindre désir d’être marié si tôt et il se passe un certain temps avant qu’il ne se décide à être quelque peu poli envers cette fillette étrangère. Il ne reste donc que les frères cadets de son mari, les comtes de Provence et d’Artois, âgés de treize et quatorze ans, avec eux Marie-Antoinette s’amuse parfois comme une enfant, ils s’empruntent des costumes et font secrètement du théâtre, mais il faut que tout soit promptement caché dès qu’approche « Madame Étiquette » : une dauphine ne doit pas être prise en train de jouer ! Pourtant cette enfant pétulante a besoin de se divertir, d’aimer quelque chose ; un jour, elle demande à l’ambassadeur qu’on lui envoie de Vienne « un chien Mops », un autre jour, la sévère gouvernante s’aperçoit – horreur ! – que la future reine de France a fait monter dans sa chambre les deux petits enfants d’une domestique et qu’elle se traîne et s’ébat par terre avec eux sans se soucier de ses beaux habits. De la première à la dernière heure, l’être libre et naturel qu’il y a en Marie-Antoinette lutte contre tout l’artificiel de ce milieu devenu le sien par le mariage, contre le pathétique précieux de ces jupes à paniers et de cette tenue corsetée. La Viennoise légère et jouisseuse s’est toujours sentie étrangère dans le solennel palais de Versailles.