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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 2Refuge sous les Racines


Élise

Une pluie fine mais tenace s’infiltrait à travers la canopée dense de la Forêt Interdite de Sombreval, chaque goutte semblant murmurer un secret ancien en s’écrasant sur le sol boueux. Nichée dans un creux formé par les racines noueuses d’un chêne gigantesque, je resserrais mes bras autour de moi, tentant de chasser le froid qui s’insinuait jusque dans mes os. L’odeur de la terre humide et de la mousse me submergeait, presque étouffante, tandis que la lumière de la lune, brisée par les branches tordues au-dessus de nous, jetait des ombres mouvantes sur mon visage. Mon cœur battait lourdement, un écho de l’épuisement et de la peur qui ne me lâchaient pas depuis le rituel à la Clairière de l’Autel Sanglant.

À quelques pas, adossé contre une racine aussi massive qu’un mur, Mathis serrait les dents, une grimace de douleur traversant ses traits rudes alors qu’il resserrait un bandage improvisé autour de son flanc. Le tissu, déchiré de sa propre cape, était déjà taché de sang sombre. Son torse nu, luisant de sueur et d’humidité, révélait des muscles tendus et une nouvelle cicatrice qui rejoignait les anciennes, marquant sa peau comme une carte de batailles perdues et gagnées. Ses cheveux noirs, collés par la pluie, tombaient en mèches désordonnées sur son front, et ses yeux gris-bleu évitaient mon regard, comme s’il cherchait à cacher l’ampleur de sa souffrance. Mais je la voyais, dans la crispation de sa mâchoire, dans le tremblement léger de ses grandes mains.

Le silence entre nous était lourd, seulement brisé par le crépitement incessant de la pluie et nos respirations irrégulières. Je fixais mes propres mains, posées sur mes genoux, encore tremblantes. Dans la pénombre, je pouvais presque imaginer des traces invisibles de sang sur mes doigts – notre sang, mêlé lors du rituel. Un frisson me parcourut, mais pas à cause du froid. Et si j’avais fait une erreur ? Et si ce lien, ce pacte, nous condamnait à un destin pire que tout ce que nous avions fui jusqu’ici ? Mon regard glissa à nouveau vers Mathis, ce roc d’homme qui semblait porter le poids du monde sur ses épaules, et une vague de tendresse mêlée de culpabilité m’envahit. Il avait déjà tant perdu… pour moi.

« Mathis… » Ma voix, rauque et brisée, troua le silence. Il releva enfin les yeux, une lueur indéchiffrable traversant son regard. Je déglutis, cherchant mes mots, mes doigts s’entremêlant nerveusement. « Et si… et si j’avais fait une erreur ? Ce rituel, notre sang… Je sens quelque chose de sombre en moi depuis. Comme si on avait réveillé une malédiction au lieu de la briser. »

Il resta immobile un instant, ses lèvres pincées, avant de répondre, sa voix grave résonnant malgré la douleur qu’il tentait de masquer. « On est en vie, Élise. C’est tout ce qui compte pour l’instant. » Il fit une pause, son regard s’adoucissant, presque imperceptiblement. « Je ne regrette rien. »

Ses mots, simples mais lourds, me frappèrent en plein cœur. Une chaleur inattendue se répandit en moi, combattant le froid qui m’engourdissait. Je me rapprochai lentement, mes genoux effleurant le sol humide, jusqu’à être assez près pour sentir l’odeur de sueur et de fer qui émanait de lui. Mes doigts hésitants s’approchèrent de son bandage, effleurant sa peau chaude malgré la pluie. « Laisse-moi vérifier… Tu ne peux pas continuer à faire comme si tout allait bien. »

Il grogna, un son bas qui vibra dans sa poitrine, mais il ne me repoussa pas. Au contraire, sa main se posa sur la mienne, un contact rugueux mais étrangement doux qui fit accélérer mon pouls. « Je vais tenir, Élise. Cesse de t’inquiéter. » Mais sa voix tremblait légèrement, trahissant la vérité qu’il refusait d’admettre.

