Chapitre 2 — Chapter 2
L’aéroplane vira, fila et fonça exactement où il voulait, vif, leste, comme un patineur. – « C’est un E », dit Mrs Bletchey – ou un danseur. – « C’est toffee », murmura Mr Bowley, et la voiture passa les portes et personne ne la regarda ; puis, arrêtant sa fumée, il s’élança plus loin encore et la fumée se dissipa et se joignit aux larges formes blanches des nuages.
Il était parti, derrière les nuages. Plus de bruit. Les nuages auxquels les lettres E, G, ou L s’étaient jointes s’avançaient librement, chargés, semblait-il, dans leur traversée d’ouest en est, d’une mission de la plus grande importance qui ne serait jamais révélée. Sûrement c’était cela, une mission de la plus grande importance. Puis, tout d’un coup, comme un train sort d’un tunnel, l’aéroplane bondit hors des nuages, avec ses boucles de fumée derrière lui, perçant les oreilles de toute la foule dans le Mail, dans Green Park, dans Piccadilly, dans Regent’s Street, dans Regent’s Park, et il descendit et il s’éleva et traça des lettres les unes après les autres. Quel mot écrivait-il ?
Lucrezia Warren Smith, assise à côté de son mari sur un banc dans la Grande Allée de Regent’s Park, leva la tête.
« Regarde, Septimus, regarde ! » cria-t-elle. Car le docteur Holmes lui avait dit de tâcher d’intéresser son mari (qui n’avait rien du tout de grave mais était un peu mal en point) aux choses extérieures.
« Tiens, pensa Septimus en regardant en l’air, les voilà qui me font des signaux ! » Pas en mots véritables, il ne pouvait pas encore comprendre leur langage, mais c’était assez clair, cette beauté exquise ! et des larmes remplirent ses yeux tandis qu’il regardait les mots de fumée et qu’il les voyait répandre sur lui, avec une charité inépuisable, avec une joyeuse bonté, des formes et des formes d’une beauté inouïe ; et il n’aurait qu’à regarder toujours et on lui prodiguerait pour rien de la beauté, plus de beauté encore ! Des larmes coulèrent le long de ses joues.
« C’était toffee, c’était une réclame pour du toffee », expliqua une nurse à Rezia. Ensemble ils commencèrent à épeler t… o… f…
« K… R… » dit la nurse, et Septimus l’entendit prononcer, Ka, Er, tout près de son oreille, profondément, doucement, d’un accent moelleux, mais aussi avec une rudesse pareille à celle du cri des cigales qui le chatouillait délicieusement et lui envoyait au cerveau des ondes sonores, qui se brisaient en se choquant. Quelle merveilleuse découverte que la voix humaine, dans certaines conditions atmosphériques (car il faut être scientifique, avant tout scientifique), puisse donner la vie aux arbres ! Heureusement Rezia posa sur son genou une main d’un poids terrible, et le maintint cloué au sol, car ces ormes qui tombaient puis se redressaient, tombaient, se redressaient encore, – avec toutes leurs feuilles allumées et leur couleur claire d’abord, puis fonçant du bleu au vert des vagues profondes, comme des panaches sur la tête des chevaux, des plumes sur la tête des femmes, – ces ormes qui tombaient puis se redressaient si superbement, si fièrement, l’auraient rendu fou. Mais il ne voulait pas devenir fou. Il allait fermer les yeux. Il ne regarderait plus.
Les ormes lui faisaient signe ; les feuilles étaient vivantes, les arbres étaient vivants. Et les feuilles unies par des millions de fibres à son corps, là, sur le banc, descendant et montant, l’éventaient. Quand la branche s’étendait, lui aussi suivait le mouvement. Les moineaux voletant, s’élevant et retombant en nappes découpées, faisaient partie du décor : du bleu et du blanc barré de branches noires. Les sons produisaient des harmonies préméditées ; les intervalles, entre eux, étaient aussi expressifs que les sons. Un enfant cria. Très loin, une trompe sonna. Tout cela, pris ensemble, signifiait la naissance d’une nouvelle religion…
« Septimus ! » dit Rezia. Il tressaillit violemment. On devait le remarquer.
« Je vais marcher jusqu’à la fontaine, et je reviendrai ! » dit-elle.
Elle ne pouvait plus y tenir. Le docteur Holmes avait beau dire que ce n’était rien. Elle aurait mieux aimé qu’il fût mort ! Comment rester à côté de lui quand il avait ce regard fixe et qu’il ne la voyait pas et qu’il faisait paraître tout terrible : le ciel et l’arbre, les enfants qui jouaient, traînaient leurs chariots, sifflaient, tombaient ; tout était terrible. Et il ne se tuerait pas ; et elle ne pouvait se confier à personne. « Septimus a trop travaillé », c’est tout ce qu’elle pouvait dire, même à sa mère. Aimer rend solitaire, pensa-t-elle. Elle ne pouvait se confier à personne, pas même à Septimus à présent. Elle se retourna et l’aperçut, avec son pardessus râpé, assis tout seul sur le banc, le dos rond, le regard fixe. C’était lâche pour un homme de dire qu’il se tuerait, mais Septimus avait fait la guerre, il était brave ; ce n’était plus Septimus à présent. Si elle mettait son col de dentelle, si elle mettait son chapeau neuf, il ne s’en apercevait même pas ! il était heureux sans elle. Rien ne pourrait la rendre heureuse sans lui. Rien ! Il était égoïste. Comme tous les hommes. Car il n’était pas malade. Le docteur Holmes disait qu’il n’avait rien. Elle étendit sa main. Voyez ! son alliance glissait, elle avait tant maigri. C’était elle qui souffrait, mais elle n’avait personne à qui le dire.
