Chapitre 1 — Le Sang et les Ombres
Élise Moreau
Un frisson glacé parcourut ma peau alors que je m’enfonçais dans la Forêt Interdite de Sombreval, mes petites mains tremblantes serrant un bâton que j’avais ramassé pour me donner du courage. J’avais dix ans, et chaque pas que je faisais semblait défier le monde entier – surtout ma mère, dont les mises en garde résonnaient encore dans ma tête. « N’approche jamais des bois, Élise. Jamais. » Mais ce jour-là, quelque chose m’appelait, une pulsation sourde dans ma poitrine, comme un chant que je ne pouvais pas ignorer. Les pins centenaires se dressaient autour de moi comme des géants sombres, leurs branches formant une voûte qui bloquait presque toute lumière, ne laissant filtrer qu’un éclat vert spectral. L’air était lourd, chargé d’une odeur de mousse humide et de terre ancienne, et le vent murmurait entre les arbres, presque une voix, basse et insistante, qui semblait dire mon nom.
Je resserrai ma cape élimée autour de mes épaules, mes bottes trop grandes crissant sur les brindilles sèches. Mon cœur battait si fort que je craignais qu’il ne trahisse ma présence. « Maman ne saura pas, juste un petit tour… » murmurai-je pour moi-même, ma voix tremblante se perdant dans l’immensité oppressante des bois. J’avais désobéi avant, pour des bêtises d’enfant – voler un pain au marché ou courir trop loin de la maison – mais ceci, c’était différent. Chaque pas me donnait l’impression de franchir une ligne invisible, de plonger dans un lieu qui n’appartenait pas aux humains. Pourtant, je ne pouvais pas m’arrêter. C’était comme si la forêt elle-même me tirait en avant, ses ombres s’enroulant autour de moi comme des doigts froids mais familiers.
Le sol devint plus inégal, et je trébuchai sur une racine, manquant de tomber. Mon bâton m’aida à reprendre l’équilibre, mais l’obscurité semblait s’épaissir à chaque instant, le silence brisé seulement par le craquement occasionnel d’une branche ou le hululement lointain d’un hibou. La peur montait en moi, une boule glacée dans mon estomac, mais il y avait autre chose, une excitation sauvage, comme si je découvrais un secret que personne d’autre ne connaissait. Je m’imaginais être une exploratrice, une héroïne de conte, bravissant les dangers pour trouver un trésor. Mais alors que je m’enfonçais plus profondément, les murmures du vent devinrent plus distincts, presque des mots que je ne comprenais pas, et je sentis un froid mordant s’infiltrer sous ma peau, bien plus cruel que la brise d’automne.
Soudain, je l’aperçus : une pierre massive, à moitié enfouie sous la mousse, sa surface gravée de lignes et de symboles étranges qui semblaient danser sous la faible lumière. Mon souffle se coupa. Elle n’appartenait pas à ce lieu, pas comme les rochers ordinaires ou les troncs pourris. Elle semblait… vivante, pulsant d’une énergie que je ressentais dans mes os. Mes doigts se tendirent d’eux-mêmes, comme attirés par les runes, mais avant que je ne puisse les toucher, mon pied glissa sur une pierre humide. Je tombai lourdement, un cri aigu m’échappant alors qu’une douleur vive traversait mon poignet gauche. Je baissai les yeux, horrifiée, pour voir une entaille nette, le sang rouge et brillant coulant sur ma peau pâle. Une goutte tomba sur la terre sombre, puis une autre, et le sol sembla frémir sous moi, comme s’il buvait ma douleur.
Ma respiration devint saccadée, la panique montant comme une vague. Je pressai mon poignet contre ma poitrine, essayant d’arrêter le saignement, mais alors que je relevai les yeux, le monde autour de moi se brouilla. Une vision s’imposa, brute et terrifiante, comme si la forêt elle-même s’ouvrait pour me montrer ses entrailles. Des loups, des dizaines d’entre eux, leurs yeux luisants comme des braises dans l’obscurité, me fixaient, leurs crocs découverts dans un grognement silencieux. Leurs regards n’étaient pas seulement sauvages – ils étaient anciens, pleins de secrets et de colère. Puis, au centre de la clairière imaginaire, une femme apparut, ses cheveux noirs flottant autour d’elle comme une tempête, sa voix chantant une incantation dans une langue gutturale que je ne comprenais pas. Ses yeux, verts comme les miens, me transpercèrent, et je sentis une peur viscérale me clouer sur place, mêlée d’une fascination que je ne pouvais pas expliquer.
