Chapitre 2 — Une Route Semée d'Ombres
Alicia de Villemont
La forêt s’épaississait à mesure que le carrosse s’enfonçait dans l’obscurité. Les branches noueuses des arbres formaient une voûte oppressante au-dessus de la route, filtrant les dernières lueurs du jour en rayons furtifs. L’air semblait plus lourd ici, chargé d’une humidité froide qui s’insinuait malgré le confort apparent des coussins de velours. Alicia, recroquevillée dans un coin du carrosse, serrait les médaillons dans ses mains, leurs surfaces métalliques glacées procurant un maigre réconfort.
Elle observait les ombres mouvantes par la fenêtre. Leur danse semblait orchestrée non pas par le vent, mais par une force obscure et silencieuse. Pourquoi ces ombres la fascinaient-elles autant ? Et pourquoi la terrifiaient-elles tout autant ?
La lumière faiblissait progressivement à l’extérieur, tout comme l’impression que ce voyage avait un but clair. Les paroles du capitaine Léonard résonnaient encore dans son esprit. « Cruciale pour la survie du royaume », avait-il dit. Mais ces mots sonnaient creux, comme un masque fragile dissimulant une vérité autrement plus effrayante.
Ses pensées furent interrompues lorsque le carrosse ralentit brusquement. Les roues crissèrent sur le sol caillouteux, et Alicia sentit une tension palpable s’élever autour d’elle. Elle ouvrit légèrement la fenêtre, ses doigts tremblant légèrement, et aperçut une clairière où les gardes s’étaient regroupés.
« Nous approchons de la forêt des Ombres. Renforcez la vigilance, » ordonna Léonard, sa voix tranchante résonnant comme un avertissement.
Les chevaux piaffaient, nerveux, tandis que les gardes échangeaient des regards inquiets. Alicia détourna légèrement la tête, mais les murmures de deux soldats atteignirent ses oreilles :
« C’est ici que les disparitions ont eu lieu. Depuis la Grande Chute, ces bois sont hantés... »
Les mots se dissolurent sous la réplique sèche de Léonard. Pourtant, le malaise s’insinua davantage en Alicia. Ces disparitions... Que savaient-ils que l’on ne voulait pas lui dire ?
Le carrosse reprit son chemin, mais l’air semblait plus lourd, presque étouffant. Le silence était interrompu uniquement par le martèlement des sabots et le cliquetis des roues sur le chemin inégal. Alicia sentit son cœur s’accélérer, ses poumons peinant à trouver un souffle régulier.
« Pourquoi avez-vous peur ? » murmura-t-elle enfin, sa voix à peine audible dans l’immensité de cette obscurité.
À sa grande surprise, Léonard ralentit sa monture pour se rapprocher de la fenêtre. Son regard grave plongea dans celui d’Alicia, et pour la première fois, elle perçut une nuance d’humanité dans ses traits rigides.
« Ce n’est pas la peur, » répondit-il d’une voix basse mais ferme. « C’est la prudence. Il existe des choses dans cette forêt qui n’auraient pas dû survivre à la Grande Chute. Elles n’obéissent ni au roi, ni à quiconque. »
Un frisson remonta le long de sa colonne vertébrale. « Quelles choses ? » osa-t-elle demander, bien que sa voix trahît son appréhension.
Léonard détourna les yeux, fixant à nouveau les ténèbres. « Des ombres. Des échos. Des fragments de magie devenue folle. »
Avant qu’elle ne puisse poser d’autres questions, un cri perça l’air, suivi par les hennissements paniqués des chevaux. Alicia fut projetée contre le dossier alors que le carrosse s’arrêtait brutalement.
« Restez à l’intérieur ! » aboya Léonard en bondissant de sa monture, l’épée déjà dégainée.
Le chaos éclata à l’extérieur. Alicia entendit des grognements bas, presque inhumains, mêlés aux éclats métalliques des lames s’entrechoquant. Le carrosse semblait encerclé par une obscurité mouvante, tangible.
Le souffle court, elle ouvrit une fente dans la porte, ses mains tremblant. Ce qu’elle vit la paralysa.
Des silhouettes plus grandes que des hommes glissaient entre les arbres, leurs contours flous et changeants comme des volutes de fumée. Les gardes, malgré leur expérience, semblaient lutter contre une force insaisissable. Une forme massive plongea sur un soldat, et son cri s’éteignit dans un silence terrifiant.
Le médaillon dans sa main vibra soudain. Une pulsation sourde, rythmée, qui résonnait étrangement avec les battements de son cœur. Alicia tenta de le lâcher, mais il semblait collé à sa paume. Une chaleur brûlante s’en échappa, puis une vision l’envahit.
Elle vit un autel de pierre entouré de silhouettes indistinctes. Ces dernières chantaient dans une langue gutturale, tandis qu’un sang sombre s’écoulait dans des glyphes gravés dans le sol. Alicia reconnut ces motifs : ils étaient identiques à ceux du médaillon.
La vision disparut, la laissant haletante et désorientée. À l’extérieur, les gardes perdaient du terrain. Alicia recula dans le carrosse, ses mains cherchant un appui contre la paroi.
La porte s’ouvrit brusquement, et Léonard apparut, le visage couvert de sueur et de sang.
« Sortez. Si nous restons ici, nous sommes morts. »
Sans réfléchir, elle obéit, descendant à contrecœur. Le sol de la clairière était froid sous ses pieds tremblants. Léonard l’attrapa par le bras, son épée toujours levée, et lui ordonna de courir.
Les arbres semblaient se refermer autour d’elle, les branches tordues se tendant comme des griffes. Elle trébucha sur une racine, mais Léonard la rattrapa, son étreinte ferme mais protectrice.
Au loin, une lumière argentée perçait l’obscurité. La clairière. Poussée par un instinct inexpliqué, Alicia se dégagea de l’emprise de Léonard et se précipita vers cette lumière.
« Non ! » cria-t-il derrière elle, mais elle ne ralentit pas.
Elle atteignit la clairière et s’arrêta net. Autour d’elle régnait un silence absolu. Les ombres s’étaient arrêtées à la lisière, retenues par une barrière invisible.
Au centre de la clairière, une pierre dressée émettait une lueur douce et irréelle, semblant pulser au même rythme que le médaillon. Alicia tomba à genoux, incapable de détourner les yeux.
Léonard la rejoignit, haletant. Son épée baissée, il fixait la pierre avec une expression mêlée de méfiance et de stupeur.
« Ce n’était pas censé exister, » murmura-t-il.
Alicia, les yeux rivés sur la lueur, sentit une paix étrange envahir son esprit. Mais quelque part, au fond d’elle, une voix murmurait que ce moment de répit serait de courte durée. Les ombres attendaient toujours. Et Versailles n’était pas encore atteint.