Nos regards se croisèrent, et dans cet instant suspendu, le monde autour de nous – la forêt oppressante, les dangers tapis dans l’ombre, les souvenirs du rituel – sembla s’effacer. Ses yeux, d’un gris-bleu orageux, étaient un abîme où je pouvais me perdre, un refuge au milieu du chaos. Sans réfléchir, submergée par un besoin viscéral de réconfort, je me penchai vers lui. Nos lèvres se rencontrèrent, timidement d’abord, puis avec une urgence désespérée. Le goût salé de la sueur et de la pluie s’entremêla, et pendant un instant, il n’y avait plus que cette chaleur, cette connexion brute qui faisait taire mes doutes. Ses mains, hésitantes, glissèrent dans mes cheveux trempés, me tirant plus près, et je sentis son souffle rauque contre ma peau, un grognement sourd vibrant dans sa gorge.

Mais ce moment de paix fut brutalement brisé. Un hurlement guttural, profond et primal, déchira la nuit, résonnant à travers la forêt comme une menace venue des entrailles de la terre. Ce n’était pas un cri de la meute, pas un son que je reconnaissais. Mon cœur s’emballa, et je me figeai, mes lèvres encore près des siennes. Mathis se raidit instantanément, ses mains se crispant sur mes épaules avant de me repousser doucement mais fermement. Son regard, désormais alerte, balaya l’obscurité au-delà de notre refuge.

« On n’est pas seuls », grogna-t-il à voix basse, son ton chargé d’une tension nouvelle. Il se redressa avec difficulté, une main pressée contre son flanc blessé, l’autre déjà crispée comme s’il s’attendait à devoir frapper. « Reste derrière moi. »

Mon souffle se coinça dans ma gorge tandis que je scrutais les ombres mouvantes autour de nous. La pluie semblait soudain plus forte, chaque goutte comme un tambour annonçant un danger imminent. La forêt, qui m’avait toujours fascinée autant qu’effrayée, prenait une teinte plus sinistre encore, ses murmures devenus des avertissements. Je me levai, mes jambes tremblantes, mes vêtements déchirés collant à ma peau hâlée, marquée d’égratignures récentes. Un frisson glacé me parcourut, et pas seulement à cause de l’humidité.

C’est alors que je la vis. À l’entrée de notre refuge, là où les racines formaient une arche naturelle, une fleur noire géante s’ouvrait lentement sous un rayon de lune qui perçait la canopée. Ses pétales luisants, d’un noir si profond qu’ils semblaient absorber la lumière, s’étiraient comme des doigts avides. Une odeur âcre, presque toxique, s’éleva, me brûlant la gorge. Mon instinct hurla, un pressentiment sombre s’insinuant en moi. Ce n’était pas un simple présage. C’était un signe, un écho de quelque chose d’ancien, de malveillant, que nous avions peut-être réveillé.

« Mathis… » murmurai-je, ma voix tremblante alors que je pointais la fleur du doigt. Il tourna la tête, ses yeux se plissant, et un grognement bas monta de sa poitrine, plus animal qu’humain.

« On ne peut pas rester ici. » Son ton ne laissait place à aucune discussion. Il attrapa son manteau déchiré, le jetant sur ses épaules malgré la douleur qui crispait son visage. « Prépare-toi à courir. »

Mon cœur battait à tout rompre, la peur et l’adrénaline se mêlant en un cocktail explosif. Je hochai la tête, mes doigts serrant instinctivement le talisman de mon père, ce disque de métal usé pendu à mon cou, comme si son poids pouvait me donner du courage. Un dernier regard passa entre nous, chargé de peur mais aussi d’une détermination farouche. Nous savions tous les deux que ce refuge, si précaire soit-il, n’était plus sûr.

Un nouveau hurlement guttural résonna, plus proche cette fois, vibrant dans l’air comme une promesse de chasse. Mathis me fit signe de le suivre, et sans un mot de plus, nous nous enfonçâmes dans l’obscurité de Sombreval, la pluie masquant nos pas, mais pas la menace qui se resserrait autour de nous comme un étau.