Mon cœur battait si fort que je crus qu’il allait éclater. Je clignai des yeux, désespérée pour faire disparaître ces images, mais elles s’accrochaient à moi, imprimées dans mon esprit comme une marque au fer rouge. Lorsque ma vision s’éclaircit, j’étais toujours agenouillée près de la pierre, tremblante, le sang suintant encore de ma blessure. Et alors, à quelques centimètres de moi, quelque chose d’impossible se produisit. Une fleur, ses pétales noirs comme la nuit la plus profonde, s’ouvrit lentement, poussant hors de la terre là où mon sang avait coulé. Elle était belle et terrifiante, ses contours semblant absorber la lumière autour d’elle. Je tendis une main tremblante, mais n’osai pas la toucher. Qu’est-ce que cela signifiait ? Pourquoi cette fleur semblait-elle… me connaître ?
Un craquement résonna derrière moi, et je sursautai, mon souffle se bloquant dans ma gorge. La peur me submergea à nouveau, plus forte cette fois, et je me relevai maladroitement, mon poignet palpitant de douleur. « Qui est là ? » murmurai-je, ma voix à peine audible, mais il n’y eut pas de réponse, seulement le soupir du vent à travers les branches. Puis, un cri perça la nuit, désespéré et familier. « Élise ! Où étais-tu ?! Tu sais ce qui aurait pu arriver ! »
C’était ma mère. Sa voix, d’ordinaire si douce malgré sa sévérité, était brisée par une panique que je n’avais jamais entendue auparavant. Je me tournai juste à temps pour la voir débouler dans la petite clairière, sa robe tachée de boue, ses cheveux châtains en désordre sous son châle. Ses yeux, larges et remplis d’une terreur brute, se posèrent sur moi, puis sur la pierre, et enfin sur la fleur noire. Elle blêmit, son souffle se coupant comme si elle avait vu un fantôme. « Élise, viens ici, tout de suite ! » ordonna-t-elle, sa voix tremblante mais autoritaire, et avant que je ne puisse protester, elle m’attrapa par le bras, m’arrachant à la vue de la fleur.
« Maman, je… j’ai vu des choses, des loups, une femme… » bégayai-je, mes mots se bousculant alors que je trébuchais derrière elle. Mais elle ne répondit pas, son visage fermé, ses lèvres pincées en une ligne dure. Elle ne me regardait même pas, ses yeux fixés droit devant, comme si elle craignait que quelque chose ne surgisse des ombres pour nous engloutir. La douleur dans mon poignet s’intensifia, chaque pas envoyant une pulsation brûlante dans mon bras, mais la peur dans le regard de ma mère était encore plus effrayante que ma blessure ou les visions qui tournaient encore dans ma tête.
Elle me traîna hors de la forêt, ses doigts serrant mon bras si fort que je sentis des bleus se former sous ma peau. Le village de Brisepierre apparut bientôt, ses maisons de pierre grise baignées dans l’obscurité, les talismans de sauge accrochés aux portes semblant dérisoires face à ce que j’avais vu. Mais alors que nous passions la lisière des bois, je ne pus m’empêcher de jeter un dernier regard par-dessus son épaule. La forêt s’éloignait, ses ombres se fondant dans la nuit, mais je sentais encore son appel, comme un fil invisible tiré autour de mon cœur. Une douleur lancinante persistait à mon poignet, et les yeux luisants des loups hantaient encore mes pensées, gravés dans ma mémoire comme une promesse ou une malédiction.
Un murmure s’éleva des arbres, presque un chant, doux mais sinistre, alors que la nuit nous engloutissait. Je frissonnai, blottie contre ma mère malgré la distance que je sentais déjà entre nous. Qu’avais-je réveillé dans ces bois ? Et pourquoi ma mère semblait-elle si terrifiée, non pas seulement pour moi, mais de moi ?