Loin était l’Italie, et les blanches maisons et la chambre où ses sœurs faisaient des chapeaux, et les rues pleines tous les soirs de gens qui n’étaient pas à demi morts comme ceux d’ici qu’on voit enfoncés dans leurs fauteuils roulants, devant quelques vilaines plantes en pots.
« Si vous voyiez les jardins de Milan ! » dit-elle tout haut. Mais à qui ?
Il n’y avait personne. Ses paroles s’évanouirent. Ainsi s’évanouit une fusée. Les étincelles, après avoir tracé leur sillon dans la nuit, y retournent ; l’ombre descend, tombe sur les contours des maisons et des tours ; les pentes des collines dénudées s’adoucissent, s’affaissent. Mais, disparues, les choses remplissent la nuit ; sans couleur, sans fenêtres, elles existent plus massivement, elles expriment ce que la positive lumière du jour ne sait pas transmettre, le trouble et l’attente des choses réunies dans l’obscurité, entassées dans l’obscurité, privées du soulagement que l’aube amène quand, baignant les murs de blanc et de gris, touchant d’un trait chaque fenêtre, soulevant la brume des prés, découvrant les vaches rouges qui paissent paisiblement, elle pare de nouveau chaque objet, elle rend à tout la vie. « Je suis seule ! seule ! » cria-t-elle à côté de la fontaine de Regent’s Park, les yeux fixés sur la statue de l’Indien qui porte une croix. Ainsi, peut-être, à minuit, quand toutes les limites sont indistinctes, le pays retourne à sa forme ancienne, tel que les Romains le virent, brumeux à leurs pieds, quand ils débarquèrent, avec des collines qui n’avaient pas de noms et des rivières qui coulaient on ne savait où : telle était sa détresse, quand tout à coup, comme si un socle avait surgi et qu’elle y fût debout, elle déclara qu’elle était sa femme, épousée à Milan il y avait des années, sa femme, et que jamais, jamais, elle ne dirait qu’il était fou. Le socle tourna, s’abattit. Elle se sentit tomber, tomber. Il était parti, pensait-elle, parti comme il l’en menaçait pour se tuer, pour se jeter sous un camion. Mais non ; le voilà, toujours seul sur le banc, avec son pardessus râpé, les jambes croisées, le regard fixe, parlant tout haut.
L’homme ne doit pas couper les arbres. Il y a un Dieu. (Il notait ces révélations sur le dos des enveloppes.) Transformez le monde. Personne ne tue par haine. Publiez-le (il l’écrivit). Il attendait, il écoutait. Un moineau, perché sur la grille en face, pépia : « Septimus ! Septimus ! » quatre ou cinq fois de suite et continua, en égrenant ses notes, à chanter d’une voix vive et perçante, en mots grecs, qu’il n’y a pas de crime ; puis un autre moineau le rejoignit et ils chantèrent en mots grecs, avec des voix insistantes et perçantes, perchés sur des arbres, de l’autre côté de la rivière, dans la prairie de la vie, où marchent les morts, qu’il n’y a pas de mort.
Voilà sa main ; voilà les morts. Des choses blanches s’assemblaient derrière la grille en face. Mais il n’osait pas regarder. Evans était derrière la grille !
« Qu’est-ce que tu dis ? » Rezia s’asseyait à côté de lui.
Interrompu ! Encore ! Elle l’interrompait toujours.
« Loin des gens, il faut s’en aller loin des gens », dit-il, en se levant d’un bond, là, juste en face, près des chaises, sous l’arbre où la longue pente du parc dévale comme une pièce d’étoffe verte sous un dais élevé de fumées bleues et roses, et il y avait une bordure de maisons très irrégulières, estompée dans la brume ; le bourdonnement de la rue ne cessait que pour renaître, et vers la droite, des animaux au pelage terne étendaient leurs cous au-dessus des grilles du Zoo, glapissant, hurlant. Ils s’assirent sous un arbre.
« Regarde ! » implora-t-elle en désignant une petite troupe de gamins qui portaient des crosses de cricket et dont l’un traînait les pieds, pirouettait et traînait les pieds, comme s’il contrefaisait un clown de music-hall.
« Regarde ! » implora-t-elle, car le docteur Holmes lui avait dit de faire observer à son mari des choses réelles, de l’emmener au music-hall, de le faire jouer au cricket. C’était là le vrai jeu, disait le docteur Holmes, un bon jeu de plein air, le vrai jeu pour son mari.
« Regarde ! » répéta-t-elle.
Regarde ! ordonnait l’invisible, la voix qui maintenant communiquait avec lui ; lui, Septimus, le plus grand parmi les hommes, récemment passé de la vie à la mort, Seigneur venu pour renouveler le monde, étendu comme un manteau, comme un tapis de neige immaculé sous le soleil, souffrant un sacrifice jamais consommé, bouc émissaire, éternelle victime. Mais il ne voulait pas, gémit-il, éloignant d’un mouvement de la main cette souffrance éternelle, cette solitude éternelle.
« Regarde ! » répéta-t-elle, car il ne devait pas parler tout seul quand il était dehors.
« Oh ! regarde ! » implora-t-elle. Mais qu’y avait-il à regarder ? Quelques moutons. C’était tout.
« La station du métro Regent’s Park ? Pouvez-vous m’indiquer la station du métro Regent’s Park ? » lui demandait Maisie Johnson. Elle n’était arrivée d’Édimbourg que depuis deux jours.
« Pas par ici, par là ! » s’écria Rezia, en l’écartant pour qu’elle ne vît pas Septimus.
