Chapitre 2 — Retrouvailles Brisées
Élise
Un souffle brûlant m’arrache un gémissement alors que je m’extirpe de l’obscurité suffocante de la caverne, mes jambes tremblantes menaçant de céder sous mon propre poids. La chaleur des Profondeurs des Terres Creuses m’écrase, un étau de feu qui m’enserre la poitrine, tandis que l’odeur âcre de soufre et de chair calcinée me pique la gorge. Mes doigts, encore noirs de cendre, s’agrippent à la paroi déchiquetée de verre noirci, et je sens un filet de sang tiède couler de ma cicatrice au poignet gauche, pulsant douloureusement comme si elle répondait à un appel invisible. La lueur rougeoyante d’une rivière de lave proche projette des ombres déformées sur mon visage, et je cligne des yeux pour chasser la sueur et la boue qui me collent à la peau. Mon esprit vacille, hanté par la voix gutturale qui résonne encore dans ma tête, alternant entre menace et séduction, et par la vision atroce de mes mains – non, de griffes – plongeant dans le torse de Mathis, ses yeux vides me fixant dans un silence accusateur.
Je murmure son nom, un souffle désespéré qui se perd dans le grondement sourd des profondeurs. Était-ce vraiment son hurlement que j’ai entendu, ou un autre piège du Voile Sanglant, cette brume cramoisie qui m’enveloppe encore, distordant la frontière entre réalité et cauchemar ? Mon cœur tambourine, partagé entre l’espoir qu’il soit vivant et la terreur qu’il ne soit qu’un fantôme de mon imagination. Je titube hors de la caverne, l’air extérieur à peine plus respirable, saturé d’une humidité lourde et d’une menace palpable. Les Terres Creuses s’étendent devant moi, un désert de falaises déchiquetées et de ronces luminescentes, baigné par une lumière irréelle qui semble suinter du ciel grisâtre. Chaque pas lacère mes pieds à travers mes bottes usées, et je sens le sol vibrer sous moi, comme si quelque chose d’ancien et de terrible s’agitait dans les entrailles de la terre.
Mes yeux scrutent la brume, cherchant un signe, n’importe quoi. Et puis, à travers le voile rougeâtre, je distingue une silhouette près d’une ruine colossale, ses murs effrités dressés comme des os géants contre le ciel. Mon souffle se coupe. La carrure massive, la cape sombre trempée qui claque dans le vent mordant… c’est lui. Mathis. Une vague de soulagement me traverse, si brutale qu’elle me fait presque tomber à genoux, mais elle est vite noyée par une peur glaciale. Et s’il n’était pas réel ? Je m’approche, mes pas maladroits, le bruit de mes bottes sur le sol rocailleux perdu dans le hurlement du vent. Plus je m’avance, plus ses traits se précisent : ses cheveux noirs en bataille collés par la sueur, sa barbe mal taillée plus négligée que jamais, et ses yeux gris-bleu, perçants même à cette distance, qui se posent sur moi avec une intensité qui me serre le cœur.
« Élise… » Sa voix rauque, brisée par la fatigue, me frappe comme une caresse et un coup à la fois. Il fait un pas vers moi, et je vois alors les marques des combats récents sur son corps. Une entaille à son flanc suinte sous un bandage de fortune, tachant le tissu de rouge, et son épaule droite semble raide, chaque mouvement trahissant une douleur qu’il contient à peine. Mon regard s’attarde sur ces blessures, et une culpabilité écrasante me submerge. Tout ça, c’est ma faute. S’il souffre, c’est à cause de moi, de ce sang maudit qui coule dans mes veines, de cette malédiction qui nous traque tous les deux.
Je me précipite vers lui, mes jambes cédant presque sous l’épuisement, et il me rattrape juste à temps, ses mains calleuses mais étonnamment douces saisissant mes bras. Son toucher est un ancrage, une chaleur familière au milieu de ce chaos, mais je sens aussi la tension dans ses muscles, la douleur qu’il réprime. Je lève les yeux vers lui, mes propres mains tremblantes effleurant son torse, comme pour m’assurer qu’il est bien là, qu’il n’est pas une ombre née du Voile. « Mathis… tu es vivant, » je murmure, ma voix hachée par l’émotion, à peine audible dans le bourdonnement qui emplit encore mon esprit. Ses yeux s’adoucissent un instant, mais la fatigue et une peur contenue y dansent toujours, comme un orage prêt à éclater.
« Je ne t’abandonnerai pas, » dit-il, ses mots pesants, chargés d’une promesse qui me serre la gorge. Chaque syllabe semble lui coûter un effort, et je vois une grimace furtive traverser son visage alors qu’il ajuste sa posture pour masquer sa douleur. Je veux protester, lui dire qu’il doit se reposer, qu’il ne peut pas continuer à se battre comme ça, mais les mots meurent sur mes lèvres. À la place, une vérité plus sombre s’échappe, un aveu que je ne peux plus retenir. « J’ai peur, Mathis. Peur de… de ce que je pourrais devenir. J’ai vu… des choses. Dans la caverne. Moi, te… » Je ne termine pas, incapable de prononcer l’horreur de cette vision, mais il comprend. Ses traits se durcissent, et il resserre brièvement sa prise sur mes bras, une ancre silencieuse.
