Chapitre 3 — La Désobéissance
Élise Moreau
Crépuscule tombait sur Brisepierre comme une cape lourde, teintant le ciel d’un violet profond tandis que la brume s’élevait, douce et traîtresse, pour envelopper les premières rangées de la Forêt Interdite de Sombreval. Je me tenais à l’orée du village, là où les dernières maisons de pierre grise semblaient reculer face à l’immensité sauvage des bois. Un vent frais soufflait, charriant une odeur de terre humide et de pins, et je sentais mon cœur tambouriner dans ma poitrine, comme s’il cherchait à s’échapper pour rejoindre cet endroit maudit. Dans ma main, je serrais un petit couteau de poche, un vieux souvenir d’enfance, sa lame émoussée aussi inutile qu’un jouet face à l’inconnu. Mais c’était tout ce que j’avais, un talisman dérisoire pour conjurer la peur.
« Tu peux le faire, Élise, » murmurai-je, ma voix tremblante se perdant dans le souffle du vent. « Tu dois savoir. Ce hurlement, hier soir… il t’appelait. » Je revis l’instant, depuis la fenêtre de ma chambre, quand ce cri guttural avait traversé la nuit, vibrant dans ma chair comme une promesse ou une menace. Ma cicatrice, cette vieille marque sur mon poignet gauche, avait semblé brûler à ce moment-là, un écho de quelque chose que je ne comprenais pas encore. Les mises en garde de ma mère, ses yeux pleins de terreur lorsqu’elle m’avait ordonné de rester loin des bois, résonnaient dans mon esprit. Mais après la dispute sur ce coffre caché, après ses silences et ses secrets, je ne pouvais plus obéir. Pas cette fois.
Un pas, puis un autre. Mes bottes s’enfonçaient dans la boue molle, chaque mouvement brisant une barrière invisible. La lisière de Sombreval m’accueillit avec un silence oppressant, brisé seulement par le craquement des brindilles sous mes pieds. Les arbres, immenses et noueux, formaient une voûte au-dessus de moi, filtrant la lumière mourante en éclats verts et dorés. L’air était lourd, saturé d’une humidité qui collait à ma peau, et une odeur de mousse et de pourriture douce m’enveloppait, familière d’une manière que je ne pouvais expliquer. Mon souffle se fit court, mon regard balayant les ombres. Étais-je observée ? Chaque forme sombre entre les troncs semblait prendre vie dans mon imagination, des bêtes aux yeux luisants prêtes à bondir. Pourtant, sous la peur, une excitation brute montait en moi, un frisson de liberté qui faisait trembler mes mains. J’avais désobéi. Pour la première fois depuis des années, j’avais choisi de suivre cet appel, ce tiraillement dans ma poitrine, plutôt que les chaînes du village.
« Qu’est-ce que je fais ici ? » murmurai-je à moi-même, ma voix à peine audible. « Maman avait raison, c’est dangereux… je devrais rentrer. » Mais mes pieds refusaient de reculer. « Non, » repris-je, plus ferme. « Je ne peux pas continuer à vivre dans l’ignorance. Je dois savoir. » Savoir pourquoi la forêt m’appelait. Savoir pourquoi mes cauchemars étaient pleins de hurlements et de sang. Savoir ce que ma mère me cachait, avec ce coffre sous le plancher, marqué d’une tête de loup aux crocs découverts. Une pointe de culpabilité me piqua le cœur en repensant à son visage paniqué, à sa voix brisée lorsqu’elle m’avait ordonné de m’éloigner. Mais cette culpabilité fut vite balayée par une colère sourde. Elle m’avait emprisonnée dans des mensonges toute ma vie. Il était temps de briser ces murs.