Tous deux avaient l’air drôle, pensa Maisie Johnson. Tout semblait si drôle. C’était la première fois qu’elle était à Londres ; elle était venue prendre un emploi chez son oncle dans Leadenhall Street et maintenant en traversant Regent’s Park dans la matinée, ce couple sur ces chaises venait de lui faire une peur ! La jeune femme semblait étrangère et l’homme avait un air bizarre, – si bizarre qu’elle s’en souviendrait toujours, même lorsqu’elle serait très vieille ; le souvenir demeurerait vibrant en elle de cette traversée de Regent’s Park par un beau matin d’été, cinquante ans auparavant. Car elle n’avait que dix-neuf ans et avait fini par obtenir ce qu’elle désirait, venir à Londres ; et maintenant, comme c’était étrange ce couple à qui elle avait demandé son chemin, et la jeune femme avait tressailli et avait agité la main ; et l’homme ! cet air horriblement bizarre ! Une querelle peut-être, une séparation pour toujours ; il y avait quelque chose, elle en était sûre ; et tous ces passants (elle était de nouveau dans la grande allée), les bassins de pierre, les fleurs pimpantes, les vieilles personnes, presque toutes des malades, dans leurs fauteuils roulants, tout semblait, en sortant d’Édimbourg, si étrange. Et Maisie Johnson, en s’approchant de ce petit monde léger, au regard vague, harcelé de moucherons – les écureuils qui lissaient leurs fourrures sur les branches, les moineaux qui becquetaient les miettes, les chiens qui s’attaquaient aux grilles, jouaient entre eux, tous baignés dans le doux air chaud qui donnait une sorte de fantasque mollesse au tranquille et fixe regard avec lequel ils avaient reçu la vie – Maisie Johnson, positivement, sentit qu’elle allait fondre en larmes. (Ce jeune homme sur le banc lui avait fait une peur ! Il avait quelque chose, elle en était sûre.)
Horreur ! Horreur ! avait-elle envie de crier. (Elle avait quitté ses parents ; ceux-ci l’avaient avertie de ce qui arriverait.)
« Pourquoi ai-je quitté la maison ? » disait-elle, pleurant et tournant entre ses doigts la boule de la grille de fer.
« Ces jeunesses, songea Mrs Dempster (qui gardait des croûtes pour les écureuils et mangeait souvent son déjeuner dans Regent’s Park), ça ne sait encore rien ; et vraiment il vaut mieux être un peu forte, un peu lente, un peu modérée dans ses prétentions. Percy buvait. Mon Dieu, il vaut mieux avoir un fils. J’ai eu de durs moments et cela fait rire de voir cette jeune fille. Vous vous marierez, car vous êtes gentille. Mariez-vous, et alors vous verrez. Ah ! les domestiques et le reste. Tous les hommes ont leurs manies. Mais est-ce que j’aurais choisi tout à fait de même si j’avais su ? – pensa Mrs Dempster, qui aurait aimé glisser un mot à Maisie Johnson et sentir sur la peau flasque de son vieux visage fatigué un baiser de pitié. – Car j’ai eu une dure vie. Que n’ai-je pas donné ? Les roses de mes joues, ma taille, mes pieds aussi. (Elle rentra sous sa robe les masses informes.) Des roses ! pensa-t-elle amèrement. Des sottises, ma belle. Croyez-le, quand il faut manger, boire et coucher, passer les bons et les mauvais jours de la vie, il ne s’agit vraiment pas de roses ; et ce qui est pis, si vous voulez le savoir, Carie Dempster ne changerait pas son sort contre celui d’une autre femme dans Kentish Town ! Mais, implorait-elle, pitié ! Pitié pour la perte des roses ! Pitié ! » Et elle implorait Maisie Johnson qui était debout, près des massifs de jacinthes.
Oh ! l’aéroplane ! Mrs Dempster avait toujours rêvé de voir les pays étrangers. Elle avait un neveu missionnaire. L’aéroplane planait, puis s’élançait. À Margate, elle allait toujours faire une promenade en mer – oh ! sans perdre la terre de vue, mais les femmes qui avaient peur de l’eau l’exaspéraient. L’aéroplane glissa et descendit. Elle avait le cœur sur les lèvres. Il remonta. « Il doit y avoir un beau gars à bord », paria Mrs Dempster, et il s’élança loin, plus loin, rapide, pâlissant ; loin, toujours plus loin s’élança l’aéroplane, volant au-dessus de Greenwich avec tous ses mâts, du petit îlot d’églises grises, Saint-Paul et les autres, et puis, de chaque côté de Londres, les champs s’allongèrent ainsi que les bois brun foncé où les grives aventureuses, à l’œil vif, sautillent hardiment, happent l’escargot et le cognent sur une pierre, un, deux, trois.
Loin, loin s’élançait l’aéroplane, jusqu’à n’être plus qu’un point brillant, un désir, un centre, un symbole (pensait Mr Bentley qui roulait vigoureusement son morceau de gazon à Greenwich) de l’âme humaine, de sa volonté (pensait Mr Bentley, en tournant autour du cèdre) de s’échapper de son corps, de sa maison, par le moyen de la pensée… Einstein, la philosophie, les mathématiques, la théorie de Mendel… l’aéroplane fuyait au loin.
