Chapitre 2 — Une Cage de Brume
Élise Moreau
Un voile de brume s’accrochait aux toits d’ardoise de Brisepierre, étouffant le village sous un silence oppressant. Assise près de la petite fenêtre de la maison de ma mère, je laissais mon regard se perdre dans ce brouillard matinal, comme si je pouvais y trouver des réponses. L’odeur familière du pain frais montait de la cuisine, un parfum de réconfort qui ne parvenait plus à apaiser la tempête en moi. Dans ma poitrine, une pulsation sourde battait, un écho lointain qui semblait venir de la Forêt Interdite de Sombreval. Ce lieu maudit, ce royaume d’ombres que je n’avais pas revu depuis mes dix ans, m’appelait encore, plus fort que jamais. Je frissonnai, mes doigts effleurant instinctivement la cicatrice à mon poignet gauche. La douleur fantôme de cette blessure d’enfance, le souvenir de la fleur noire surgissant là où mon sang avait coulé, tout cela me hantait. Et puis, il y avait les rêves. Des cauchemars de hurlements gutturaux, de forêts ensanglantées où des yeux luisants m’observaient. Chaque nuit, ils me laissaient tremblante, le cœur battant, comme si une part de moi savait quelque chose que j’ignorais encore.
— Élise, tu comptes rester là à rêvasser toute la journée ? lança ma mère, Marianne, depuis la cuisine. La voix était douce, mais teintée d’une autorité qui me ramenait toujours à ma place.
Je soupirai, me levant à contrecœur. La maison, avec ses murs de pierre et ses rideaux usés, était une prison dorée. Chaque craquement du plancher, chaque coin d’ombre semblait murmurer des secrets que je n’étais pas autorisée à entendre. En descendant les quelques marches vers la cuisine, je sentis son regard peser sur moi, scrutateur, comme si elle cherchait à deviner mes pensées. Elle pétrissait la pâte avec des gestes mécaniques, ses mains marquées par le labeur, mais ses yeux verts, si semblables aux miens, trahissaient une tension constante.
— Je vais au marché chercher des herbes, dis-je, attrapant mon panier. J’avais besoin d’air, de m’éloigner de ces murs qui semblaient se refermer sur moi.
— Ne traîne pas, répondit-elle sans lever les yeux. Et reste loin de la lisière. Tu sais ce qu’on dit sur ceux qui s’approchent trop des bois.
Je serrai les dents, retenant une réplique. Oui, je savais. Les histoires de bêtes monstrueuses, de malédictions, de jeunes filles disparues dans Sombreval. Les villageois de Brisepierre vivaient dans la peur, suspendus aux paroles des anciens et à leurs rituels de protection. Mais ces mises en garde, répétées comme des prières, ne faisaient qu’attiser ma curiosité. Que cachait vraiment cette forêt ? Pourquoi ma mère tremblait-elle à la simple mention de son nom ?
Les ruelles étroites du village étaient glissantes sous la brume, et les regards des voisins, furtifs mais insistants, me suivaient alors que je marchais vers la place centrale. Les chuchotements me parvenaient par bribes, des mots comme “malédiction” ou “disparue” flottant dans l’air humide. Une vieille femme, voûtée sous son châle, croisa mon chemin et murmura quelque chose à propos d’une fille vue près des bois il y a des années, jamais revenue. Je baissai la tête, mon pouls s’accélérant. Était-ce de moi qu’elle parlait ? De cette nuit où j’avais fui dans Sombreval, enfant, et où tout avait basculé ?
De retour à la maison, les herbes dans mon panier semblaient bien insignifiantes face au poids qui m’écrasait. Ma mère était toujours dans la cuisine, surveillant le feu sous la marmite. L’odeur de bouillon se mêlait à celle du bois brûlé, mais l’atmosphère était lourde, presque irrespirable. Je posai le panier sur la table, mes mots jaillissant avant que je puisse les retenir.
— Pourquoi tu ne me dis rien, maman ? Pourquoi tu me surveilles comme si j’allais me briser à chaque pas ? Et papa… pourquoi tu refuses de parler de lui ?
