Télécharger l'application

Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 3Chapter 3


« Richard va très bien. Richard est à une commission », dit Clarissa.

Elle ouvrit ses ciseaux et lui demanda s’il voulait la laisser finir juste ce qu’elle faisait à sa robe, car ils donnaient une soirée aujourd’hui.

« À laquelle je ne vous inviterai pas, mon cher Peter. »

Mais c’était délicieux de l’entendre dire ces mots : « mon cher Peter ». Tout était délicieux, les vases d’argent, les chaises, tout était délicieux !

Pourquoi ne l’inviterait-elle pas à sa soirée ? demanda-t-il.

« Eh bien, en ce moment, pensa Clarissa, il est charmant, il est tout à fait charmant. Je me souviens combien il me paraissait impossible de me décider – et pourquoi me suis-je décidée ? – à ne pas l’épouser, ce terrible été. »

« Mais c’est si extraordinaire que vous soyez venu ce matin, s’écria-t-elle, en posant ses mains l’une sur l’autre, sur sa robe.

« Vous rappelez-vous, comme les stores claquaient à Bourton ?

– C’est vrai », dit-il ; et il se souvint d’avoir déjeuné seul, très embarrassé, avec son père qui était mort, et il n’avait pas écrit à Clarissa. Mais il n’avait jamais pu s’entendre avec le vieux Parry, ce vieil homme geignard, faible, le père de Clarissa, Justin Parry.

« J’ai souvent regretté de ne pas m’être mieux entendu avec votre père, dit-il.

Mais il n’aimait aucun de ceux qui… de nos amis », dit Clarissa qui eut envie de se mordre la langue pour avoir ainsi rappelé à Peter qu’il avait voulu l’épouser.

« Bien sûr, je le voulais, pensa Peter, j’ai eu le cœur presque brisé » ; et il fut accablé par son chagrin qui se leva, comme une lune que l’on regarde sur la terrasse, livide et belle dans la lumière du jour mourant. « J’ai été plus malheureux, alors, que jamais depuis. » Et comme s’il était réellement assis là, sur la terrasse, il fit un mouvement vers Clarissa, tendit la main, la leva, la laissa retomber. Au-dessus d’eux, elle était suspendue, cette lune ; Clarissa, elle aussi, semblait assise avec lui sur la terrasse, au clair de lune.

« Bourton appartient maintenant à Herbert, dit-elle. Je n’y vais plus jamais. »

Alors ce fut comme il arrive sur une terrasse au clair de lune, quand l’un des deux se sent humilié parce qu’il s’ennuie déjà, tandis que l’autre reste assise, silencieuse, très tranquille, regardant tristement la lune, et qu’il remue le pied, tousse un peu, remarque un écrou de fer sur le pied de la table, déplace une feuille, mais ne dit rien ; ainsi sentait Peter Walsh. Pourquoi revenir ainsi sur le passé ? Pourquoi le lui rappeler ? le faire encore souffrir, quand elle lui avait infligé des tortures infernales ? Pourquoi ?

« Vous souvenez-vous du lac ? » dit-elle d’une voix rauque sous la poussée d’une émotion qui étreignit son cœur, raidit les muscles de sa gorge et contracta ses lèvres en un spasme, lorsqu’elle dit : lac. Car elle était encore une enfant, qui jetait du pain aux canards à côté de ses parents, et en même temps une femme qui venait vers ses parents debout, près du lac, tenant dans ses bras sa vie qui, à mesure qu’elle approchait, grandissait, grandissait dans ses bras jusqu’à devenir une vie entière, une vie complète, qu’elle déposait près d’eux en disant : « Voilà ce que j’en ai fait ! voilà ! » Qu’en avait-elle fait ? Quoi donc, en vérité, cousant ainsi ce matin, avec Peter ?

Elle regarda Peter Walsh ; son regard traversant toutes ces années et toute cette émotion, l’atteignit timidement, se posa sur lui plein de larmes, et se souleva, et s’envola comme un oiseau touche une branche, et s’envole. Très simplement, elle essuya ses yeux.

