Chapitre 1 — La Perturbation
Sophie Calder
La Salle des Archives était un sanctuaire pour Sophie Calder. Ici, le poids du monde s’évanouissait, remplacé par le doux bruissement des pages, le léger ronronnement du déshumidificateur et le murmure de son crayon alors qu’elle cataloguait méticuleusement les trésors de la bibliothèque. L’odeur de l’encre et du papier ancien, familière et réconfortante, l’enveloppait comme un cocon protecteur. Ses yeux verts, doux mais concentrés, parcouraient le parchemin fragile d’un manuscrit rare. Ses doigts gantés flottaient juste au-dessus de la surface délicate tandis qu’elle notait ses observations dans son carnet. Elle jeta un bref coup d’œil à la clé dans la serrure d’un meuble voisin, sa forme lourde en fer étant pour elle un rappel rassurant de la sécurité de la pièce. Le monde extérieur—les bruits, le chaos—semblait disparaître complètement entre ces murs.
Jusqu’à ce que ce ne soit plus le cas.
Un léger bruit de pas parvint à ses oreilles, suivi du craquement distinct des lames du parquet dans le couloir. Le crayon de Sophie s’arrêta net en plein milieu d’un mot, son front se plissant automatiquement. Avant qu’elle ne puisse analyser pleinement le son, la lourde porte en bois s’ouvrit brusquement avec fracas, claquant contre le mur. Sophie sursauta, son crayon dérapant sur la page, laissant une trace irrégulière à travers ses notes soigneusement écrites. Son cœur se serra, sa main suspendue en l’air.
Un homme entra en trébuchant dans la pièce. Grand et mince, ses cheveux blonds sable étaient ébouriffés, comme s’il venait de braver une tempête. Il portait un sac pour appareil photo qui pendait dangereusement sur son épaule, menaçant de renverser son contenu à chaque mouvement.
« Bonjour ? Il y a quelqu’un ? » lança-t-il. Sa voix, profonde et chaleureuse, débordait d’une gaieté qui contrastait violemment avec le calme sacré de la Salle des Archives.
Sophie cligna des yeux, oscillant entre irritation et perplexité. Le panneau sur la porte était pourtant clair : « Accès réservé au personnel. » Qui était cet homme, et pourquoi se trouvait-il dans cet espace strictement restreint ? Ajustant ses lunettes d’un geste précis, elle se leva de sa chaise, son cardigan s’accrochant légèrement à l’accoudoir. Son cœur battait furieusement, un mélange d’indignation et de nervosité nouant sa poitrine.
« Excusez-moi, » dit-elle, sa voix douce mais ferme, teintée d’un tranchant qui ne laissait place à aucune ambiguïté. « Cet endroit est privé. Vous n’avez pas le droit d’être ici sans autorisation. »
L’homme se tourna vers elle, ses yeux bleus perçants se verrouillant sur les siens. Il sembla surpris pendant un bref instant, puis un sourire en coin vint illuminer son visage, un de ces sourires qui auraient pu désarmer n’importe qui. Mais Sophie, elle, n’était pas « n’importe qui ».
« Ah, vous devez être Sophie, » dit-il comme s’ils étaient de vieux amis en train de se retrouver. « Margaret m’a parlé de vous. Je suis Nate Everett. »
Il tendit une main, mais Sophie hésita, ses doigts gantés se recroquevillant légèrement. Lorsqu’elle ne répondit pas, il la laissa tomber sans insister. Au lieu de cela, il fit un pas en avant, ses bottes résonnant doucement sur le sol poli.
« Je suis ici pour, euh, observer les lieux pour un reportage, » expliqua-t-il en déposant son sac pour appareil photo sur la table la plus proche dans un bruit sourd. Sophie grimaça à ce son, qui résonnait de manière discordante dans la pièce. « Saviez-vous que cet endroit est incroyable ? C’est comme entrer dans une capsule temporelle. »
L’irritation de Sophie s’intensifia. « Monsieur Everett— »
« Nate. »
« —Monsieur Everett, cette salle abrite certains des artefacts les plus fragiles et précieux de la bibliothèque. Ce n’est pas un studio photo, et elle n’est certainement pas ouverte aux visites improvisées. » Ses mots étaient aiguisés, bien qu’elle s’efforçât de maintenir son calme. Une telle intrusion était inédite dans son univers parfaitement ordonné. Elle se redressa, bien que ses mains, toujours gantées, se crispassent en petits poings à ses côtés.
Nate leva les mains en signe de reddition, une lueur moqueuse dans les yeux. « Très bien, pas de toucher, » répondit-il, s’éloignant de la table. Mais son regard continuait de parcourir la pièce, absorbant les étagères remplies de manuscrits anciens et le doux éclat des ferrures en laiton. Ses yeux s’attardèrent sur l’un des vitraux, où la lumière se répandait doucement sur le parquet.
