Chapitre 3 — Un Échange Malaisé
Amélie Laurent
Le café de Montmartre était un refuge chaleureux au milieu de l’air frais d’automne. L’intérieur étroit baignait dans la douce lueur dorée des suspensions vintage. L’odeur de café fraîchement moulu et de croissants beurrés flottait dans l’air, mêlée au tintement discret des assiettes et au murmure feutré des conversations. Amélie Laurent était assise bien droite à une table dans un coin, le dos rigide, ses mains fermement enroulées autour de la tasse en céramique devant elle. La vapeur de son espresso intact montait en volutes fragiles, se dissipant doucement dans l’air. Son regard revenait fréquemment à la fenêtre voisine, où le chantier d’un hôtel boutique se dressait juste en bas de la rue, encadré par des échafaudages et ponctué par le grondement sourd des machines. Ce spectacle était un rappel constant et pesant des enjeux auxquels elle faisait face.
Elle jeta un coup d’œil à la porte, ses yeux noisette en forme d’amande plissés d’une impatience palpable. Un rapide regard à sa montre—il était en retard. Typique, pensa-t-elle, ses lèvres se pinçant en une ligne fine. Julien Moreau avait toujours été désespérément imprévisible, naviguant dans la vie avec une nonchalance qui l’avait autrefois charmée mais qui l'irritait désormais profondément. Elle ajusta le revers de son blazer taillé sur mesure, le tissu effleurant la fine cicatrice sur sa main gauche—un discret rappel de sa tentative de garder le contrôle, même lorsque tout semblait lui échapper.
La cloche suspendue au-dessus de la porte tinta doucement, et il entra enfin. Julien franchit le seuil, ses cheveux blonds légèrement ébouriffés captant la lumière comme une auréole pleine de malice. Toujours décontracté, il portait un jean sombre, une veste en cuir négligemment posée sur ses épaules, et sa fidèle sangle d’appareil photo traversait son torse. Ses yeux bleus pénétrants parcoururent la pièce avant de se poser sur elle, une lueur indéchiffrable dans son regard. Amusement ? Irritation ? Elle ne pouvait en être certaine, mais cela suffit à fissurer son masque de calme soigneusement construit.
Julien s’approcha avec un sourire en coin, son charme intact, comme toujours. « Amélie », dit-il en s’installant sur la chaise en face d’elle. « Désolé pour le retard. La vie m’a… retenu. »
« La vie », répéta-t-elle froidement, son ton aussi glacé que son regard. « Bien sûr. La ponctualité n’a jamais été ton point fort. »
Julien ria doucement, s’adossant avec une aisance exaspérante. « Moi aussi, je suis ravi de te voir. »
Sa mâchoire se contracta légèrement. Elle se pencha pour récupérer son sac de voyage en cuir patiné sous la table et le plaça entre eux. « Ton sac », dit-elle sèchement. « J’espère que tu as le mien. »
Julien arqua un sourcil, amusé par son approche directe. Il posa une valise élégante noire à côté de lui, tapotant dessus avec un sourire malicieux. « Intact. Mais je dois dire que ton carnet de croquis est une véritable pépite. »
Amélie se figea, ses doigts se crispant autour de sa tasse. Son esprit s’emballa. Qu’avait-il vu ? Ses croquis ? Ses annotations ? Elle sentit un frisson lui parcourir l’échine, même si elle conserva une expression neutre. « Tu l’as feuilleté ? » demanda-t-elle d’un ton si tranchant que quelques clients des tables voisines tournèrent la tête.
Julien leva les mains dans un geste de fausse reddition. « Calme-toi. Je n’ai rien fouillé. Il s’est ouvert pendant que je cherchais une pièce d’identité pour identifier le propriétaire. C’est là que je suis tombé sur… » Il marqua une pause, son expression s’adoucissant. « La lavande. »
Son souffle se suspendit. Le marque-page à la lavande. Bien sûr qu’il l’avait vu. Elle le visualisait parfaitement : la brindille délicate encapsulée dans de la résine, légèrement fissurée en travers. Un vestige d’un passé qu’elle avait tenté d’enterrer, un rappel de leur lune de miel et du bonheur éphémère qu’ils avaient partagé. Elle l’avait glissé dans son carnet sans réfléchir, oubliant rapidement son existence.