« Oui, dit Peter, oui, oui, oui », dit-il, comme si elle avait fait surgir en lui quelque chose qui le blessait réellement, en grandissant. C’est bien, c’est bien ! assez ! avait-il envie de crier. Car il n’était pas vieux, sa vie n’était pas terminée ; mais pas du tout. Il n’avait que cinquante ans à peine. Est-ce que je le lui dirai ? Il aurait préféré le lui dire. Mais elle est trop froide, pensa-t-il, cousant, là, avec ses ciseaux. Daisy aurait l’air commun à côté de Clarissa. Et elle penserait que je suis un raté, ce qui est vrai dans leur sens, le sens des Dalloway. Oh ! oui ! sans aucun doute, il était un raté devant toutes ces choses, la table en marqueterie, la liseuse à monture d’argent, le dauphin et les candélabres, la tapisserie des sièges et les vieilles estampes anglaises en couleur, si rares, il était un raté ! Je déteste toute cette pose, pensa-t-il ; c’est bien là Richard, mais Clarissa l’a épousé. (Ici Lucy entra dans la pièce, apportant des objets d’argent ; mais elle est charmante, si mince, si gracieuse, pensa-t-il, quand elle se baissa pour les poser.) Et voilà ce qui s’est passé pendant tout ce temps, jour après jour, la vie de Clarissa, tandis que moi… et soudain tout sembla irradier de lui : voyages, promenades à cheval, querelles, aventures, bridges, histoires d’amour, et du travail, du travail ! et il tira ouvertement son canif – son vieux canif à manche de corne qu’il avait bien depuis trente ans, Clarissa l’aurait juré – et il le serra dans son poing.

Quelle singulière habitude, pensa Clarissa, de toujours jouer avec son couteau ! Et toujours vous faire sentir que vous êtes frivole, sans cervelle, rien qu’une sotte bavarde, comme autrefois. Mais à mon tour ! Et reprenant son aiguille, elle appela à son aide – comme une reine que ses gardes endormis ont laissée sans protection (elle avait été tout à fait déconcertée par cette visite, bouleversée), de sorte que chacun peut entrer en passant et la regarder étendue, sous les lianes en berceau – les choses qu’elle faisait, les choses qu’elle aimait, son mari, Élisabeth, tout ce qui était elle en somme et que Peter connaissait à peine maintenant ; elle les appela toutes autour d’elle pour repousser l’ennemi.

« Eh bien, qu’avez-vous fait ? » dit-elle. Avant que la bataille commence, les chevaux piétinent la terre, secouent la tête, la lumière brille sur leurs flancs, ils courbent le cou. Ainsi Peter Walsh et Clarissa, côte à côte sur le sofa bleu, se défièrent l’un l’autre. Les forces de Peter l’irritaient et se bousculaient en lui. Il assembla de différents points toutes sortes de choses : ses succès, sa carrière à Oxford, son mariage dont elle ne savait absolument rien, comment il avait aimé, et dans l’ensemble accompli sa tâche.

« Des millions de choses ! » s’exclama-t-il, et poussé par les forces assemblées qui maintenant chargeaient de tous côtés et lui donnaient le sentiment effrayant, mais aussi extrêmement joyeux, d’être lancé à travers l’air sur les épaules de gens qu’il ne pouvait plus voir, il porta ses mains à son front.

Clarissa se tint très droite et retint son souffle.

« J’aime », dit-il, mais pas à elle, à une personne dressée dans l’obscurité de telle manière qu’on ne pouvait pas la toucher et qu’il fallait déposer sa couronne sur le gazon dans l’obscurité.

« Vous aimez ! » dit-elle. Lui, à son âge, avec son petit nœud de cravate, avalé par le monstre ! Et il n’a plus de chair sur le cou, ses mains sont rouges, et il a six mois de plus que moi ! (Son regard se reporta sur elle.) Mais pourtant il aime (son cœur comprenait). Il aime, se disait-elle, il aime.

Mais l’indestructible égoïsme qui désarçonne sans trêve tous ceux qui s’opposent à lui, le fleuve qui dit : Allons, allons toujours – et qui sait pourtant ? Il n’y a peut-être pas de but pour nous – allons, allons toujours, cet indestructible égoïsme lui mit du rouge sur les joues, lui donna l’air très jeune, des yeux très brillants, tandis qu’elle était assise, avec sa robe sur les genoux, tenant, au bout de la soie verte, une aiguille qui tremblait un peu. Il aimait. Pas elle. Une femme plus jeune, bien sûr.

« Et qui est-ce ? » demanda-t-elle.

