Chapitre 3 — Le Mari Méfiant
Anna Delacroix
Le ciel pesait lourd, d’un gris uniforme qui annonçait une journée sans lumière. Anna marchait d’un pas mesuré sur le sentier menant à une petite terrasse ombragée d’un café situé en bordure d’une place discrète. Elle avait accepté, non sans méfiance, de rencontrer Guillaume Monten, le mari de Lily. L’homme l’avait contactée tôt ce matin-là, d’une voix suave mais tendue, prétextant vouloir discuter de la disparition de sa femme. L’intonation de son appel avait éveillé ses soupçons : trop calibrée, trop maîtrisée pour un homme censé être inquiet.
Sous les arcades de la terrasse, il était déjà là, vêtu d’un costume gris anthracite parfaitement ajusté, un bout de tissu pastel dépassant de sa poche, comme pour marquer une distinction calculée. Il se leva à son approche, un sourire trop lisse sur ses lèvres. Son visage, encadré par une barbe taillée avec soin, trahissait pourtant des signes de fatigue, ou peut-être de tension.
— Monsieur Monten, dit Anna en guise de salut, esquissant un léger sourire sans chaleur.
— Mademoiselle Delacroix, merci d’avoir accepté cette rencontre, répondit-il en inclinant légèrement la tête, tout en lui désignant la chaise en face de lui. Asseyez-vous, je vous en prie.
Anna s’installa, posant son sac à portée de main sur la table. La sensation du carnet verrouillé, toujours dans son sac, lui apportait un étrange mélange de réconfort et de défi.
— Alors ? commença-t-elle, plongeant directement dans le vif du sujet. Vous avez des informations sur la disparition de Lily ?
Guillaume haussa un sourcil, comme pris au dépourvu par la franchise d’Anna. Il s’adossa à sa chaise, croisant les bras dans une posture détendue qui semblait pourtant soigneusement étudiée.
— Je crains que ma femme soit en proie à une forme de... trouble, lâcha-t-il après une pause calculée. Elle avait changé ces derniers mois. Une certaine... paranoïa, dirais-je.
Anna scruta son visage, cherchant les fissures derrière ce masque de calme.
— Paranoïa ? C’est un mot fort. Vous avez des exemples ?
Il hésita, ajustant distraitement sa montre.
— Elle parlait de secrets, de conspirations. Elle était obsédée par l’idée que quelqu’un l’observait, que notre entourage n’était pas ce qu’il semblait être.
Anna hocha la tête, notant chaque mot dans son esprit.
— Et vous ? Vous pensiez qu’elle avait raison ?
Guillaume eut un rire bref, dénué de joie.
— Je pensais qu’elle s’imaginait des choses. Vous savez, Lily a toujours eu une imagination débordante. Mais récemment, cela a pris une tournure... inquiétante. Elle disait avoir découvert des choses, des vérités qui, selon elle, mettraient "tout en péril".
Anna sentit un frisson lui parcourir l’échine.
— Des vérités ? À propos de quoi, exactement ?
— Elle ne m’a jamais donné de détails précis, répondit-il en haussant les épaules, son ton se faisant plus sec. Et pour être honnête, je ne l’ai pas poussée. Je pensais que cela passerait.
Un silence s’installa, seulement troublé par le bruit des tasses que le serveur déposa sur leur table. Guillaume saisit la sienne, faisant tourner le café noir dans sa tasse d’une main distraite.
Derrière eux, un client solitaire lisait un journal, mais Anna remarqua que ses regards se levaient furtivement vers leur table. Une tension sourde s’installa en elle, alimentée par l’impression d’être observée.
— Mais vous êtes ici aujourd’hui, reprit Anna. Pourquoi ?
Il la fixa, ses yeux sombres scrutant les siens.
— Je suis inquiet, évidemment. Son absence, son silence... Tout cela ne lui ressemble pas. Je veux savoir où elle est. Je veux qu’elle revienne.
— Et... la police ? intervint Anna, sondant sa réaction.
Guillaume eut un rictus, presque imperceptible, mais Anna le nota immédiatement.