Au même moment, un homme misérable, louche d’allures, se tenait, avec un sac de cuir, sur les marches de la cathédrale Saint-Paul, et il hésitait, car, à l’intérieur, quelle consolation, quel chaud accueil, que de tombes, que de bannières flottantes ! souvenirs des victoires remportées, non pas sur les armées, mais, pensait-il, sur ce maudit amour de la vérité qui fait qu’à présent je n’ai pas de situation. Bien plus, la cathédrale vous offre une compagnie, pensait-il, vous invite à faire partie d’une Société ; elle a ses grands hommes, ses martyrs ; pourquoi ne pas entrer, et déposer ce sac de cuir bourré de brochures devant un autel ou une croix, symbole de ce qui a jailli des recherches, des enquêtes et des disputes de mots et qui est devenu pur esprit, désincarné, âme ? Pourquoi ne pas entrer ? pensa-t-il, et pendant qu’il hésitait l’aéroplane vola au-dessus de Ludgate Circus.
Il avait l’air étrange, tranquille. On n’entendait aucun son au-dessus des rues. Il semblait, sans pilote, voler de lui-même. Et puis, s’élevant en spirale, tout droit, comme s’il montait dans l’extase, par joie pure, il laissa échapper des boucles de fumée blanche qui écrivirent un T, un O, un F.
« Qu’est-ce qu’on regarde ? » dit Clarissa Dalloway à la femme de chambre qui ouvrit la porte.
Le hall de la maison était frais comme une crypte. Mrs Dalloway porta la main à ses yeux et quand Lucy eut fermé la porte, et qu’elle entendit le bruit de ses jupes, elle fut comme une religieuse qui, revenant du monde, sent retomber autour d’elle les voiles familiers et reconnaît la psalmodie des prières anciennes. La cuisinière sifflait dans la cuisine ; elle entendit le tac-tac de la machine à écrire. C’était sa vie, et, se penchant sur la table du hall, elle se recueillit, se sentit bénie, purifiée, et se dit, en prenant le bloc où était inscrit un message, que de pareils moments sont des boutons sur l’arbre de la vie, des fleurs de la nuit, pensa-t-elle (une rose exquise avait-elle fleuri pour elle seule ?) Elle n’avait jamais cru en Dieu. Raison de plus, songea-t-elle en saisissant le bloc, pour s’acquitter dans la vie quotidienne envers les domestiques, – oui même envers les chiens et les canaris, et d’abord envers Richard son mari, sur qui tout reposait, – et les remercier des bruits joyeux, des douces lumières, de l’invariable sifflement de la cuisinière (car Mrs Walcker était Irlandaise et sifflait toute la journée) ; il faut les remercier de ces moments exquis, de ce trésor secret, pensa-t-elle en prenant le bloc, tandis que Lucy, à côté d’elle, essayait de lui expliquer :
« Mr Dalloway, Madame… »
Clarissa lut sur le bloc du téléphone : « Lady Bruton prie Mr Dalloway de bien vouloir venir déjeuner avec elle aujourd’hui. »
– « Mr Dalloway fait dire à Madame qu’il déjeunera dehors. »
– « Oh ! » dit Clarissa, et Lucy, ainsi sollicitée, partagea son désappointement (sans avoir le cœur serré), sentit leur union, comprit l’inexprimé, songea à la manière dont les riches s’aiment, dora son propre avenir avec sérénité et, prenant l’ombrelle de Mrs Dalloway, la porta comme une arme sacrée qu’une déesse abandonne après un combat, et la posa dans le porte-parapluie.
– « Ne crains plus, dit Clarissa, ne crains plus la chaleur du soleil », car le message de Lady Bruton invitant Richard sans elle l’avait ébranlée comme un choc : une rame qui passe, dans la rivière, fait trembler la plante sur la rive ; ainsi elle chancela, ainsi elle trembla.
Millicent Bruton, dont les déjeuners avaient tant de succès, ne l’avait pas invitée ! Une jalousie vulgaire ne pouvait pas la séparer de Richard. Ce qu’elle craignait, c’était le temps. Sur le visage de Lady Bruton, comme sur un cadran taillé dans la pierre impassible, elle voyait la vie diminuer ; la part de chaque année était marquée, et la petite tranche qui lui restait ne pouvait plus guère désormais s’allonger, absorber comme dans la jeunesse, les couleurs, les sels, les tons de l’existence. Aussi, maintenant, elle remplissait toute la pièce où elle entrait et souvent, sur le seuil, hésitait un moment ; attente exquise, pareille à celle qui, peut-être, fait hésiter le plongeur ; la mer s’éclaire et s’obscurcit sous ses pieds ; on croirait que les vagues vont se briser, mais elles se fendent seulement, avec douceur, à la surface ; elles roulent les algues et les cachent et les retournent, incrustées de perles.
Elle posa le bloc sur la table. Elle monta l’escalier, lentement, la main sur la rampe, comme au sortir d’une soirée où un ami, un autre ensuite, auraient repoussé son regard, ses paroles, comme si elle eût fermé la porte, et qu’elle se fût trouvée dehors, figure solitaire sur le fond de la nuit effrayante, ou plutôt – pour être exact – sur le fond de ce positif matin de juin ; pour d’autres, il était plein de l’éclat des pétales de roses, – elle le savait et le sentit quand elle s’arrêta, sur l’escalier, près de la fenêtre ouverte, par où entraient des bruits claquants de stores, des aboiements, et aussi, pensa-t-elle en se sentant soudain vieillie, ratatinée, sans souffle, la marche, l’haleine, la floraison du jour, l’au-delà des portes, des fenêtres, de son corps, l’au-delà d’elle-même qui maintenant défaillait : Lady Bruton dont les déjeuners avaient tant de succès, ne l’avait pas invitée !