Il fallut descendre l’idole de son piédestal et la poser devant eux.

« Une femme mariée, malheureusement, dit-il, la femme d’un major de l’armée des Indes. »

Et, avec une douceur amusante, ironique, il sourit, en la présentant, de cette manière ridicule, à Clarissa.

(Mais il aime, pensa Clarissa.)

« Elle a, continua-t-il très posément, deux petits enfants, un garçon et une fille. Je suis venu en Angleterre pour consulter mes avocats au sujet du divorce. »

Les voilà ! pensa-t-il. Faites-en ce que vous voudrez, Clarissa ! Les voilà ! Et, à chaque seconde, il lui semblait que la femme du major de l’armée des Indes (sa Daisy) et les deux petits enfants devenaient plus charmants à mesure que Clarissa les regardait, comme s’il avait mis le feu à une boulette grise posée sur un plat et qu’un arbre ravissant se fût élevé là, dans l’air vif, chargé des sels marins de leur intimité (en certaines choses, personne ne le comprenait, ne sentait avec lui, comme Clarissa), de leur délicieuse intimité.

Elle l’a flatté, elle l’a roulé, pensa Clarissa qui ébauchait le portrait de la femme du major de l’armée des Indes, en trois coups de ciseaux. Quel dommage ! Quelle folie ! Toute sa vie, Peter avait été roulé comme cela : d’abord en se faisant renvoyer d’Oxford, ensuite en épousant cette jeune fille sur le bateau des Indes ; maintenant, c’était la femme d’un major. Heureusement, elle n’avait pas voulu l’épouser ! Cependant, il aimait ; son vieil ami, son cher Peter, aimait.

« Mais qu’allez-vous faire ? demanda-t-elle.

– Eh bien, les avocats et les avoués, MM. Hooper et Grateley, de Lincoln’s Inn, vont s’en occuper, dit-il. – Et il se mit à se tailler les ongles avec son canif !

– Pour l’amour du ciel, laissez ce couteau ! » s’écria-t-elle avec une irritation qu’elle ne put réprimer ; c’était ce stupide manque de manières, cette faiblesse, cette complète insouciance de ce que sentaient les autres qui l’agaçait et l’avait toujours agacée chez lui ; et maintenant à son âge, comme c’était sot !

« Je sais tout cela, pensait Peter ; je sais tout ce que j’ai contre moi, pensait-il en passant son doigt sur la lame de son canif, Clarissa, et Dalloway, et tous les autres. Mais je montrerai à Clarissa… » et alors, entièrement pris par surprise, vaincu tout à coup par ces forces irrésistibles éparses dans l’air, il éclata en sanglots ; il pleura, pleura sans la moindre honte, assis sur le sofa, les larmes coulant sur ses joues.

Et Clarissa se pencha, lui prit la main, l’attira, l’embrassa ; elle sentit, en vérité, son visage sur le sien avant d’avoir pu dompter dans son sein un tumulte de panaches aux éclairs d’argent, d’herbes des pampas sous un vent tropical, tumulte qui, s’apaisant, la laissa tenant sa main, caressant son genou et se sentant, lorsqu’elle se rassit, extraordinairement à l’aise avec lui et le cœur léger ; et cette pensée lui vint tout d’un coup : Si je l’avais épousé, cette gaieté aurait été mienne tout le jour.

C’en était fait. Le drap était tendu et le lit étroit. Elle était montée seule dans la tour et les avait laissés cueillir des mûres au soleil. La porte s’était close et là-haut, au milieu de la poussière de plâtre et des débris de nid d’oiseaux, comme la vue s’étendait loin et comme les sons arrivaient maigres et froids ! (une fois, sur Leith Hill, elle se rappelait) et elle cria : « Richard ! Richard ! » comme un dormeur, dans la nuit, sursaute, et tend, dans l’obscurité, la main vers le secours. « Il déjeune avec Lady Bruton, pensa-t-elle. Il m’a quittée, je suis seule pour toujours. » Et elle joignit les mains sur ses genoux.

Peter Walsh s’était levé, était allé vers la fenêtre et restait debout, lui tournant le dos, tamponnant sur ses yeux un mouchoir imprimé. Impérieux, sec, désolé, il se mouchait bruyamment, ses minces omoplates soulevaient un peu son vêtement. « Emmenez-moi ! » pensa Clarissa avec un élan soudain, comme s’il partait à l’instant pour quelque grand voyage, puis, une seconde après, ce fut comme si les cinq actes d’une pièce très intéressante, très émouvante, venaient d’être joués, qu’elle eût vécu toute une vie en les écoutant, se fût enfuie, eût vécu avec Peter et que tout, maintenant, fût fini.