— J’ai parlé à la police, bien sûr. Mais vous savez comment ils sont... Incompétents, distraits. Et puis Lily est une adulte. Ils pensent qu’elle est partie de son plein gré.
Il se pencha légèrement en avant, son ton devenant plus insistant.
— Mais je sais que ce n’est pas le cas. Je suis sûr qu’elle est en danger.
Anna s’autorisa un sourire ironique.
— Et c’est pour ça que vous avez pensé à moi. Pour suppléer l’incompétence de la police ?
Guillaume ne releva pas la pique.
— Vous avez un lien avec elle, poursuivit-il. Un passé commun. Peut-être que vous comprendrez ce que je ne peux pas.
Anna retint un froncement de sourcils. Ce choix de mots était intéressant. Guillaume, volontairement ou non, admettait qu’il n’avait jamais vraiment compris sa femme.
— Quelles informations pouvez-vous me donner, exactement ? insista-t-elle.
Guillaume sembla peser ses mots avant de répondre.
— Nous avons eu des disputes récemment, à cause... de certaines de ses fréquentations. Elle voyait des gens dont je ne savais rien. Des journalistes, des activistes... Peut-être que l’un d’eux l’a entraînée dans quelque chose de dangereux.
Il marqua une pause, cherchant visiblement à jauger la réaction d’Anna, puis ajouta avec une hésitation soigneusement dosée :
— Elle a mentionné un certain Dupuis, un journaliste, je crois. Mais je ne sais pas ce qu’il représentait vraiment pour elle.
Anna nota mentalement ce nom, le liant à ses soupçons sur les relations de Lily avec le journalisme indépendant.
— Elle m’a aussi parlé de vous, ajouta-t-il. De votre passé commun. Je crois qu’elle vous admirait beaucoup.
Cette tentative de flatterie glissa sur Anna comme la pluie sur une vitre.
— Et ces disputes... Elles portaient sur quoi, exactement ?
Guillaume serra légèrement sa tasse, laissant échapper un soupir.
— Lily pensait qu’elle pouvait changer les choses. Qu’elle pouvait affronter ce qu’elle appelait "les vérités cachées". Elle ne comprenait pas que certaines vérités sont mieux enterrées.
— Et vous ? Vous partagez cette philosophie ? répliqua Anna, son ton piquant.
Guillaume ne répondit pas immédiatement. Ses yeux se durcirent légèrement, mais son sourire réapparut, poli et sans âme.
— Je crois en la prudence.
Anna hocha lentement la tête, notant chaque subtilité dans son comportement.
— Une dernière question, dit-elle en se levant légèrement de sa chaise. Si vous êtes si inquiet pour elle, pourquoi avez-vous attendu tout ce temps pour me contacter ?
Guillaume se figea une fraction de seconde, puis se contenta d’un sourire crispé.
— Je suppose que j’espérais qu’elle reviendrait d’elle-même. Mais le temps passe... et l’angoisse grandit.
Anna prit son sac, le serrant légèrement contre son épaule.
— Très bien, monsieur Monten. Je vais voir ce que je peux faire. Mais sachez que je ne travaille pas pour vous. Je travaille pour la vérité.
Guillaume inclina la tête, son sourire toujours figé.
— Je n’en attends pas moins.
Alors qu’elle s’éloignait, Anna sentit son regard suivre chacun de ses pas. Lorsqu’elle atteignit le coin de la rue, elle glissa une main dans son sac, touchant brièvement le carnet verrouillé. Les mots de Guillaume résonnaient en elle, mais ce n’était pas ce qu’il avait dit qui la troublait. C’était ce qu’il avait soigneusement évité de dire.
Un vent froid s’éleva, mordant sa peau à travers son trench. Elle releva le col, son esprit retournant les indices qu’elle possédait déjà. Guillaume Monten était clairement plus impliqué qu’il ne le laissait entendre. Et ce regard calculateur, cette manière de manier ses mots comme des armes...
Le mystère autour de Lily s’épaississait. Mais une chose était certaine : Guillaume Monten cachait quelque chose. Et Anna était bien décidée à le découvrir.