Comme une religieuse qui se retire, comme un enfant qui explore une tour, elle monta l’escalier, s’arrêta près de la fenêtre, entra dans la salle de bains. Voilà le linoléum vert et le robinet qui dégoutte. Voilà le vide au cœur de la vie : une cellule. Les femmes déposent leurs riches parures. Au milieu du jour, elles doivent se dévêtir. Elle piqua son épingle et posa son chapeau de plumes jaunes sur le lit. Les draps étaient blancs, formaient une large bande d’un côté à l’autre. Plus étroit encore deviendrait son lit. La bougie était à demi brûlée et elle avait lu très avant dans les Mémoires du Général Marbot. Tard dans la nuit, elle avait lu la Retraite de Moscou. Car au Parlement les séances étaient si longues que Richard avait insisté, après sa maladie, pour qu’elle dormît sans être dérangée. Et vraiment elle préférait lire la Retraite de Moscou. Il le savait. Aussi la chambre était-elle une cellule, le lit une couche étroite, et là, couchée, lisant, car elle dormait mal, elle ne pouvait pas se dépouiller d’une virginité conservée à travers l’enfantement, qui tenait à elle comme un linceul. Si adorable qu’elle ait été dans sa jeunesse, il vint un jour – sur la rivière, derrière le bois à Clieveden – où, sans doute à cause de cette frigidité, elle le déçut. Puis à Constantinople, et d’autres fois encore. Elle savait ce qui lui manquait. Ce n’était ni la beauté ni l’esprit ; c’était quelque chose de central et de rayonnant, quelque chose qui montait et bouillonnait, qui échauffait le froid contact de l’homme et de la femme, ou des femmes entre elles. Car, ce dernier effet, elle le comprenait vaguement. Elle s’en irritait, elle avait un scrupule, ramassé Dieu sait où, – peut-être donné par la Nature qui sait toujours ce qu’elle fait – et cependant, parfois, il lui arrivait de céder au charme d’une femme, pas d’une jeune fille, d’une femme, qui lui avouait – on le faisait souvent – une aventure, une faute. Que ce fût par pitié, ou à cause de leur beauté, de son âge, ou à cause d’une circonstance, d’une légère odeur, du chant d’un violon dans la pièce à côté (si étrange est quelquefois le pouvoir des sons), elle sentait, c’était sûr, juste ce que les hommes sentaient. Un moment à peine, mais c’était assez. Une soudaine révélation, une vague comme la rougeur qu’on voudrait arrêter, puis à laquelle on cède, en la sentant s’étendre ; on court au bord le plus lointain, et là, on hésite ; on sent le monde devenir lourd, tout gonflé de prémices étonnantes, d’un ravissement qui pousse et fait craquer la mince enveloppe et qui jaillit et qui déborde, extraordinairement allègre, sur les fentes et sur les plaies. Alors, en cet instant, lui apparaissait une illumination – un point allumé dans une fleur – un sens caché presque exprimé. Et puis… ce qui était proche se retirait, ce qui était dur s’amollissait, c’était fini. De tels moments (avec des femmes !) contrastaient (elle posa son chapeau) avec le lit et le général Marbot et la bougie à demi brûlée. Quand elle était couchée, ne dormant pas, tout à coup le plancher craquait, la maison allumée s’éteignait soudainement, et si elle soulevait la tête, elle pouvait entendre le bouton de la porte tourné, aussi doucement que possible, par Richard, qui se glissait dans l’escalier en chaussettes, et, la moitié du temps, laissait tomber sa boule d’eau chaude et jurait. Elle riait toute seule.
Mais l’amour (pensait-elle, en ôtant son manteau), l’amour entre femmes. Voilà, par exemple, Sally Seton ; ses rapports autrefois avec Sally Seton. N’était-ce pas de l’amour, après tout ?
Elle était assise par terre – c’était sa première impression de Sally – assise par terre, les bras autour des genoux et fumant une cigarette. Où cela s’était-il passé ? Chez les Manning ? Chez les Kinloch-Jones ? À une réception sans doute (chez qui ? elle n’était pas sûre), car elle avait un souvenir précis d’avoir demandé au jeune homme avec qui elle était : « Qu’est-ce que c’est que ça ? » Il lui avait répondu et lui avait dit que ses parents ne s’entendaient pas (cela l’avait tant choquée que des parents puissent se disputer). Mais, de toute la soirée, elle n’avait pas pu quitter Sally des yeux. C’était une beauté extraordinaire, du genre qu’elle admirait le plus, une brune aux grands yeux, avec la qualité qu’elle avait toujours enviée, car elle ne l’avait pas elle-même, une sorte d’abandon ; comme si elle pouvait tout dire, tout faire, ce qui est plus fréquent chez les étrangères que chez les Anglaises. Sally disait toujours qu’elle avait du sang français dans les veines ; un de ses ancêtres avait été avec Marie-Antoinette, avait eu la tête coupée et avait laissé une bague de rubis. Est-ce cet été-là qu’elle vint à Bourton, arrivant tout à fait à l’improviste, sans un sou dans sa poche, un soir après le dîner, bouleversant la pauvre tante Héléna à un tel point que celle-ci ne le lui avait jamais pardonné ? Il y avait eu quelque affreuse dispute chez elle. Elle n’avait littéralement pas un sou le soir où elle vint chez eux et elle avait mis en gage une broche pour pouvoir venir. Elle s’était sauvée dans un accès de colère. Elles avaient passé toutes les heures de la nuit à causer. C’était Sally qui lui avait fait sentir, pour la première fois, combien la vie à Bourton était protégée. Elle ne savait rien des choses sexuelles – rien des problèmes sociaux. Elle avait vu des vaches juste après la naissance de leur veau. Mais tante Héléna n’aimait pas les discussions, sur quelque sujet que ce fût. (Quand Sally lui donna un volume de William Morris, il fallut l’envelopper dans un morceau de papier brun.) Elles restaient des heures à causer dans sa chambre, en haut, sous les toits, à causer sur la vie et sur la manière dont elles réformeraient le monde. Elles voulaient fonder une société pour abolir la propriété et avaient même préparé une lettre à un journal ; mais elles ne l’avaient pas envoyée. Les idées venaient naturellement de Sally, mais elle fut très vite tout aussi excitée ; elle lisait Platon dans son lit, avant le déjeuner, et Morris, et Shelley pendant des heures.