« Cependant, » ajouta-t-il d’un ton plus posé cette fois, « vous ne pensez pas que cet endroit mérite d’être vu ? Les gens adorent les histoires, et cette pièce en regorge. »
« Il y a une différence entre préserver l’histoire et la traiter comme une curiosité, » rétorqua Sophie, sa voix se durcissant légèrement. Elle détourna son attention vers le manuscrit posé sur son bureau, inspectant la tache laissée par l’interruption de l’homme. Ses mains tremblaient légèrement, sa frustration menaçant de fissurer son masque de professionnalisme. « Votre arrivée a déjà perturbé mon travail. »
« Perturbé ? Voilà un mot bien dramatique, » répondit Nate en s’appuyant nonchalamment contre une étagère voisine. Sa posture était décontractée, bien que ses yeux restassent curieux. « Je dirais plutôt que j’ajoute un peu de piquant à votre journée. »
Les lèvres de Sophie se pincèrent en une ligne fine. « Mon travail n’a pas besoin de piquant. Il a besoin de concentration. » Elle fit un pas en avant, prudente mais déterminée, soutenant son regard. « Et si Margaret vous a envoyé, elle aurait dû m’en informer. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser— »
Un bruit soudain l’interrompit. Sophie se retourna juste à temps pour voir un des livres sur lequel Nate s’appuyait glisser de l’étagère. Il se pencha rapidement, l’attrapant en plein vol, mais son mouvement précipité fit basculer son sac pour appareil photo. Objectifs et carnets tombèrent au sol dans un vacarme assourdissant.
« Faites attention ! » siffla Sophie, ses joues rougissant alors qu’elle se précipitait pour ramasser l’objet tombé. Elle saisit le livre, retenant son souffle en le serrant contre elle. C’était un antique, sa reliure en cuir craquelée par le temps et ses bords dorés ternis mais toujours majestueux. Elle le tenait comme s’il s’agissait d’une créature fragile et précieuse.
« Désolé, désolé, » s’excusa Nate rapidement, s’agenouillant pour ramasser ses affaires éparpillées. « Ce n’était pas mon moment le plus gracieux. » Il leva les yeux vers elle, un sourire penaud aux lèvres. « Mais, pour ma défense, l’étagère est bancale. »
Sophie lui lança un regard glacial. « L’étagère n’est pas bancale. Vous ne faisiez tout simplement pas attention. »
« Point pris, » admit Nate en se redressant. Il lui tendit un carnet tombé, mais Sophie l’ignora, serrant le livre encore plus fermement contre elle. « Tenez, laissez-moi— »
« Ne touchez à rien, » coupa Sophie, son ton autoritaire. « Ne bougez simplement pas. »
Pendant un instant, le silence retomba, rythmé uniquement par le bourdonnement constant du déshumidificateur et la respiration rapide de Sophie. Nate resta immobile, ses mains disparaissant dans les poches de son blouson en cuir. Ses yeux bleus, auparavant pétillants, s’adoucirent alors qu’il la regardait avec une curiosité plus calme.
« Vous tenez vraiment à cet endroit, n’est-ce pas ? » demanda-t-il, sa voix plus basse, presque contemplative.Sophie le regarda, surprise par le changement soudain dans son ton. « Bien sûr que oui », répondit-elle simplement. « La bibliothèque est... irremplaçable. Ce n’est pas juste une collection de livres ; c’est un témoignage de ce que nous sommes. Chaque histoire ici a son importance. »
Nate inclina légèrement la tête, son expression perdant la légèreté de l’instant précédent. « Même celles que plus personne ne lit ? »
« Surtout celles-là », répondit-elle avec fermeté, reposant le livre sur son étagère avec un soin presque cérémonieux. « Ce sont précisément celles-là qui ont le plus besoin d’être protégées. »
Pour la première fois depuis son arrivée, Nate ne trouva pas de répartie rapide. Il hocha doucement la tête, et son sourire s’adoucit en quelque chose de plus sincère. « D’accord », dit-il à voix basse. « Mais tu sais, protéger les histoires ne signifie pas nécessairement les garder enfermées. Parfois, il faut les partager pour qu’elles restent vivantes. »
Sophie ne répondit pas immédiatement. Au lieu de cela, elle ajusta ses lunettes et se retourna vers son bureau, l’esprit troublé. « Monsieur Everett », commença-t-elle d’un ton soigneusement maîtrisé, « si vous voulez vraiment aider la bibliothèque, je vous suggère de commencer par respecter ses règles. Cela inclut de prendre rendez-vous pour vos visites et de respecter les limites fixées par le personnel. »
Il haussa un sourcil, mais son expression n’avait plus rien de malicieux. Elle était empreinte de sincérité. « C’est noté », dit-il calmement. « Et... je suis désolé de m’être imposé. Ce n’était pas mon intention de perturber votre journée. »
Sophie marqua une pause, un peu déconcertée par ses excuses. Elle n’était pas habituée à rencontrer des personnes comme Nate — charmantes, impulsives, et bien trop sûres d’elles. Il représentait tout ce que son univers ordonné n’était pas. Pourtant, il y avait quelque chose dans sa sincérité qui la fit hésiter.
« Eh bien », finit-elle par dire en ajustant son cardigan, « veillez à ce que cela ne se reproduise plus. »
« Promis, juré », répondit Nate en levant deux doigts dans un geste exagérément solennel. Puis, avec un dernier sourire, il passa la sangle de son sac à appareil photo sur son épaule et se dirigea vers la porte. « À bientôt, Sophie. »
Elle ne le corrigea pas sur son utilisation de son prénom, bien qu’elle se dise intérieurement que c’était parce qu’elle était trop absorbée par son travail. Lorsque la porte se referma derrière lui, la Salle des Archives sembla souffler, le calme reprenant graduellement possession des lieux.
Sophie reprit son crayon et tenta de se reconcentrer sur le manuscrit. Mais les mots de Nate restaient gravés dans son esprit, tournant comme des oiseaux agités.
« Parfois, il faut les partager pour qu’elles restent vivantes. »
Elle secoua la tête pour chasser cette pensée. Il n’y avait pas de place pour la perturbation dans la Salle des Archives — ni dans sa vie soigneusement ordonnée.