Il fallait partir à présent, et comme une femme rassemble ses objets, son manteau, ses gants, sa lorgnette et se lève pour sortir du théâtre dans la rue, elle quitta le sofa et se dirigea vers Peter.

C’est tellement étrange qu’elle ait encore le don, pensa-t-il, comme elle s’approchait bruissante, qu’elle ait encore le don, en traversant la pièce, de faire lever cette lune qu’il détestait, à Bourton, sur la terrasse, dans le ciel d’été.

« Dites-moi, dit-il, la saisissant par les épaules, êtes-vous heureuse, Clarissa ? Est-ce que Richard… »

La porte s’ouvrit.

« Voici mon Élisabeth », dit Clarissa avec émotion, avec affectation peut-être.

« Comment allez-vous ? » dit Élisabeth en s’avançant.

Le son de Big Ben frappant la demi-heure résonna entre eux avec une extraordinaire vigueur, comme si un jeune homme vigoureux, indifférent, brutal, lançait ses haltères en avant et en arrière.

« Hello, Élisabeth ! » s’écria Peter qui fourra son mouchoir dans sa poche, s’avança rapidement vers elle, dit : « Au revoir, Clarissa ! » sans la regarder, quitta la chambre brusquement, descendit l’escalier en courant et ouvrit la porte d’entrée.

« Peter ! Peter ! cria Clarissa en le suivant sur le palier, ma soirée ! N’oubliez pas ma soirée ! » cria-t-elle, obligée d’élever la voix devant le vacarme du dehors. Dominée par le fracas de la rue et le bruit de toutes les cloches qui sonnaient, sa voix criant : « N’oubliez pas ma soirée ! » parut frêle et menue et très lointaine à Peter Walsh lorsqu’il ferma la porte.

 

« N’oubliez pas ma soirée ! n’oubliez pas ma soirée ! » disait Peter Walsh en descendant la rue, rythmant ses paroles, en cadence avec ce flot de sons, avec le son franc et positif de Big Ben qui sonnait la demi-heure. (Les cercles de plomb se dissolvent dans l’air.) « Oh ! ces soirées, pensait-il, les soirées de Clarissa ! Pourquoi donne-t-elle ces soirées ? » Mon Dieu, il ne la désapprouvait pas, pas plus que cette forme d’homme en jaquette avec un œillet à la boutonnière qui venait vers lui. Il n’y avait qu’un homme au monde qui pût être amoureux comme lui. Et le voilà, cet heureux homme, lui-même, réfléchi dans les glaces de la vitrine d’un constructeur d’automobiles, dans Victoria Street. Toute l’Inde s’étendait derrière lui, plaine, montagnes, épidémies de choléra, un district grand deux fois comme l’Irlande, des décisions qu’il avait dû prendre seul ; et, à présent, lui, Peter Walsh, pour la première fois de sa vie, il était vraiment amoureux. « Clarissa est devenue sèche et un peu sentimentale par-dessus le marché », pensait-il en regardant la grande automobile qui pouvait faire – combien de milles avec combien de gallons ? Car il avait un don pour la mécanique, il avait inventé une charrue dans son district, avait fait venir des brouettes d’Angleterre, mais les coolies ne voulaient pas s’en servir, toutes choses dont Clarissa ne savait absolument rien.

Cette manière de dire : « Voici mon Élisabeth ! » cela l’agaçait. Pourquoi pas : « Voici Élisabeth ! » simplement ? Ce n’était pas sincère. Et Élisabeth non plus n’avait pas aimé cela. (Les derniers frémissements de la grande voix retentissante ébranlaient encore l’air autour de lui ; la demie ; il est tôt encore ; onze heures et demie seulement.) Car il comprenait les jeunes gens ; il les aimait. Il y a toujours eu quelque chose de froid en Clarissa, pensait-il. Elle a toujours eu, même jeune fille, une sorte de timidité, qui, dans l’âge mûr, devient de la convention et puis, tout cela est fini : tout cela est fini, pensa-t-il, regardant d’un air assombri, dans les profondeurs miroitantes, et il se demandait si en allant la voir à cette heure-là, il ne l’avait pas ennuyée ; bouleversé de honte tout à coup parce qu’il avait été sot, qu’il avait pleuré, avait été sentimental, lui avait tout raconté, comme toujours, comme toujours.