L’autorité de Sally, sa personnalité, ses dons, étaient surprenants. Il y avait sa manière d’arranger les fleurs, par exemple. À Bourton, on avait toujours des petits bouquets raides tout le long de la table. Sally alla dans le jardin, cueillit des roses trémières, des dahlias, toutes sortes de fleurs qu’on n’avait jamais vues ensemble, leur coupa les queues et les fit flotter sur de l’eau dans des coupes. L’effet fut extraordinaire quand on entra pour le dîner, au moment du coucher de soleil. Naturellement, tante Héléna trouva que c’était cruel de traiter les fleurs de cette manière. Une autre fois, elle oublia son éponge et courut le long du couloir toute nue. La vieille femme de chambre grognon, Ellen Atkins, disait en bougonnant : « Imaginez qu’un de ces messieurs l’ait vue ! » Vraiment elle choquait les gens. Elle était désordonnée, disait papa.
La chose étrange, en y repensant, c’était la pureté, l’intégrité de son sentiment pour Sally. Ce n’était pas le sentiment que l’on a pour un homme. Il était complètement désintéressé et, de plus, avait une qualité qui ne peut exister qu’entre femmes, entre jeunes filles adolescentes. Il était, de son côté à elle, protecteur. Il venait du sentiment qu’elles avaient d’être liguées, de la crainte d’un événement qui les séparerait (le mariage leur apparaissait comme une catastrophe) ; de là cette chevalerie, ce sentiment protecteur qui était beaucoup plus fort de son côté que de celui de Sally. Car en ce temps-là elle était d’une témérité insensée, faisait les choses les plus idiotes par pure bravade, parcourait à bicyclette le parapet de la terrasse, fumait des cigares. Absurde, tellement absurde ! Mais son charme était si puissant, pour Clarissa tout au moins, qu’elle se voyait encore debout dans sa chambre au premier étage, tenant le pot d’eau chaude entre ses mains et disant tout haut : « Elle est sous ce toit !… sous ce toit ! »
Non, ces mots ne signifiaient maintenant plus rien. Elle ne retrouvait même pas un écho de son ancienne émotion. Mais elle se souvenait d’avoir été glacée d’excitation, de s’être coiffée avec une sorte d’extase pendant que les corneilles volaient dans l’air rosé du soir (il lui revenait un peu, ce sentiment de jadis, tandis qu’elle enlevait ses épingles, les posait sur la coiffeuse et se mettait à rajuster ses cheveux), de s’être habillée, d’être descendue et d’avoir senti en traversant le hall que « s’il fallait mourir maintenant, ce serait le moment du plus grand bonheur ». C’était là son sentiment, le sentiment d’Othello, et elle l’éprouvait, elle en était sûre, aussi fortement que Shakespeare avait voulu qu’Othello le sentît, tout cela parce qu’elle descendait dîner, en robe blanche, avec Sally Seton.
Sally portait une robe de gaze rose – était-ce possible ? Elle semblait toute lumière, brillante, pareille à un oiseau, à un flocon entré par hasard, accroché une minute à une ronce. Mais rien n’est aussi étrange quand on aime (et qu’était-ce sinon de l’amour ?) que la complète indifférence des autres gens. Tante Héléna sortit tranquillement après le dîner, Papa lut le journal, Peter Walsh était peut-être là et la vieille Miss Cummings ; Joseph Breitkoff, certainement, car il venait tous les étés, le pauvre vieux, et restait des semaines et prétendait lire de l’allemand avec elle, mais, en réalité, il jouait du piano et chantait Brahms sans avoir de voix.
Tout cela n’était qu’un cadre pour Sally. Elle se tenait debout près de la cheminée, parlant (sa belle voix donnait à tout ce qu’elle disait le ton d’une caresse) à Papa qui commençait à être séduit malgré lui (il n’avait jamais pu se remettre de lui avoir prêté un livre qu’il avait retrouvé trempé sur la terrasse), quand tout à coup elle dit : « Quel crime de rester dans la maison ! » Tout le monde sortit sur la terrasse et on se mit à marcher de long en large. Peter Walsh et Joseph Breitkoff continuèrent à parler de Wagner. Elle et Sally restèrent un peu en arrière. Alors vint, devant une urne de pierre remplie de fleurs, le moment le plus délicieux de sa vie : Sally s’arrêta, cueillit une fleur et l’embrassa sur les lèvres. Le monde pouvait bien crouler, les autres disparaître ! elle était là, seule, avec Sally. Et ce fut comme si elle avait reçu un présent, bien enveloppé, qu’on lui aurait dit de garder, sans l’ouvrir – un diamant, quelque chose d’infiniment précieux, bien enveloppé, qu’elle découvrait un peu en marchant (de long en large, de long en large), avant que se dissipât le rayonnement, la révélation, la divine ferveur !… Soudain le vieux Joseph et Peter Walsh :
« En extase devant les étoiles ? » dit Peter.
Elle crut s’être frappé la tête contre un mur de granit dans la nuit. Quel choc affreux !
