Chapitre 2 — Bagages échangés, vies entremêlées
Amélie Laurent et Julien Moreau
Amélie Laurent sortit en trombe de l’aéroport Charles de Gaulle, son trench-coat ajusté flottant derrière elle tandis qu’elle faisait rouler sa valise sur le trottoir irrégulier. Son apparence soignée commençait à se fissurer, chaque pas la rapprochant un peu plus d’un point de rupture. De toutes les personnes sur Terre, il fallait que le destin la place à côté de Julien. Les turbulences du vol n’avaient fait qu’aggraver les choses, tout comme le marque-page en lavande qui était tombé de son carnet de croquis, ravivant des souvenirs qu’elle avait soigneusement refoulés. Quand Julien le lui avait tendu, ses yeux bleus impénétrables, elle avait remarqué le léger tremblement de sa main. Ce détail restait gravé dans son esprit, comme une fissure indésirable dans l’armure qu’elle avait passé des années à perfectionner.
Heureusement, la file d’attente pour les taxis était courte. Une fois installée sur la banquette arrière d’un taxi, Amélie serra la lanière de son sac, comme si elle cherchait à ancrer son esprit. « Montmartre », dit-elle d’une voix sèche. Elle posa sa tête contre la vitre froide, regardant Paris se transformer en un kaléidoscope d’or et d’argent. Pourtant, ses pensées refusaient de s’apaiser. Elles s’aiguisaient, rejouant sans cesse ce moment où, durant les turbulences, la main de Julien avait instinctivement agrippé la sienne—un geste inconscient, familier. Elle détestait que son corps ait trouvé du réconfort dans ce contact avant que son esprit n’ait pu s’y opposer.
Son téléphone vibra dans son sac, la tirant de ses pensées. Une notification : un rappel de revoir les plans de son hôtel-boutique avant la réunion prévue le lendemain avec Claire Dupont. L’hôtel-boutique représentait son projet phare, sa chance de prouver sa valeur dans une ville qui n’acceptait rien de moins que l’excellence. Elle s’accrocha à cette pensée comme à une bouée, repoussant l’image du visage de Julien et la manière dont ses doigts avaient serré les siens—comme s’ils cherchaient tous deux un ancrage.
Quand le taxi s’arrêta enfin devant sa rue, l’esprit d’Amélie avait retrouvé un semblant de clarté. Les ruelles étroites de Montmartre l’accueillaient comme un vieil ami : les pavés luisaient sous une fine pellicule de pluie, et l’arôme du café rôti flottait dans l’air nocturne. Plus loin, des musiciens de rue jouaient une mélodie qui semblait s’harmoniser avec le pouls de la ville. Son appartement, perché au-dessus d’un café paisible, était un sanctuaire d’ordre au milieu du chaos. Elle gravit les escaliers, déverrouilla la porte et entra dans cet espace qu’elle avait façonné à la perfection : des tons neutres, des lignes épurées, aucun désordre, aucune distraction. Déposant sa valise dans l’entrée, elle ôta ses talons et se laissa tomber sur le canapé, atteignant instinctivement son carnet de croquis.
Mais lorsqu’elle ouvrit la valise, ses mains se figèrent.
Ce n’était pas son carnet de croquis.
Ce n’était même pas sa valise.
Amélie fixa le contenu avec incrédulité : une écharpe roulée, un objectif photo dans une pochette rembourrée et un appareil photo vintage Leica — rayé, usé, reconnaissable entre mille, celui de Julien. Son souffle se bloqua, une vague indésirable de reconnaissance l’envahissant.
« Non », murmura-t-elle en fouillant dans le sac comme si ses affaires allaient miraculeusement se cacher sous celles de Julien. Ses mouvements devinrent frénétiques, ses doigts effleurant un rouleau de pellicule non développé soigneusement rangé dans une poche latérale. Le marque-page en lavande était introuvable. À la place, il y avait une faible odeur de cuir et de produits chimiques—une odeur qu’elle n’avait pas sentie depuis des années mais qu’elle reconnaissait instantanément.
Sa poitrine se serra. Julien avait son carnet de croquis. Ses plans, ses notes, chaque parcelle de travail créatif qu’elle avait versée dans le projet de l’hôtel-boutique—tout était entre ses mains. L’idée qu’il puisse feuilleter ses pages lui retournait l’estomac. Se moquerait-il de ses annotations ? Admirerait-il sa vision ? Cette vulnérabilité la fit frissonner.
Son téléphone vibra à nouveau. Pendant un instant, elle envisagea d’appeler Élise. Son amie trouverait sûrement une ironie poétique dans cette situation, quelque chose à propos du destin et des secondes chances. Mais Amélie n’était pas d’humeur pour des philosophies sentimentales ce soir. À la place, elle écrivit un message à Julien.
Amélie : Tu as ma valise.
La réponse arriva en quelques secondes.
Julien : Je sais. Pareil ici.