Ainsi qu’un nuage traverse le ciel, le silence tomba sur Londres, tomba sur l’esprit. L’effort cesse. Le temps fouette le mât. Nous nous arrêtons debout. Rigide, le squelette de l’habitude maintient seul la forme humaine. Là où il n’y a rien, se dit Peter Walsh, le sentiment se creuse, complètement vide au-dedans. Clarissa m’a refusé, pensa-t-il. Il s’arrêta en se disant : Clarissa m’a refusé.

Ah ! dit l’horloge de St. Margaret, comme une maîtresse de maison qui entre dans son salon sur le coup de l’heure et trouve ses hôtes déjà là, je ne suis pas en retard. Non, il est exactement onze heures et demie, dit-elle. Cependant, bien qu’elle ait raison, sa voix, étant la voix de la maîtresse de la maison, ne veut pas imposer sa personnalité. Un regret du passé, un souci pour le présent la retient. Il est onze heures et demie, dit-elle, et le son de St. Margaret se glisse dans les replis du cœur et s’enfouit sous les cercles et les cercles des sons, comme une chose vivante qui a besoin de se confier, de se disperser et, avec un frisson de joie, de se blottir ; comme Clarissa, descendant l’escalier, pensa Peter Walsh, quand l’heure sonne, en robe blanche. C’est Clarissa, pensa-t-il, avec une émotion profonde et un souvenir extraordinairement clair, qui cependant l’intriguait, comme si cette cloche était entrée, jadis, dans la pièce où ils étaient assis, durant un moment de grande intimité, était allée de l’un à l’autre et était partie, comme une abeille avec son miel, emportant ce moment. Mais quelle pièce ? Quel moment ? Et pourquoi avait-il été si profondément heureux pendant que la cloche sonnait ? Puis, comme le son de St. Margaret s’alanguissait, il pensa : elle a été malade, et le son exprima de la langueur et de la souffrance. C’était le cœur, il se souvint, et, la sonorité soudaine du dernier coup fut comme le glas de la mort qui surprenait au milieu de la vie Clarissa, tombant, à l’endroit où elle se trouvait, dans son salon. « Non, non, cria-t-il, elle n’est pas morte, je ne suis pas vieux ! » Et il remonta Whitehall, comme si roulait là, vers lui, vivace, sans fin, son avenir.

Il n’était pas vieux, ni endurci, ni desséché le moins du monde. Quant à ce que pouvaient dire de lui les Dalloway, les Whitbread et leur clique, il s’en souciait comme d’une guigne… comme d’une guigne (il faudrait pourtant un de ces jours aller demander à Richard s’il ne pourrait pas lui trouver une situation). Marchant à grands pas, regardant de tous ses yeux, il fixa la statue du duc de Cambridge… Il avait été renvoyé d’Oxford, c’était vrai. Il avait été socialiste, à certains égards un raté, c’était vrai. Cependant l’avenir de la civilisation, pensa-t-il, est entre les mains de ces jeunes gens-là, de jeunes tels qu’il était lui, il y avait trente ans, aimant les idées abstraites, étudiant les sciences, la philosophie et faisant venir des livres tout le long de la route, depuis Oxford jusqu’à un pic de l’Himalaya. L’avenir est entre les mains de ces jeunes gens-là.

Un piétinement, comme un piétinement sur les feuilles dans un bois, vint derrière lui, et aussi un frôlement, un bruit sourd et régulier qui, en l’atteignant, scandèrent ses pensées rigoureusement, en cadence, malgré lui, le long de Whitehall. Des jeunes gens en uniforme, avec des fusils, marchaient, le regard droit devant eux, marchaient, les bras raides ; et l’expression de leurs visages était comme la légende inscrite sur le piédestal d’une statue glorifiant le devoir, la reconnaissance, la fidélité, l’amour de l’Angleterre.