Pas pour elle. C’était Sally qu’elle sentait malmenée, maltraitée. Elle devinait l’hostilité de Peter, sa jalousie, sa résolution de s’imposer dans leur amitié. Tout cela, elle le vit, comme un paysage à la lueur d’un éclair, et Sally (cette admirable Sally) ne se troubla pas le moins du monde. Elle se mit à rire. Elle fit dire au vieux Joseph le nom des étoiles, ce qu’il faisait volontiers avec un grand sérieux. Elle resta, elle écouta. Elle entendit le nom des étoiles.
Quelle horreur ! se disait-elle, comme si elle avait su tout le temps que quelque chose les interromprait, empoisonnerait sa minute de bonheur.
Et cependant, combien devait-elle à Peter ! Toujours, quand elle pensait à lui, elle pensait à leurs querelles ; il y avait une raison, sans doute, le souci qu’elle avait de son estime. Elle lui devait des mots : « sentimental », « civilisé ». Ils surgissaient encore chaque jour de sa vie, comme s’ils la protégeaient. Un livre était sentimental ; une attitude en face de la vie, sentimentale. « Sentimentale », elle l’était peut-être en pensant au passé. Que pensera-t-il, se demanda-t-elle, quand il reviendra ?
Qu’elle a vieilli ? Le dira-t-il, ou verra-t-elle qu’il le pense, qu’elle a vieilli, quand il reviendra ? C’était vrai. Depuis sa maladie, elle était devenue presque toute blanche.
En posant sa broche sur la table, elle eut un spasme subit comme si, pendant qu’elle rêvait, des griffes de glace s’étaient enfoncées dans sa chair. Elle n’était pas vieille encore, elle venait de commencer sa cinquante-deuxième année. Des mois et des mois de cette année étaient intacts. Juin, juillet, août ! Chacun d’eux était encore presque entier et, comme pour recueillir la goutte qui tombe, Clarissa (elle alla vers la coiffeuse) se plongea au cœur même de ce moment, l’arrêta, le moment de ce matin de juin lourd du poids de tous les autres matins, regarda la glace, la coiffeuse, avec tous ses flacons, comme pour la première fois, réunit tout son être en un point (elle regarda dans la glace) et vit le délicat visage rose de la femme qui allait ce soir-même donner une soirée, Clarissa Dalloway, elle-même.
Que de fois elle avait vu ce visage et toujours avec cette même imperceptible contraction ! Elle faisait une moue en se regardant dans la glace, pour mettre son visage au point. C’était bien elle, mise au point, précise, définie. C’était bien elle quand un effort, une sollicitation l’obligeait à se concentrer, et seule elle savait combien était lointaine, différente, composée pour le monde seulement, en un centre, en un diamant, cette femme assise dans son salon ; elle offrait ainsi un point de ralliement, une lumière à quelques mornes existences sans doute, un refuge à des âmes solitaires, peut-être. Elle avait aidé des jeunes gens qui la vénéraient ; elle avait essayé d’être toujours égale, de ne rien montrer de ses autres côtés, de ses défauts, de ses jalousies, de ses vanités, de ses soupçons qui la traversaient soudain comme celui de tout à l’heure, parce que Lady Bruton ne l’avait pas invitée à déjeuner. – « C’est vraiment bas ! » pensa-t-elle en terminant sa coiffure. « Et maintenant, où était sa robe ? »
Ses robes du soir étaient pendues dans l’armoire. Clarissa, plongeant la main dans ce doux amas, détacha légèrement la robe verte et l’apporta près de la fenêtre. Elle l’avait déchirée. Quelqu’un avait marché sur la jupe. Elle l’avait sentie céder à la soirée de l’Ambassade, dans le haut au milieu des plis. À la lumière artificielle, le vert brillait ; il perdait sa couleur maintenant au soleil. Elle allait la raccommoder. Ses femmes de chambre avaient trop à faire. Elle la mettrait ce soir. Elle prendrait sa soie, ses ciseaux, et puis… quoi donc encore ?… mais son dé, et descendrait au salon, car elle devait aussi écrire et voir si les choses étaient en ordre.
« C’est étrange, pensa-t-elle en s’arrêtant sur le palier et en composant ce diamant, cette personne unique, c’est étrange comme une maîtresse de maison connaît le véritable moment, l’âme de sa demeure. De faibles sons s’élèvent en spirales dans la cage de l’escalier : le frottement d’un balai, un meuble qu’on bat, un choc à la porte, une rumeur quand s’ouvre la porte d’entrée, une voix répétant un message dans le sous-sol, le cliquetis de l’argenterie sur le plateau, de l’argenterie brillante pour la soirée. Tout était pour la soirée. »
(Lucy, entrant dans le salon avec son plateau, posa sur la cheminée les candélabres géants, le surtout d’argent au milieu, tourna le dauphin de cristal vers la pendule. Ils entreraient, ils se tiendraient là, ils parleraient avec ces tons affectés qu’elle savait contrefaire, les messieurs et les belles dames. De toutes, sa maîtresse était la plus jolie – maîtresse de l’argenterie, du linge, de la porcelaine, car le soleil, l’argenterie, les portes enlevées de leurs gonds et les hommes de Rumpelmayer lui donnaient (elle posa le coupe-papier sur la table de marqueterie) des idées de grandeur. Voyez ! voyez ! disait-elle, parlant à ses vieux amis, dans la boulangerie de Caterham, sa première place, et jetant des regards furtifs dans la glace. Elle s’imaginait être lady Angela, suivante de la princesse Mary, quand Mrs Dalloway entra.)