« Tu l’as gardé », dit-il d’une voix douce, teintée d’incrédulité. « Après toutes ces années. »
Ses joues s’embrasèrent, mais elle se redressa, enveloppant son calme autour d’elle comme une armure. « Ce n’est qu’un marque-page », dit-elle d’un ton désinvolte, bien qu’un léger tremblement trahît son assurance. « J’avais oublié qu’il existait. »
Julien la regarda longuement, ses yeux bleu clair sondant les siens. « Bien sûr », murmura-t-il enfin, le mot chargé de scepticisme. Il se pencha en avant, posant ses avant-bras sur la table. « Pour quelqu’un qui valorise tant la précision, tu n’es pas très convaincante. »
Elle redressa les épaules, ses yeux noisette se durcissant. « Évitons de perdre du temps avec des discussions inutiles », lança-t-elle. « Ton sac, mon sac—échange fait. Nous pouvons passer à autre chose. »
Mais Julien ne bougea pas. Au lieu de cela, il sortit de la poche de sa veste le marque-page à la lavande et le posa sur la table entre eux. La résine fissurée captait la lumière, projetant de faibles arcs-en-ciel sur le bois poli. « Je crois que ceci t’appartient », dit-il doucement.
Pendant un moment, les bruits du café s'évaporèrent. Amélie fixa le marque-page, sentant une douleur sourde monter dans sa poitrine. Le voir là, exposé, ravivait une plaie qu’elle pensait refermée. Ses doigts tremblèrent légèrement avant de se poser sur l’objet. La surface de la résine était lisse et froide sous ses doigts, et la fissure lui rappelait à quel point les choses pouvaient se briser facilement—et combien il était difficile de les réparer.
« Merci », dit-elle d’une voix tendue.
Julien inclina légèrement la tête, la regardant avec une intensité presque photographique. « Je ne pensais pas te revoir », murmura-t-il. « Pas comme ça. »
Elle détourna les yeux, fixant le menu à la craie sur le mur. « Moi non plus. »
Le silence s’installa entre eux, lourd d’une histoire commune et de mots tus. Julien le rompit le premier, un sourire léger sur les lèvres, mais ses yeux restaient empreints de douceur. « Alors, Montmartre, hein ? Toujours à courir après de grandes ambitions ? »
La mâchoire d’Amélie se serra. « Ce n’est pas courir », répondit-elle sèchement. « C’est construire. Je conçois un hôtel boutique. Un projet qui, espérons-le, parlera de lui-même une fois terminé. »
Julien hocha la tête, s’adossant à nouveau sur sa chaise. « Impressionnant. Très toi. »
« Et toi ? » demanda-t-elle, sa voix glacée. « Toujours à parcourir le monde avec ton appareil photo ? Pas de projets fixes ? Pas d’attaches ? »
Un éclat de vulnérabilité traversa son sourire avant qu’il ne le ravale. « J’ai une exposition à Paris », répondit-il, feignant la désinvolture. « On dirait bien que je plante des racines. »"Temporairement."
"Bien sûr," répondit-elle, son sarcasme tranchant comme une lame. "Temporairement. On ne voudrait surtout pas faire quelque chose de définitif, n'est-ce pas ?"
Les yeux bleus de Julien s'assombrirent, l'étincelle d'humour s'effaçant pour laisser place à une dureté inattendue. "Tu ne mâches vraiment pas tes mots, hein ?"
Amélie se pencha en avant, ses yeux noisette brillant d'un mélange de colère et de détermination. "Et pourquoi le ferais-je ? J'en ai assez de tes élans éphémères, Julien. Assez de tes demi-mesures et de tes promesses en l'air."
"Des promesses en l'air ?" répéta-t-il, sa voix désormais basse, presque un grondement, alors que son regard s'accrochait au sien. "Je n'étais pas celui qui est parti, Amélie."
Sa respiration se bloqua, et pendant un instant, elle resta sans voix. Les mots flottaient entre eux, aiguisés et douloureux, comme des éclats de verre. Incapable de soutenir l'intensité de son regard, elle détourna les yeux. Ses mains se refermèrent en poings, ses ongles s'enfonçant dans la paume à travers le tissu de sa manche.
"Ne faisons pas ça," murmura-t-elle finalement, sa voix adoucie. "Pas ici."
Julien expira longuement, la tension dans ses épaules s'atténuant légèrement. "D'accord," dit-il. "Mais ce n'est pas terminé. Tu le sais, n'est-ce pas ?"
Elle ne répondit pas. À la place, elle se leva, saisissant sa valise d'un geste brusque. "Au revoir, Julien," dit-elle, son ton aussi glacial que le vent parisien qui l'attendait à l'extérieur.
Tandis qu'elle s'éloignait, Julien la suivit du regard, ses mains crispées sur le bord de la table. Le marque-page lavande qu'elle avait laissé plus tôt avait disparu, mais son parfum restait suspendu dans l'air, imprégnant l'espace entre eux. Il laissa échapper un soupir, ses yeux fixés sur sa silhouette jusqu'à ce qu'elle disparaisse dans la rue.
"Au revoir," murmura-t-il, bien qu'il savait, au plus profond de lui, que ce n'était pas fini.