C’est, pensa Peter Walsh, qui commençait à marquer le pas avec eux, une très belle discipline. Mais ils n’ont pas l’air robuste. Ils sont dégingandés presque tous, ces garçons de seize ans qui peut-être demain seront dans des boutiques et vendront du riz ou des barres de savon. Aujourd’hui, ils ont sur eux, non pas la marque du plaisir sensuel ou des préoccupations journalières, mais la solennité de la couronne qu’ils ont transportée de Finsbury Pavement à la tombe vide. Ils ont prononcé des vœux. La foule les respecte. On arrête les camions.

Je ne peux pas les suivre, dit Peter Walsh, comme ils remontaient Whitehall, et, marchant toujours, ils le dépassèrent, dépassèrent tout le monde, de leur pas assuré, comme si une volonté unique faisait mouvoir les bras et les jambes de la même manière uniforme, et que la vie, avec sa variété, avec son abandon, eût été momifiée par la discipline et déposée, cadavre rigide aux yeux fixes, sous une chaussée couverte de monuments et de couronnes. Cela est respectable, bien qu’il y ait des gens qui s’en moquent ; cela est respectable, songea-t-il. Les voilà qui s’en vont, en s’arrêtant sur le bord du trottoir ; et toutes les glorieuses statues de Nelson, de Gordon, d’Havelock, les effigies sombres et théâtrales des grands soldats regardaient droit devant eux, comme s’ils avaient accompli le même sacrifice (et lui aussi, Peter Walsh, l’avait fait, le grand sacrifice), foulé aux pieds les mêmes tentations, étaient arrivés enfin à se transformer en leur propre statue de marbre. Mais le marbre, Peter Walsh ne le désirait pas pour lui, pas du tout, bien qu’il le respectât chez d’autres. Ces jeunes gens, il les respectait. Ils ne connaissent pas encore les troubles de la chair, dit-il, – la petite troupe au pas cadencé disparut dans la direction du Strand – tout ce que j’ai souffert, ajouta-t-il, en traversant la rue et en s’arrêtant sous la statue de Gordon, Gordon pour qui, enfant, il avait eu un culte, Gordon debout, solitaire, la jambe tendue et les bras croisés. Pauvre Gordon !

Et parce que personne, sauf Clarissa, ne savait encore qu’il était à Londres et parce que la terre, après le voyage, lui semblait encore une île, l’étrangeté de se trouver seul, vivant, inconnu, à onze heures et demie du matin, dans Trafalgar Square, s’empara de lui. Qu’est-ce ? Où suis-je ? pensa-t-il. Et après tout pourquoi faire cela ? Le divorce ne lui semblait plus que du brouillard. Et son esprit s’affaissa, plat comme une plaine, et trois grandes passions s’y abattirent : l’amour des idées, une large philanthropie, et puis, effet des deux autres, une joie délicieuse, une irrésistible joie, comme si dans son cerveau, par une main qui n’était pas la sienne, des cordons avaient été tirés, des volets ouverts, et que lui, étranger à ces changements, se trouvât à l’entrée d’avenues sans fin où, s’il le voulait, il pouvait s’aventurer. Jamais il ne s’était senti aussi jeune !

Évadé ! libre ! libre, comme il arrive dans la défaite de l’habitude, quand l’esprit, semblable à une flamme qui n’est pas protégée, se courbe et se penche et semble prêt à jaillir de son support. Je me sens plus jeune que jamais, pensa Peter Walsh, s’échappant (bien entendu pour une heure ou deux seulement) de ce qui était exactement lui, ainsi qu’un enfant qui se sauve de la maison et voit, tout en courant, à la fenêtre, sa vieille nourrice qui agite la main du mauvais côté. Mais elle est délicieuse, pensa-t-il, car, traversant Trafalgar Square dans la direction de Hay Market, venait une jeune femme qu’il crut voir rejeter, quand elle passa devant la statue de Gordon, tous ses voiles l’un après l’autre (Peter était si impressionnable !) et devenir exactement la femme dont il avait toujours rêvé, jeune et cependant majestueuse, gaie, mais réservée, brune et ravissante.