« Pas tant que je respire, » grogne-t-il, sa voix basse mais teintée d’une fermeté brisée, comme s’il défiait le destin lui-même. Ces mots pèsent entre nous, lourds de sens, et pendant un instant, le monde se réduit à cette proximité, à la chaleur de son souffle contre mon front, à la tension qui vibre entre nous, mêlant désespoir et quelque chose de plus profond, quelque chose que je n’ose pas nommer. Mais la réalité me rattrape vite, froide et implacable, alors que mes yeux se posent à nouveau sur ses blessures. Combien de fois encore devra-t-il payer pour moi ?
Avant que je puisse répondre, Mathis fouille sous son manteau déchiré et en sort un objet qui fait s’arrêter mon cœur. Un manuscrit, ses pages froissées et tachées de sang, l’écriture familière de ma mère, Marianne, griffonnée à la hâte sur le papier jauni. Mon souffle se bloque dans ma gorge, et je tends une main tremblante pour le prendre, mais il retient le document un instant, son regard grave cherchant le mien. « Je l’ai trouvé après une embuscade, » dit-il, sa voix plus basse encore, presque un murmure. « Élise, je… je ne sais pas si elle… » Il ne finit pas, mais je comprends. La peur que j’ai refoulée depuis des jours, cette terreur de ce qui est arrivé à ma mère, me frappe de plein fouet, et mes doigts se crispent sur le manuscrit alors qu’il me le tend enfin.
Je parcours les pages, mes yeux sautant d’une ligne à l’autre, chaque mot un coup de poignard. Des fragments parlent d’un artefact, le Sceau Écarlate, caché dans une crypte quelque part dans ces Profondeurs infernales. Mais ce qui me glace le sang, c’est l’avertissement cryptique griffonné en bas d’une page, dans une écriture plus tremblante, comme si elle avait été écrite sous la panique : « Sacrifice total requis. Aucun retour possible. » Mon estomac se noue, et je relève les yeux vers Mathis, cherchant une explication, un déni, n’importe quoi. Mais son expression est fermée, ses mâchoires serrées, et je sais qu’il n’a pas de réponse à m’offrir. Pas encore.
Un craquement sec déchire soudain le silence oppressant des Terres Creuses, un son qui n’a rien de naturel, comme si une branche massive s’était brisée sous un poids invisible. Mathis se raidit instantanément, son corps se plaçant devant le mien par pur instinct, ses yeux plissés scrutant la brume cramoisie qui nous entoure. Je sens mon pouls s’accélérer, la peur du Voile se mêlant à cette nouvelle menace extérieure. Était-ce un loup-ombre spectral, une de ces créatures nées des ténèbres de cet endroit maudit ? Ou pire, l’Ordre du Fer, leurs armes anti-magie prêtes à nous réduire en cendres ? Je presse le manuscrit contre ma poitrine, comme si ces pages pouvaient me protéger, mais je sais que ce n’est qu’une illusion.
« On ne peut pas rester ici, » grogne Mathis, sa voix tendue, ses sens aiguisés de loup-garou clairement à l’affût. Il ajuste son bandeau sur son flanc, retenant une grimace, et me jette un regard qui ne laisse place à aucune discussion. « La crypte mentionnée dans ces pages… c’est notre seule chance. On doit la trouver. Maintenant. » Son ton est implacable, mais je vois l’épuisement dans ses yeux, la douleur qu’il cache sous cette façade de fer. Je veux protester, lui dire qu’il n’est pas en état de continuer, mais je sais qu’il a raison. Nous n’avons pas le choix. Pas avec ce qui nous traque, pas avec cette malédiction qui pèse sur nous comme une ombre vivante.
Je hoche la tête, mes doigts tremblants serrant toujours le manuscrit, chaque pulsation de ma cicatrice me rappelant l’appel du Puits des Lamentations, cette force qui semble vibrer en harmonie avec ma peur. Nous nous mettons en route, nos pas lourds sur le sol déchiqueté, la brume rougeâtre s’accrochant à nous comme une malédiction. Mais à peine avons-nous fait quelques mètres qu’un second craquement résonne, plus proche cette fois, suivi d’un grondement sourd qui semble monter des profondeurs mêmes de la terre. Mon cœur s’emballe, et je me retourne instinctivement, mes yeux fouillant l’obscurité. Mathis se place devant moi, sa main prête à saisir une arme invisible, son corps tendu comme un arc.
Quelque chose – ou quelqu’un – est là, tapi dans l’ombre. Et nous sommes à sa merci.