« Oh ! Lucy ! dit-elle, comme l’argenterie est belle ! »
Et, redressant le dauphin de cristal : « Vous êtes-vous amusée au théâtre hier soir ? – Oh ! nous avons dû partir de bonne heure. – Alors vous n’avez pas su la fin, c’est dommage » (ses domestiques pouvaient rentrer plus tard s’ils demandaient la permission). – « C’est une vraie honte », dit-elle, prenant le vieux coussin râpé du milieu du sofa et le mettant dans les bras de Lucy qu’elle poussa doucement, en s’écriant :
« Emportez-le ! Donnez-le à Mrs Walcker avec mes compliments ! Emportez-le ! »
Et Lucy s’arrêtant, avec le coussin, à la porte du salon, dit très timidement, en rougissant un peu : « Est-ce que je ne pourrais pas aider à raccommoder la robe ?
– Mais, dit Mrs Dalloway, vous avez déjà bien assez à faire, bien assez d’ouvrage sans celui-là. – Mais merci, Lucy, oh ! merci ! fit Mrs Dalloway, et merci, merci, poursuivit-elle (s’asseyant sur le sofa avec la robe sur ses genoux, les ciseaux et la soie), merci, merci », dit-elle, reconnaissante à ses domestiques de l’aider ainsi à être ce qu’elle voulait être, douce, généreuse. Ses domestiques l’aimaient. Et maintenant, la robe ? Où était la déchirure ? et puis, l’aiguille à enfiler ? C’était une robe qu’elle aimait, une robe de Sally Parker, presque la dernière qu’elle eût faite, hélas ! car Sally était maintenant retirée à Ealing « et, si jamais j’ai un moment, pensa Clarissa (mais jamais elle n’aurait un moment) j’irai la voir à Ealing ». Car c’était quelqu’un, pensa Clarissa, une véritable artiste. Elle avait l’idée de petits détails originaux ; cependant ses robes n’étaient jamais excentriques. On pouvait les porter à Hatfield, à Buckingham Palace.
La paix entra en elle, la rendit calme, contente, tandis que l’aiguille, attirant doucement la soie jusqu’au bout de sa course paisible, rassemblait les plis verts et les attachait très légèrement à la ceinture. Ainsi, un jour d’été, les vagues se rassemblent, se soulèvent et retombent, se soulèvent et retombent, et le monde entier semble dire : « C’est tout », avec une force de plus en plus grande, si bien que même le cœur, dans le corps étendu au soleil sur la plage, dit aussi : « C’est tout ». Ne crains plus, oh ! ne crains plus, dit le cœur qui remet son fardeau à la mer, une mer qui soupire innombrablement pour tous les chagrins, et qui recommence, se soulève et retombe. Et le corps resté seul écoute l’abeille qui passe, la vague qui se brise, le chien qui aboie au loin, au loin.
« Dieu ! on sonne à la porte ! » s’écria Clarissa, suspendant son aiguille.
Inquiète, elle écouta.
« Mrs Dalloway me recevra, dit un visiteur âgé dans le vestibule, oh ! oui, elle me recevra, répéta-t-il en poussant Lucy de côté très affablement et en s’élançant si vite dans l’escalier. Oui, oui, oui, murmurait-il en courant dans l’escalier, elle me recevra. Après cinq ans passés dans l’Inde, Clarissa me recevra. »
« Qui peut… Qui peut… » se demanda Mrs Dalloway (indignée qu’on osât la déranger à onze heures du matin le jour où elle donnait une soirée !) en entendant un pas dans l’escalier. Elle entendit une main se poser sur la porte. Elle voulut cacher sa robe, comme une vierge qui veille sur sa chasteté, qui protège l’intimité. Le bouton de cuivre tourne. La porte s’ouvre et voilà qu’entre… elle fut une seconde sans se rappeler son nom, tant elle était surprise et si heureuse, si troublée, tellement stupéfaite que Peter Walsh vînt la trouver sans avoir prévenu, ce matin. (Elle n’avait pas lu sa lettre.)
« Et comment allez-vous ? » dit Peter Walsh qui tremblait réellement. Il lui prit les deux mains, il lui baisa les deux mains. « Elle a vieilli, pensa-t-il en s’asseyant. Je ne lui dirai rien, car elle a vieilli. Elle me regarde… » Un embarras subit l’envahit, pourtant il lui avait baisé les mains. Il mit la main dans sa poche, et en tira un gros canif, dont il ouvrit à moitié la lame.
« Tout à fait le même, pensa Clarissa, le même regard singulier ; le même complet à carreaux ; le visage peut-être un peu dévié, un peu plus maigre, un peu plus sec, peut-être ; mais il a l’air de se porter admirablement et il est toujours le même. »
« Quel bonheur de vous revoir ! » s’écria-t-elle. Il avait sorti son canif. « C’est tellement lui ! » pensait-elle.
Il n’était arrivé en ville que la veille au soir ; il devait partir pour la campagne immédiatement ; et comment tout allait-il, et tous, Richard ? Élisabeth ?
« Et cela, qu’est-ce que c’est ? » dit-il en dirigeant son canif vers la robe verte.
« Il est très bien habillé, pensait Clarissa ; cependant il me critique encore. »
« La voilà qui raccommode sa robe, pensait-il ; elle raccommode sa robe comme toujours. Elle est restée assise là tout le temps, pendant que j’étais dans l’Inde, raccommodant sa robe, s’affairant, allant à des soirées, courant à la Chambre, rentrant chez elle – toute cette existence ! pensait-il, s’irritant, s’excitant à mesure, car il n’y a rien au monde de si mauvais pour certaines femmes que le mariage et la politique, et un mari conservateur, comme l’admirable Richard. C’est ainsi, c’est ainsi ! » dit-il, en fermant son canif avec un bruit sec.