Chapitre 3 — Rencontres Fortuites
Camille Leroux
Le froid du matin piquait les joues de Camille alors qu’elle descendait les marches en pierre de son immeuble. Son esprit, encore enchevêtré dans les mots troublants du carnet de Victor, s’accrochait à la petite clé blottie dans la poche de son manteau. Chaque pas résonnait dans l’air glacé, un écho de ses pensées en tumulte. Elle serra la clé dans sa main, comme pour s'ancrer à une réalité qui lui semblait de plus en plus incertaine. Mais ce n’était pas le moment de céder à la panique. Elle avait besoin de se poser, de réfléchir, de reprendre le contrôle.
Instinctivement, ses pas la menèrent vers le café "La Clé des Songes". Ce lieu, avec son atmosphère feutrée et ses murmures apaisants, avait toujours été un refuge, un espace où elle pouvait respirer à l’abri de l’agitation. En poussant la porte, la clochette tinta doucement, et l’odeur enveloppante du café fraîchement moulu mêlée à celle de viennoiseries l’accueillit, lui offrant une illusion de répit.
Elle choisit une banquette au fond, loin des regards indiscrets. À cette heure matinale, seuls quelques clients occupaient les tables : un étudiant affalé sur son carnet, une femme d’âge moyen absorbée par un journal. Ces scènes du quotidien, si paisibles, contrastaient violemment avec le chaos intérieur qui l’habitait.
Camille commanda un expresso et sortit son carnet, espérant y ordonner ses pensées. Sa main, légèrement tremblante, traça des mots épars : Victor. Solène Marchand. Le carnet noir. La clé. Elle ajouta des flèches, tenta de dessiner un schéma, mais les pièces refusaient de s’assembler. Une frustration silencieuse s’empara d’elle.
Une voix claire mais douce la fit sursauter. « Vous semblez plongée dans des pensées bien sombres. »
Camille releva les yeux, ses doigts se crispant instinctivement autour de la clé dans sa poche. Une femme se tenait devant elle, élégamment vêtue d’un manteau camel ceinturé à la taille, ses cheveux blonds coupés au carré plongeant encadrant un visage lumineux. Ses yeux verts, d’un éclat vif et perçant, semblaient sonder Camille avec une intensité calculée.
« Je ne voulais pas vous effrayer, » ajouta la femme avec un sourire qui semblait à la fois rassurant et troublant.
Camille ajusta sa posture, refermant machinalement son carnet. « Ce n’est rien. Puis-je vous aider ? »
Sans attendre d’invitation, la femme s’assit en face d’elle, posant un carnet similaire au sien sur la table. « Anna Delacroix. Journaliste. Je pense que nous avons des intérêts communs. »
Le cœur de Camille se serra. Tout son être se raidit face à cette intrusion. La dernière chose dont elle avait besoin était qu’une journaliste commence à fouiller dans sa vie privée, encore moins celle de Victor.
« Vous devez faire erreur, » répondit-elle froidement, son ton maîtrisé masquant son irritation croissante.
Anna esquissa un petit rire qui semblait presque amusé. « Oh, je ne crois pas. Vous êtes Camille Leroux, avocate de renom et épouse de Victor Morel. Mais je doute que ce soit pour vos exploits juridiques que votre nom circule ces derniers temps. »
Le regard de Camille se durcit, mais elle garda le contrôle de ses émotions. « Si vous avez quelque chose à me dire, je vous conseille d'aller droit au but. »
Anna inclina légèrement la tête, comme si elle s’amusait de la détermination de Camille. « Très bien. Pour commencer, vous devriez savoir que la femme retrouvée morte récemment, Solène Marchand, n’est pas la première. Il y a eu d’autres disparitions, toutes d’une manière ou d’une autre liées aux cercles que fréquente votre mari. »
Un frisson parcourut Camille. Elle resta silencieuse, mais chaque mot s’imprimait dans son esprit comme un coup de marteau.
Anna se pencha légèrement vers elle, abaissant la voix. « Je ne dis pas que Victor est coupable. Mais les coïncidences, vous savez… elles mentent rarement. »
« Vous insinuez que mon mari est impliqué dans ces crimes ? » demanda Camille, sa voix plus sèche qu’elle ne l’aurait voulu.
Anna haussa les épaules avec un calme désarmant. « Je ne fais qu’établir des faits. Mon métier consiste à poser des questions. » Elle sortit un feuillet manuscrit de son carnet et le déposa sur la table. « Peut-être voudrez-vous regarder ça. »
Camille hésita un instant, puis saisit le papier. Ses yeux parcoururent les notes griffonnées : des noms de victimes encerclés en rouge, des dates, des lieux. Plusieurs faisaient référence à des événements où Victor était présent – des vernissages, des soirées littéraires. Une accumulation troublante de détails anodins à première vue, mais qui, mis ensemble, formaient un schéma.
« Rien de concret, » murmura Camille, comme pour se convaincre elle-même.
« Pas encore, » concéda Anna. « Mais il n’en faut pas beaucoup pour que cela attire l’attention de la police... ou du public. »
Camille serra le papier entre ses doigts, la clé dans sa poche semblant peser plus lourd que jamais. Ses pensées se bousculaient : protéger Victor, comprendre la vérité, et ce doute, toujours ce doute viscéral, qui menaçait de l’engloutir.
« Écoutez, Madame Leroux. Nous ne sommes pas ennemies. Je pourrais même vous aider. Mais pour cela, il faudrait que vous soyez honnête avec moi. Vous savez quelque chose, n’est-ce pas ? »
Camille hésita, son regard plongeant dans celui d’Anna. Devait-elle nier, défendre Victor, ou admettre qu’elle-même ne savait plus quoi croire ?
Elle inspira profondément. « Si vous avez des questions, adressez-les à mon mari. » Sa voix était basse, presque un murmure.
Anna observa Camille un instant, ses yeux verts scintillant d’une lueur calculatrice, puis esquissa un sourire énigmatique. « Très bien. Vous savez où me trouver. » Elle tendit une carte de visite avant de se lever.
Camille resta immobile alors qu’Anna quittait le café, fixant le feuillet qu’elle tenait toujours entre ses doigts. Les notes, bien qu’incomplètes, formaient une toile qui resserrait déjà son emprise sur elle.
Elle plia soigneusement le papier et le rangea dans son sac. Avant de quitter l’établissement, elle regarda autour d’elle. L’atmosphère du café, si réconfortante à son arrivée, semblait désormais lourde, oppressante. Elle avait la sensation désagréable d’être observée.
Dehors, le vent mordant s’engouffra dans son manteau, la faisant frissonner. Chaque pas dans la rue pavée sonnait un peu trop fort, et les ombres des passants semblaient s’étirer, menaçantes, dans sa vision périphérique.
La clé, toujours blottie dans sa poche, vibrait presque sous ses doigts. Elle savait que ce serait la prochaine étape. Mais à quel prix ?