Elle se figea, ses mains s’immobilisant sur le bord de la table. Son visage, d’ordinaire si calme, se crispa, et ses yeux se voilèrent d’une peur que je ne compris pas.
— Élise, arrête, dit-elle d’une voix basse, presque un murmure. Tu ne dois pas poser ces questions. C’est pour ton bien.
— Mon bien ? répétai-je, ma voix montant d’un ton. Comment est-ce que vivre dans l’ignorance peut être pour mon bien ? Je ne sais même pas qui je suis, pas vraiment !
Elle détourna le regard, ses lèvres pincées, et je sentis une vague de frustration m’envahir. Chaque fois, c’était la même chose. Des murs, des silences, des interdictions. Je voulais hurler, briser quelque chose pour libérer cette colère qui bouillonnait en moi. Mais avant que je puisse dire un mot de plus, elle quitta la pièce, me laissant seule avec le crépitement du feu et le poids de mes propres pensées.
C’est alors que je le vis. Sous le tapis usé du salon, près de l’âtre, une latte du plancher semblait légèrement surélevée, comme si elle avait été déplacée récemment. Mon cœur s’emballa. Je jetai un coup d’œil vers la porte par laquelle ma mère était sortie, m’assurant qu’elle était hors de vue, puis je m’agenouillai. Mes doigts tremblants soulevèrent le tapis, puis la latte, révélant un espace sombre en dessous. Là, enfoui dans l’ombre, se trouvait un coffre en bois, petit mais massif, scellé par un cadenas de fer. Gravé sur le métal, un symbole étrange attira mon attention : une tête de loup, stylisée, ses crocs découverts. Mon souffle se coupa. Ce dessin… il résonnait en moi, comme un écho de mes cauchemars.
Je tendis la main, effleurant le cadenas, quand un bruit de pas me fit sursauter. La porte s’ouvrit brutalement, et ma mère apparut, son visage blême.
— Éloigne-toi de ça, Élise ! cria-t-elle, sa voix tremblante de colère et de quelque chose d’autre… de la terreur, peut-être. Tu n’as rien à faire là !
Je me relevai d’un bond, le cœur battant à tout rompre. Ses yeux, habituellement si maîtrisés, brillaient d’une panique que je n’avais vue qu’une fois auparavant – cette nuit dans la forêt, il y a douze ans, quand elle m’avait trouvée près de la pierre gravée. Pourquoi ce coffre la terrifiait-il autant ? Que cachait-elle ?
— Qu’est-ce que c’est, maman ? demandai-je, ma voix plus ferme que je ne l’avais prévu. Qu’est-ce que tu me caches ?
— Rien qui te concerne, répondit-elle, ses mots tranchants comme une lame. Remets cette latte en place et oublie ce que tu as vu.
Mais je ne pouvais pas oublier. Pas cette fois. La colère et la frustration se mêlaient en moi, formant un nœud douloureux dans ma poitrine. Je voulais insister, forcer la vérité à sortir, mais son regard, à la fois suppliant et autoritaire, me cloua sur place. Sans un mot de plus, je reculai, laissant la latte retomber avec un bruit sourd. Mais dans mon esprit, une porte s’était ouverte, une porte que je ne pouvais plus refermer.
Plus tard, alors que la nuit tombait sur Brisepierre, je me retirai dans ma chambre, le cœur lourd. La brume s’était dissipée, révélant les contours sombres de la Forêt Interdite au loin. Ses arbres semblaient tendre leurs branches vers moi, murmurer mon nom dans le vent. Puis, un hurlement résonna, profond et guttural, vibrant jusque dans mes os. Mes doigts se posèrent sur ma cicatrice, la peau brûlante sous mon toucher. “Qu’est-ce que tu caches réellement ?” murmurai-je à moi-même, mon regard fixé sur l’horizon sombre. Quelque chose en moi savait que les réponses ne se trouvaient pas dans cette maison, ni dans les ruelles craintives du village. Elles étaient là-bas, dans l’obscurité de Sombreval, attendant que j’aie le courage de les réclamer.