Chapitre 3 — Versailles, le Palais de la Nuit
Alicia de Villemont
Le carrosse ralentit enfin, le martèlement des sabots des chevaux résonnant lourdement sur une allée pavée, comme une annonce solennelle de leur arrivée. Alicia, encore secouée par les événements terrifiants de la forêt, sentit une vague de soulagement mêlée d’appréhension la traverser. Par la fenêtre, elle entrevit un éclat attendu mais non moins impressionnant : Versailles. Le Palais de la Nuit.
Ses murs dorés semblaient absorber la lumière des torches qui parsemaient l’allée, ne la renvoyant que sous forme d’un éclat tamisé, presque sinistre, comme si le palais conservait la lumière pour nourrir ses propres secrets. Les jardins géométriques, recouverts d’une brume omniprésente, s’étendaient de part et d’autre tel un enchevêtrement de bras silencieux cherchant à happer les visiteurs. Son souffle se suspendit un instant face à la majesté oppressante du lieu : c’était une œuvre d’art et un piège à la fois, une prison déguisée en palais.
Léonard, toujours marqué par les combats dans la forêt, ouvrit la porte du carrosse et tendit une main ferme mais silencieuse. Alicia hésita avant de descendre, ses jambes tremblantes sous le poids de la fatigue et de l’angoisse. Une fois sur le sol froid et pavé, elle sentit un frisson la traverser, comme si le palais lui-même la scrutait, ses murs vivants et attentifs à sa présence.
« Suivez-moi. » La voix de Léonard, bien que fatiguée, n’avait rien perdu de son autorité.
Ils furent accueillis par une femme d’âge moyen vêtue d’une robe d’un noir profond, bordée de dentelle argentée. Ses cheveux, tirés en un chignon impeccable, révélaient un visage sévère mais finement ciselé, une élégance rigide.
« Bienvenue à Versailles, Mademoiselle de Villemont. Je suis Madame Dubois, attachée à Votre Majesté pour superviser votre séjour. »
Sa voix était polie, mais glaciale, dépourvue de toute chaleur. Alicia, trop épuisée pour répondre, se contenta d’incliner légèrement la tête.
Madame Dubois fixa Léonard d’un regard appuyé, aussi acéré qu’une lame. « Vous auriez dû arriver plus tôt. Le roi n’apprécie pas les retards. »
Léonard, visiblement sur ses gardes, ne répondit pas et s’éloigna après un dernier regard vers Alicia, lourd de gravité. Tandis qu’il disparaissait dans l’obscurité, Alicia sentit une solitude brutale l’envahir. Il avait été la seule constante depuis son départ du monastère, et à présent, elle était seule face à l’inconnu.
***
L’intérieur du palais était encore plus impressionnant que ce qu’Alicia aurait pu imaginer. Les murs ornés de dorures complexes semblaient s’étirer infiniment, et des fresques mythologiques baignées par la lumière vacillante de centaines de chandeliers dominaient les plafonds, écrasant les visiteurs sous leur magnificence.
Pourtant, chaque pas résonnant dans ces couloirs interminables était accompagné d’un poids croissant, une oppression subtile mais constante. Les dorures, les miroirs, les fresques – tout semblait calculé pour rappeler à chaque âme la puissance écrasante de ce lieu. Alicia ne pouvait s’empêcher de sentir qu’elle marchait dans le ventre d’une bête immense, une créature vivante et consciente qui pesait chaque intrus avec une attention méticuleuse.
Madame Dubois marchait d’une allure rapide et précise devant elle, ses pas claquant contre le sol marbré. Les domestiques, silhouettes furtives dans l’ombre, évitaient soigneusement de croiser le regard d’Alicia. Mais ce furent les nobles masqués, dissimulés dans des alcôves ou des recoins sombres, qui la mirent le plus mal à l’aise. Leurs murmures, indistincts mais perçants, semblaient s’attarder dans l’air comme des dents invisibles prêtes à mordre. Alicia sentit une montée de paranoïa, comme si chaque mouvement était jugé, chaque détail de sa personne épié et interprété.
Ils arrivèrent finalement à une porte massive, gardée par deux hommes en uniforme noir frappé de lys argentés. Madame Dubois fit un signe bref, et les portes s’ouvrirent, révélant une chambre somptueuse.
« Voici vos appartements. Vous êtes attendue pour une audience avec Sa Majesté dans une heure. Préparez-vous. »
Sans attendre de réponse, Madame Dubois tourna les talons et disparut, laissant Alicia seule.
La chambre, bien que magnifiquement décorée, lui parut étrangement inconfortable. La lumière de la lune pénétrait à travers d’épais rideaux de velours bleu nuit, projetant des ombres mouvantes sur les murs. Un grand miroir doré se dressait dans un coin, et lorsqu’Alicia croisa son propre reflet, une désagréable impression s’installa en elle : elle avait l’impression que le miroir la fixait plus intensément qu’elle ne se regardait elle-même.
Elle s’approcha du lit à baldaquin, caressa distraitement les draps de soie sans ressentir leur douceur. Cet endroit, aussi somptueux soit-il, ne lui inspirait qu’un profond malaise. Elle posa les médaillons sur une table de chevet et s’assit, cherchant un semblant de calme. Le froid du métal contre sa paume semblait légèrement vibrer, comme une pulsation discrète mais insistante.