Elle serra les dents. Bien sûr, il ne paniquait pas. Julien ne paniquait jamais. Il semblait traverser la vie comme si rien n’avait vraiment d’importance, et cela la rendait folle.
Amélie : Où loges-tu ?
Julien : Appartement dans le Marais. Pourquoi ?
Amélie : Parce que mon carnet de croquis est dans ta valise, Julien. J’en ai besoin.
Le silence fut assez long pour qu’elle se demande s’il s’était endormi. Finalement :
Julien : Retrouvons-nous demain au Café des Deux Moulins. Midi.
Ses doigts hésitèrent au-dessus du clavier. Le café était pratiquement dans son quartier. Proposer un autre endroit aurait semblé mesquin, mais l’idée de le revoir faisait naître une tension en elle—un mélange inconfortable de colère et de quelque chose qu’elle refusait de nommer. Inspirant brusquement, elle tapa un « D’accord » sec et jeta son téléphone sur la table.
La tension ne quitta pas son corps. Son regard se posa sur la valise de Julien, la lanière de l’appareil photo dépassant de la fermeture éclair. Ses doigts la démangeaient d’en sortir l’appareil, de regarder à travers l’objectif pour voir le monde tel qu’il le voyait. Mais à la place, elle croisa fermement les bras sur sa poitrine et fixa le plafond. Elle réglerait tout cela demain.
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Julien Moreau s’appuyait contre la rambarde du balcon de son appartement du Marais, une cigarette pendant entre ses doigts. Sous lui, Paris s’étalait comme une mosaïque de lumière et d’ombre, la Seine scintillant faiblement au loin. Son appartement, en désordre mais plein de charme, reflétait sa personnalité : meubles dépareillés, piles de livres de photographie, et un tableau de liège couvert de cartes postales et de Polaroids fanés. Une odeur de papier jauni et de tabac flottait dans l’air, un rappel familier de son univers.
L’échange de bagages lui était apparu évident dès qu’il avait commencé à défaire ses affaires. Le carnet de croquis avait été l’indice : un cuir noir élégant, sa couverture gravée des initiales « A.L. ». Il avait feuilleté les pages, incapable de résister à la curiosité. Son travail était aussi méthodique que dans ses souvenirs—des lignes nettes, des visions audacieuses, chaque détail soigneusement réfléchi. Les annotations, écrites d’une main précise, lui rappelaient sa voix, tranchante et déterminée. Une voix qu’il n’avait pas entendue depuis des années mais qui hantait encore les recoins de sa mémoire.
Et puis, il avait trouvé le marque-page en lavande, glissé entre deux pages.
Sa poitrine se serra. L’odeur de lavande fit resurgir des souvenirs qu’il croyait enfouis, le ramenant en Provence.Il avait fabriqué le marque-page pendant leur lune de miel, emprisonnant la brindille dans de la résine dans une petite boutique artisanale qu’ils avaient découverte par hasard. Elle avait ri de sa tentative maladroite, mais elle l’avait gardé malgré tout, le glissant dans le roman qu’elle lisait à l’époque. Le voir à présent, c’était comme observer directement une vie qu’il avait soigneusement rangée – une vie dont il n’était pas certain d’avoir jamais totalement exploré les recoins.
Julien expira, la fumée tourbillonnant autour de lui alors qu’il fixait le marque-page posé sur la petite table à ses côtés. Il aurait dû le replacer dans le carnet à croquis, mais quelque chose l’en avait empêché. Ses doigts effleurèrent le bord de la résine, suivant la fine fissure qui le traversait. Imparfait mais résistant, à l’image de tant de choses de leur passé.
Son téléphone vibra, le nom d’Amélie s’affichant sur l’écran. Il avait attendu ce message. Le carnet à croquis n’était pas seulement son travail ; c’était une partie intégrante de lui-même, la manifestation tangible de sa quête incessante de perfection. Il écrasa sa cigarette, un léger sourire effleurant ses lèvres à l’idée de la réaction qu’elle aurait en découvrant cet échange de bagages. Elle serait furieuse demain, cela ne faisait aucun doute. Il voyait déjà la crispation de sa mâchoire, et la manière dont ses yeux noisette se plisseraient sous l’effet d’une colère soigneusement contenue.
Et pourtant, au-delà de cette frustration, il y aurait autre chose. Quelque chose de plus subtil, de non exprimé, comme dans l’avion, lorsque des turbulences les avaient rapprochés, et que sa main avait instinctivement cherché la sienne.
Attrapant son appareil photo Leica, Julien le passa sur son épaule. Lorsque ses pensées devenaient trop chaotiques, il se tournait vers la photographie. Les rues de Paris offraient toujours une forme de clarté, un moyen de se perdre dans leur beauté tout en retrouvant un certain équilibre. Mais en s’aventurant dans la fraîcheur de la nuit, le poids du marque-page à la lavande dans sa poche persistait – un fil fragile le rattachant à un passé qu’il n’était pas prêt à abandonner. Il savait que la rencontre de demain ne concernerait pas simplement un banal échange de sacs.