Se redressant et maniant furtivement son canif, il partit, derrière elle, à la poursuite de ce plaisir, de cette femme de qui semblait jaillir une lumière qui tombait sur lui, l’unissait à elle, le désignait dans la foule, comme si le brouhaha de la rue avait prononcé son nom, en secret, non Peter, mais le nom intime qu’il se donnait dans ses pensées. Vous, disait-elle, vous, disait-elle de ses mains gantées de blanc et de ses épaules. Et le long manteau mince que le vent agita, quand elle passa devant le magasin de Dent, dans Cockspur Street, se gonfla avec une bonté protectrice, une tendresse attristée, ainsi que des bras s’ouvrant aux épuisés…

Pas mariée ; jeune, très jeune, pensa Peter, et l’œillet rouge qu’il avait vu sur elle quand elle avait traversé Trafalgar Square flambait encore devant ses yeux et lui faisait imaginer des lèvres rouges. Mais elle attendait sur le bord du trottoir. Elle a un air de dignité. Elle n’est pas mondaine, comme Clarissa, ni riche, comme Clarissa. Est-elle, se demanda-t-il en la voyant se remettre en marche, respectable ? Elle est spirituelle, une langue de lézard (c’est si amusant d’inventer !) elle a un esprit piquant, moqueur, pas bruyant.

Elle repartit, traversa ; il la suivit. Il ne voulait pas du tout l’embarrasser. Cependant si elle s’arrêtait il lui dirait : « Venez prendre une glace », et elle répondrait très simplement : « Oui, merci ».

Mais on les sépara, des passants le retardèrent, la cachèrent. Il la suivait toujours, elle traversa. Il y avait du rouge sur ses joues, de la moquerie dans ses yeux ; lui était un aventurier, se disait-il, ardent, audacieux, sans scrupules, en somme (débarqué des Indes la veille au soir), un corsaire romantique, indifférent à toutes ces maudites commodités étalées dans les vitrines (robes de chambre jaunes, pipes, cannes à pêche) à la respectabilité, aux soirées et à ces vieillards coquets qui portent des dépassants blancs sous leurs gilets. Un corsaire. Elle marchait toujours, traversant Piccadilly, remontant Regent’s Street, en avant de lui ; et son manteau, ses gants, ses épaules s’unissaient aux franges, aux dentelles et aux écharpes des étalages et créaient cet esprit du luxe et de la frivolité qui perdait un peu de vie, en descendant des vitrines sur le trottoir. Ainsi la lumière d’une lampe tremblote, lorsqu’elle atteint les haies, dans la nuit.

Rieuse et charmante, elle traversa Oxford Street et Great Portland Street, tourna dans une des petites rues, et alors, alors le grand moment approcha, car voilà qu’elle ralentit le pas, ouvrit son sac et, jetant un regard dans sa direction, mais non sur lui, un regard qui disait adieu, résumait l’aventure et concluait triomphalement, elle ajusta sa clef, ouvrit une porte, disparut ! La voix de Clarissa : « N’oubliez pas ma soirée ! N’oubliez pas ma soirée ! » retentit aux oreilles de Peter. La maison était une de ces banales maisons rouges avec des corbeilles de fleurs d’un goût douteux. C’était fini.

Allons ! j’ai eu mon plaisir, je l’ai eu, dit-il, les yeux levés vers les mouvantes corbeilles de géraniums pâles. Et il était en miettes, son plaisir, car il était à moitié inventé, il le savait très bien ; imaginée, cette escapade avec la jeune femme, inventée comme on invente la meilleure partie de sa vie, comme on s’invente soi-même, comme on l’invente, elle ; créant un délicieux amusement et quelque chose de plus. Mais, chose étrange et très vraie, tout cet amusement, qu’on ne peut partager avec personne, tombe en miettes.

Il revint sur ses pas, remontant la rue, cherchant où s’asseoir, jusqu’à l’heure d’aller à Lincoln’s Inn, voir MM. Hooper et Grateley. Où irait-il ? N’importe où. Le long de la rue, alors, vers Regent’s Park. Ses souliers sur le trottoir frappaient : n’importe où ; n’importe où ; il était de bonne heure, de très bonne heure encore.