Un coup discret mais ferme retentit à la porte. Une jeune servante entra, portant une robe immaculée bordée d’un col en dentelle.
« Madame, je suis ici pour vous préparer. »
Ses yeux, bien que baissés, semblaient cacher une inquiétude qu’Alicia perçut immédiatement.
***
L’heure suivante fut marquée par des gestes mécaniques. La servante, bien que douce et précise, évitait soigneusement tout contact visuel prolongé. Alicia sentit que cette distance n’était pas seulement due au protocole, mais qu’elle trahissait un malaise ou une forme de crainte.
Elle coiffa les cheveux d’Alicia en un chignon élaboré, laissant quelques mèches encadrer son visage, et lui fit enfiler une robe d’un bleu sombre, presque noir, son corsage brodé de fils d’argent scintillant à la lumière des chandeliers. En se regardant dans le miroir, Alicia éprouva un choc. La femme qui la contemplait en retour était une étrangère. Cette image élégante et raffinée ne correspondait pas à la jeune fille du monastère. Elle détourna rapidement le regard, une vague de désespoir l’envahissant.
Madame Dubois revint peu après, son aura glaciale emplissant à nouveau la pièce. Elle guida Alicia hors des appartements, naviguant avec une précision implacable dans le dédale de couloirs. Cette fois, les murmures des nobles semblaient plus insistants, presque moqueurs. Alicia sentit leur regard sur elle comme une lame effleurant sa peau.
« N’écoutez pas les rumeurs, » murmura Madame Dubois, sans se retourner. « Elles sont souvent plus dangereuses que la vérité. »
Ces mots, dits avec une froideur calculée, restèrent en suspens dans l’esprit d’Alicia alors qu’elles approchaient de leur destination.
Elles s’arrêtèrent devant deux portes imposantes. Les gardes les ouvrirent avec une lenteur solennelle, et une lumière éclatante s’échappa de la pièce, aveuglante et intimidante.
***
Le Grand Salon était une vision à couper le souffle. Des chandeliers suspendus projetaient une lumière vibrante sur des miroirs immenses, qui semblaient refléter l’infini. Des fresques célestes ornaient le plafond, élevant la pièce tout en amplifiant son caractère oppressant. Dans cet écrin de magnificence se trouvait une figure imposante : Louis XVII.
Il se tenait sur une estrade, ses traits parfaits rehaussés par un manteau noir brodé de symboles argentés. Ses yeux gris-argent semblaient capturer et refléter toute la lumière de la pièce, scrutant Alicia avec une intensité qui fit battre son cœur plus vite.
« Approchez, Mademoiselle de Villemont. »
Sa voix était grave et mesurée, chaque mot pesant comme une sentence. Alicia avança, ses talons résonnant doucement sur le sol poli, consciente que chaque mouvement était d’un poids presque sacré.
Lorsqu’elle s’arrêta, leurs regards se croisèrent, et Alicia sentit une force invisible l’attirer et la repousser à la fois.
« Vous êtes arrivée jusqu’ici vivante. » Sa voix portait une teinte d’interrogation à peine voilée.
« Grâce à votre capitaine, » répondit Alicia, surprenant même sa propre audace.
Un sourire imperceptible effleura les lèvres de Louis. « Léonard est compétent. Mais ce n’est pas cela qui vous a protégée. »
Alicia fronça les sourcils, mais avant qu’elle ne puisse répondre, il continua.
« Vous êtes spéciale, mademoiselle. Vous le savez, n’est-ce pas ? Vous le ressentez, dans votre sang. »
Sa voix, à la fois douce et accablante, la troubla profondément. Mais Alicia, cherchant à détourner le sujet, osa demander : « Pourquoi m’avoir amenée ici ? Pourquoi m’arracher au seul foyer que j’aie connu ? »
Louis descendit lentement de l’estrade, chaque pas amplifiant la tension entre eux. Lorsqu’il s’arrêta à quelques mètres d’elle, son regard devint encore plus perçant.
« Vous êtes essentielle au royaume. » Il marqua une pause, ses mots gagnant en gravité. « Et le temps est compté, pour nous tous. »
Un silence oppressant s’installa, brisé seulement par le tic-tac lointain d’une horloge. Alicia, troublée, sentit que ses paroles contenaient des vérités qu’il choisissait de ne pas partager.
« Préparez-vous, » finit-il par dire, avant de se détourner et de quitter la pièce par une porte latérale, la laissant seule avec ses propres questions.
***
Alors que Madame Dubois la reconduisait dans ses appartements, Alicia sentit son esprit tourbillonner. Louis XVII n’était pas simplement un monarque ; il y avait en lui une aura presque surnaturelle, quelque chose d’inexplicable et de terrifiant.
De retour dans sa chambre, elle s’effondra sur le lit, vidée. Les médaillons, froids contre sa paume, pulsèrent légèrement, comme un écho à ses propres battements de cœur. Versailles lui inspirait une peur viscérale, et Louis, une fascination troublante.
Elle comprenait désormais que ce palais n’était pas un sanctuaire.
C’était une arène.