Je m’enfonçai plus loin, le sentier disparaissant sous un tapis de fougères et d’épines. La forêt semblait s’animer autour de moi, les branches frémissant sans vent, comme si elles murmuraient mon nom. Un craquement sec à ma droite me fit sursauter, et je levai mon couteau, ridicule dans ma main tremblante. Rien. Juste l’ombre d’un cerf, peut-être, ou le fruit de mon imagination. Je relâchai mon souffle, mais mon pouls restait frénétique. Puis, quelque chose attira mon regard au sol. Une fleur noire, ses pétales luisants comme de l’obsidienne, s’ouvrit lentement sous mes yeux, là où je venais de poser le pied. Une autre, plus loin, fit de même, puis une troisième, leurs corolles captant un éclat de lumière mourante. Mon souffle se coupa. Je m’accroupis, fascinée, et tendis une main hésitante. Du bout des doigts, je caressai un pétale, doux comme du velours, mais une chaleur étrange remonta le long de mon bras, une pulsation qui atteignit ma cicatrice. Elle sembla brûler, un battement sourd sous ma peau hâlée.
Je reculai, le cœur battant plus fort. « Qu’est-ce que… ? » La forêt me reconnaissait-elle ? Était-ce possible ? Ou étais-je en train de projeter mes désirs, mon besoin de trouver un sens à tout cela, sur cet endroit maudit ? Je me relevai, les yeux fixés sur les fleurs, leur beauté à la fois envoûtante et terrifiante. Elles me rappelaient quelque chose, un éclat de mémoire enfoui – cette nuit, à dix ans, quand mon sang avait coulé sur le sol de Sombreval, et qu’une fleur semblable avait poussé là où il était tombé. Un frisson me parcourut l’échine. Était-ce un signe ? Un avertissement ? Je ne savais pas, mais une chose était claire : cet endroit était vivant, d’une manière que je ne comprenais pas encore, et il m’attirait plus profondément dans ses ténèbres.
Un hurlement guttural déchira soudain le silence, résonnant à travers les arbres comme un coup de tonnerre dans ma poitrine. Je me figeai, mon couteau tremblant dans ma main, mes yeux scrutant l’obscurité. Il était loin, mais si proche en même temps, vibrant dans ma chair comme s’il m’appelait directement. Mon souffle devint court, la peur me paralysant. Fuir ou avancer ? Chaque fibre de mon corps hurlait de rebrousser chemin, de retourner à la sécurité oppressante de Brisepierre, aux bras de ma mère, même si cela signifiait vivre dans l’ignorance. Mais une autre partie de moi, plus sauvage, plus affamée, voulait savoir. Ce hurlement… il était familier, comme un écho de mes cauchemars, de ces visions de loups aux yeux pleins de secrets. Ma cicatrice pulsait à nouveau, une douleur sourde qui semblait répondre à cet appel.
Je fermai les yeux un instant, inspirant l’air lourd de la forêt, laissant cette pulsation dans ma poitrine me guider. Quand je les rouvris, ma décision était prise. Je ne pouvais pas reculer. Pas maintenant. Je continuai, mes pas plus assurés, même si mon cœur battait à tout rompre. La forêt s’épaississait autour de moi, les ombres s’allongeant à mesure que la nuit tombait pour de bon. Je m’arrêtai près d’un vieux chêne massif, son écorce rugueuse presque chaude sous ma main. Une énergie étrange semblait émaner de lui, une vibration qui remontait le long de mes doigts, comme si l’arbre lui-même était vivant, comme s’il me parlait. Ma cicatrice brûlait légèrement, et je murmurai, à moitié pour moi-même, à moitié pour la forêt : « Qu’est-ce que tu veux de moi ? »
Un craquement brusque derrière moi me fit sursauter. Je me retournai, le souffle court, scrutant l’obscurité. Rien. Juste le vide, ou peut-être une ombre qui s’était fondue dans les ténèbres. Mon regard tomba alors sur le sol, où une nouvelle fleur noire s’ouvrait lentement à mes pieds, ses pétales captant un éclat de lune filtré à travers la voûte des arbres. Une vague de frissons me traversa, un mélange de danger imminent et d’un étrange sentiment d’appartenance. La forêt me voulait ici. Ou peut-être me mettait-elle à l’épreuve. Quoi qu’il en soit, je savais une chose : je n’étais pas seule dans ces bois, et ce qui m’attendait dans l’ombre allait changer tout ce que je croyais savoir sur moi-même.