Quel matin splendide ! Semblable à la pulsation d’un cœur en parfait état, la vie battait franchement dans les rues. Pas de tâtonnements, pas d’hésitation. Glissant et tournant, sans retard, sans hâte et sans bruit, au lieu précis, à l’instant voulu, l’automobile s’arrêta devant la porte. Une jeune fille en descendit, fugitive apparition en bas de soie et en chapeau à plumes ; Peter resta froid, il avait eu son plaisir. Valets de pied, admirables pékinois couleur de feu, vestibules dallés de losanges blancs et noirs, stores blancs que le vent agitait, Peter aperçut ces choses à travers la porte ouverte et les approuva. Une œuvre parfaite, merveilleuse, après tout, dans son genre, que Londres, la saison, la civilisation. Parce qu’il descendait d’une respectable famille anglo-indienne dont trois générations, au moins, avaient administré les affaires d’un continent (c’est étrange, pensa-t-il, que je sente ces choses, puisque je déteste l’Inde, l’Empire et l’armée), il avait des moments où la civilisation, même de cette sorte, lui était chère comme un bien personnel, des moments d’orgueil pour l’Angleterre, les valets de pied, les pékinois, les jeunes filles dans leur sécurité. C’est un peu ridicule, cependant c’est comme ça, avoua-t-il. Et les docteurs, les hommes d’affaires et les femmes sachant leur métier qui s’en vont où leur travail les appelle, alertes, robustes, lui semblaient vraiment admirables, braves gens à qui l’on confierait sa vie, compagnons dans l’art de vivre qui vous soutiendraient jusqu’au bout. De sorte qu’avec ceci ou cela la comédie était vraiment tolérable ; il allait s’asseoir à l’ombre et fumer.

Voilà Regent’s Park. Mais oui. Enfant il s’était promené dans Regent’s Park. Surprenant, pensa-t-il, comme la pensée de mon enfance me revient sans cesse. C’est d’avoir vu Clarissa, peut-être ; car les femmes vivent beaucoup plus dans le passé que nous. Elles s’attachent aux lieux ; et leurs pères… une femme est toujours fière de son père. Bourton était un endroit agréable, très agréable, mais je n’ai jamais pu m’entendre avec le vieux. Il y eut une véritable scène un soir, une discussion à propos de quelque chose, il ne se rappelait plus quoi. Peut-être la politique.

Oui, il se souvenait de Regent’s Park ; la longue avenue rectiligne, la petite cabane où l’on achète des ballons, à gauche ; une statue absurde avec une inscription dans quelque coin. Il chercha un siège vide. Il se sentait un peu somnolent ; il ne voulait pas être dérangé par des gens qui lui demanderaient l’heure. Une nurse âgée, avec un bébé endormi dans une voiture ; c’est là qu’il serait le mieux, à l’autre bout du banc, à côté de la nurse.

C’est une fille singulière, dit-il, en se rappelant soudain Élisabeth, quand elle était entrée dans la pièce, à côté de sa mère. Très grandie ; tout à fait une jeune fille, pas précisément jolie, – belle plutôt, et elle ne doit pas avoir plus de dix-huit ans. Elle ne s’entend pas avec Clarissa, c’est probable. « Voilà mon Élisabeth ! » – quelle sottise ! – pourquoi pas « Voilà Élisabeth ! » simplement ? Elle essaye, comme la plupart des mères, de faire que les choses soient ce qu’elles ne sont pas. Elle croit trop à son charme. Elle l’exagère.

La fumée du cigare riche et moelleux se refroidit dans sa gorge ; il la rejeta en anneaux qui affrontèrent bravement l’air pendant une minute, bleus, circulaires, – J’essaierai de causer avec Élisabeth, ce soir, se promit-il – puis ils commencèrent à onduler et à s’effiler comme des sabliers. – Drôles de formes ! pensa-t-il. Tout à coup il ferma les yeux, leva la main avec peine et jeta au loin le bout pesant du cigare. Un grand souffle passa sur son esprit, entraînant les branches mouvantes, les voix d’enfants, les bruits de pas, les gens qui passaient, et la rumeur du Parc, la rumeur qui s’enflait, puis diminuait. Il tomba, tomba, dans les plumes et le duvet du sommeil, s’enfonça, et fut submergé.

La nurse en gris reprit son tricot tandis que Peter Walsh sur le siège brûlant, à côté d’elle, se mettait à ronfler. Dans sa robe grise, avec ses mains qui remuaient infatigablement, tranquillement, elle semblait le champion des droits des dormeurs, pareille à l’une de ces présences spectrales faites de ciel et de branches qui s’élèvent, au crépuscule, dans les bois. Le promeneur solitaire, qui aime les sentiers étroits, où il écarte les fougères, où il abat les grandes ciguës, lève tout à coup les yeux et voit la figure géante au bout de son chemin.