Chapitre 1 — Les Murmures du Gouffre
Élise
Des éclairs zèbrent le ciel au-dessus des Terres Creuses, illuminant par intermittence le gouffre béant du Puits des Lamentations. La pluie, froide et implacable, s’abat sur moi, trempant mes vêtements déchirés, collant le tissu à ma peau comme une seconde couche de désespoir. Chaque goutte semble vouloir me pousser plus près du bord, là où la roche noire et glissante plonge dans une obscurité sans fond. L’odeur âcre de soufre et de pourriture me prend à la gorge, mêlée à quelque chose de plus ancien, de plus primal, qui fait frissonner mes os. Des hurlements spectraux montent des profondeurs, des cris humains déformés, tordus par quelque chose d’inhumain, comme si des âmes piégées appelaient à l’aide – ou à la damnation. Le vent, mordant et glacial, fouette mes cheveux châtains, envoyant des mèches cuivrées danser devant mes yeux verts, déjà voilés par la peur.
Agenouillée sur le sol rocailleux, mes mains tremblent, couvertes de sang frais – le mien, peut-être, ou celui de quelqu’un d’autre, je ne sais plus. Mes doigts tracent des runes anciennes dans la boue, des symboles que je ne comprends pas pleinement, mais qui brûlent dans mon esprit comme une compulsion. Chaque trait amplifie la douleur dans ma cicatrice au poignet gauche, une pulsation si intense que j’ai l’impression que ma chair va se déchirer. Des gouttes écarlates tombent de ma peau, se mêlant à la terre détrempée, et je ne peux m’empêcher de penser que ce sang, mon sang, appartient autant à cet abîme qu’à moi. Mon souffle est court, ma poitrine serrée par une terreur viscérale qui menace de m’étouffer.
Une voix gutturale, profonde, résonne dans ma tête, plus claire que le tonnerre au-dessus. « Libère ou péris. » Les mots s’enfoncent dans mon esprit comme des griffes, me faisant sursauter. Mes yeux se rivent sur le gouffre, et là, dans l’obscurité, des lueurs rougeoyantes s’ouvrent, deux paires d’yeux qui percent la brume, me fixant avec une intensité qui me glace le sang. Quelque chose me regarde depuis l’abîme, quelque chose qui me veut, qui m’attend. Mon cœur s’emballe, tambourinant contre mes côtes, partagé entre une peur paralysante et une curiosité morbide, insidieuse, qui me pousse à tendre l’oreille, à vouloir comprendre.
Au loin, un son plus terrestre, mais tout aussi menaçant, déchire la nuit. Des cors de chasse, graves et insistants, résonnent à travers les falaises désolées des Terres Creuses. L’Ordre du Fer. Je reconnais leur cadence, leur froide détermination. À travers la brume, j’aperçois des scintillements – des armes enchantées, leurs lueurs bleutées trahissant leur pouvoir anti-magie. Ils se rapprochent, traquant l’énergie qui émane de moi, de ma cicatrice, de mon sang maudit. Chaque seconde me rapproche d’eux, d’une confrontation que je ne suis pas prête à affronter. Mes doigts serrent convulsivement le talisman de mon père, un disque de métal usé, froid contre ma paume. Je murmure une prière silencieuse, un appel désespéré à une force que je ne comprends pas, espérant qu’il me guide, qu’il me donne une réponse. Mais le silence qui suit est pire que tout, un vide qui ne fait qu’amplifier le chaos dans mon esprit.
Soudain, un frisson glacé parcourt ma colonne vertébrale, différent de la morsure de la pluie ou du vent. Un souffle chaud effleure ma nuque, si proche que je sens une présence derrière moi, massive, imposante. Mon corps se fige, paralysé par l’incertitude. Est-ce Mathis, venu me tirer de cet enfer, son regard gris-bleu chargé de cette intensité protectrice qui me réchauffe même dans les moments les plus sombres ? Ou est-ce autre chose, une créature née des ténèbres du Puits, venue réclamer ce que je refuse de donner ? Je n’ose pas me retourner, pas encore. Mon pouls bat dans mes tempes, si fort que j’ai l’impression qu’il va éclater. Chaque fibre de mon être hurle de fuir, mais où ? Vers l’abîme qui m’appelle, ou vers les lames enchantées de l’Ordre qui promettent une mort plus rapide, mais tout aussi certaine ?
Mon esprit tourbillonne, au bord de l’effondrement. Des images fragmentées s’imposent à moi – Mathis, son corps musclé couvert de sang, tombant sous un coup que je n’ai pas pu empêcher ; Brisepierre, mon village, englouti par des flammes noires ; et moi, debout au milieu de tout cela, ma silhouette déformée par une ombre qui n’est pas la mienne. Est-ce déjà trop tard ? Ai-je perdu une partie de moi-même lors du rituel à la Clairière de l’Autel Sanglant, quand j’ai mêlé mon sang à celui de Mathis ? La douleur dans ma cicatrice semble répondre à cette question, un écho d’une connexion plus profonde, plus sombre, avec cet endroit, avec le Puits et ses secrets. Et si l’Ordre avait raison ? Si j’étais vraiment une abomination, un danger pour tout ce que j’aime ? La pensée me tord l’estomac, mais une petite voix, tremblante mais tenace, murmure au fond de moi : tu n’es pas encore brisée. Pas encore.
Mes doigts continuent de tracer les runes, malgré la douleur, malgré la terreur. C’est comme si une force extérieure guidait ma main, une pulsion que je ne peux pas combattre. Mon souffle est haché, mes lèvres murmurent des mots que je ne reconnais pas, un chant ancien, guttural, qui semble monter de mon âme même. La voix dans ma tête revient, plus insistante, alternant entre menace et séduction. « Ton sang est la clé. Brise les chaînes, et tout sera à toi. » Mon esprit s’insurge, ma voix intérieure tremblante mais défiant l’obscurité. « Et si je refuse ? » Un ricanement spectral vibre dans mes os, un son qui fait trembler la terre sous moi. « Alors, tu nourriras l’abîme. »
Les cors de l’Ordre se rapprochent encore, accompagnés maintenant par des cris d’hommes, des ordres aboyés dans la nuit, et le cliquetis métallique d’armures. Ils sont là, presque sur moi. Je n’ai que quelques instants, peut-être moins. Plonger dans le gouffre, m’abandonner à l’inconnu qui m’appelle depuis les profondeurs, ou me retourner pour affronter ce qui se tient derrière moi, et ce qui approche devant. Chaque option est un piège, chaque choix une condamnation. Mon regard reste fixé sur les yeux rougeoyants en contrebas, leur lueur pulsant comme un cœur, comme un appel. L’ombre derrière moi se rapproche, son souffle plus lourd, plus pressant. Mon cœur bat à tout rompre, mes doigts hésitant sur la dernière rune, suspendus au-dessus de la boue sanglante.
Sous la pluie torrentielle, je suis une silhouette frêle au bord de l’abîme, encadrée par l’obscurité infinie du Puits et la lueur menaçante des armes enchantées qui percent la brume. Un dernier murmure résonne dans mon esprit, plus fort que tout, un ordre qui me glace jusqu’à l’âme : « Choisis maintenant. »