Chapitre 1 — Dans le Voile Sanglant
Élise
Une chaleur suffocante m’enveloppe, comme si l’air lui-même voulait me consumer. Agenouillée dans une caverne des Profondeurs des Terres Creuses, je sens la lueur rougeoyante d’une rivière de lave proche danser sur mon visage, soulignant chaque trace de boue et de sueur qui colle à ma peau. Mes doigts tremblent, hésitants, tandis qu’ils tracent des runes dans la cendre noire qui recouvre le sol. Chaque trait est une souffrance, une brûlure qui s’ajoute à celle de ma cicatrice au poignet gauche. Elle pulse, béante, laissant couler un filet de sang chaud qui se mêle à la poussière, formant une pâte sombre et visqueuse. Mon souffle est court, haché, presque étouffé par le Voile Sanglant – cette brume cramoisie qui s’enroule autour de moi comme une caresse malsaine, distordant chaque son, chaque forme, jusqu’à ce que je ne sache plus où finit la réalité et où commence le cauchemar.
Un frisson glacé me parcours l’échine, contrastant avec la fournaise ambiante. La sueur perle sur mon front, glisse le long de ma tempe, se mêlant à la crasse et au sang séché qui macule ma joue. Mes cheveux châtains, trempés et emmêlés, collent à ma nuque, lourds comme une entrave. Autour de moi, les parois de verre noirci renvoient des reflets déformés, des ombres qui dansent comme des spectres riant de ma détresse. Le Voile s’épaissit, s’insinue dans mes poumons, portant une odeur de soufre et de chair calcinée qui me donne la nausée. Je ferme les yeux un instant, cherchant une échappatoire, mais l’obscurité derrière mes paupières est pire : un vide qui murmure, qui appelle.
« Embrasse-moi, ou tout s’effondre. »
La voix gutturale résonne dans mon esprit, aussi réelle que si quelqu’un se tenait derrière moi, son souffle brûlant contre ma nuque. Mes yeux s’ouvrent brusquement, verts et écarquillés, fouillant la brume pour une présence qui n’existe peut-être pas. Mon cœur s’emballe, martelant ma poitrine si fort que j’ai l’impression qu’il va éclater. Je veux crier, rejeter cette intrusion, mais ma gorge est sèche, serrée par une terreur que je ne peux nommer. Mes doigts continuent de tracer les runes, presque malgré moi, comme si une force étrangère guidait ma main. La douleur dans mon poignet s’intensifie à chaque mouvement, une lame invisible qui rouvre la chair, encore et encore. Le sang coule plus vite maintenant, gouttant sur la cendre avec un son mat, presque rythmique, qui résonne dans la caverne comme un compte à rebours.
« Ce n’est pas moi… » murmuré-je, ma voix tremblante, à peine audible sous le grondement sourd des profondeurs. « Je ne suis pas ça… » Mais les mots sonnent creux, comme une prière à laquelle je ne crois plus. Mes pensées tourbillonnent, fracturées par le Voile. Et si c’était vrai ? Et si cette voix, cette force, savait quelque chose que j’ignore sur moi-même ? La peur me noue l’estomac, mais il y a autre chose, quelque chose de plus sombre, de plus dangereux. Une fascination. Une pulsation dans ma cicatrice qui semble répondre à l’appel, comme si une partie de moi, enfouie quelque part, voulait dire oui. Je secoue la tête, chassant cette pensée, mais elle s’accroche, visqueuse, comme la brume qui m’entoure.
Soudain, une vision me frappe, aussi brutale qu’un coup. Mes mains ne sont plus les miennes. Elles sont griffues, spectrales, des ombres qui s’étendent, prêtes à déchirer. Devant moi, Mathis. Ses yeux gris-bleu, si souvent durs mais toujours empreints d’une tendresse contenue pour moi, sont vides, éteints. Du sang s’écoule de son torse, là où mes griffes l’ont frappé, là où je l’ai tué. Un cri muet se forme dans ma gorge, mais aucun son ne sort. Mon cœur se serre, une lame de glace qui transperce ma poitrine. Ce n’est pas réel. Ça ne peut pas être réel. Mais la vision persiste, s’incruste dans mon esprit, et je sens mes mains trembler, crispées dans la cendre, comme si elles portaient encore la chaleur de son sang. Une larme roule sur ma joue, traçant un sillon dans la saleté, se mêlant à la crasse et au désespoir.
« Mathis… » chuchoté-je, ma voix brisée, un appel désespéré dans le vide. « Où es-tu ? » Je veux me raccrocher à lui, à son image, à la force qu’il représente pour moi. Son visage stoïque, ses silences lourds de sens, la façon dont ses mains calleuses ont toujours su me ramener quand je me perdais. Mais ici, dans cet enfer de lave et de brume, il n’y a que moi, et cette voix qui me hante, alternant entre menace et séduction. « Embrasse-moi, Élise. Sauve-les tous. » Elle promet la puissance, le salut, comme si céder était la seule issue. Ma cicatrice pulse plus fort, en rythme avec un grondement souterrain, comme si le Puits des Lamentations lui-même m’appelait, murmurant des vérités que je ne suis pas prête à entendre.
Un hurlement déchire l’air, familier, brut, chargé d’une douleur qui me transperce. Mathis. Mon souffle se coupe, et je me redresse d’un coup, vacillante, mes yeux fouillant la brume cramoisie. Mon pouls s’accélère, un mélange d’espoir et de terreur. Est-ce lui ? Est-il vraiment là, quelque part, blessé, m’appelant ? Ou est-ce encore un piège, une illusion tissée par le Voile pour me briser davantage ? Je tends l’oreille, mais le son se perd, avalé par le bourdonnement oppressant de la caverne, par les murmures spectraux qui semblent ricaner dans l’ombre. Mes mains se crispent, mes ongles s’enfonçant dans la cendre, comme si je pouvais ancrer ma réalité dans cette douleur physique.
Je baisse les yeux sur les runes que j’ai tracées, presque malgré moi. Elles sont irrégulières, tremblantes, mais il y a quelque chose d’ancien dans leur forme, quelque chose que je ne comprends pas mais que je ressens, au plus profond de moi. Ma cicatrice vibre, synchronisée avec un nouveau grondement, plus profond, plus menaçant, qui fait trembler le sol sous moi. Le Puits des Lamentations. Je le sens, là, quelque part dans les ténèbres des Profondeurs, un gouffre qui m’attire et me repousse à la fois. Une partie de moi hurle de fuir, de tout abandonner, mais une autre… une autre veut savoir. Veut comprendre pourquoi mon sang chante en harmonie avec cet endroit maudit.
« Donne-moi un signe… » murmuré-je, mes yeux scrutant la brume, cherchant Mathis, cherchant une bribe de réalité à laquelle me raccrocher. Ma voix est un souffle, un plaidoyer adressé à personne, ou peut-être à tout ce qui m’entoure. La voix gutturale revient, plus insistante, un sifflement qui glisse dans mon esprit comme une lame. « Embrasse-moi, et tout sera clair. » Mon regard tombe sur ma cicatrice, sur ce pouls qui bat trop fort, trop vite, comme un tambour de guerre. Mes doigts, tachés de sang et de cendre, hésitent au-dessus des runes inachevées, suspendus entre résistance et reddition. Un grondement plus fort encore monte des profondeurs, un écho qui semble répondre à mon propre chaos intérieur, et je sais, au plus profond de moi, que quelque chose d’ancien, de terrible, attend ma réponse.