Chapitre 3 — Premières Menaces
Alternance entre Élisa Montaigne et Gabriel Wolf
L’obscurité avait noyé la Demeure Montaigne dans une tranquillité factice. Élisa, adossée contre une chaise dans le bureau paternel, fixait la lumière tamisée qui dansait sur les murs ornés de moulures. Devant elle, les documents éparpillés sur le bureau massif lui donnaient l’impression d’ouvrir une boîte de Pandore. Les termes juridiques s’entremêlaient avec des annotations écrites à la main, parfois en français, parfois dans des langues qu’elle ne reconnaissait pas. Des noms de sociétés, des montants astronomiques, des destinations exotiques : c’était tout un univers cryptique qu’elle n’avait jamais voulu toucher. Mais à présent, elle n’avait plus le choix.
Un nom, inscrit en lettres épaisses et presque rageuses à la marge d’un contrat, attira son attention : *Léon Gaspar*. Elle sentit un frisson glacé lui parcourir l’échine. Le nom évoquait, même dans sa sonorité brute, une menace qu’elle ne pouvait ignorer. À côté, une série de chiffres astronomiques laissait entendre des transactions qui semblaient bien au-delà du légal. L’idée que son père ait côtoyé un homme pareil la révulsait, mais elle ne pouvait détourner le regard.
Elle frotta sa tempe, une migraine commençant à poindre. Ces papiers étaient un miroir cruel de ce qu’elle avait choisi d’ignorer toutes ces années. Son père, qu’elle avait vu comme un homme froid mais distingué, était à la tête d’un empire de secrets qui lui semblait aussi étranger que terrifiant. Chaque page semblait crier une vérité qu’elle n’était pas encore prête à affronter.
Un léger bruit, presque imperceptible, la fit sursauter. Elle releva la tête et scruta les ombres du bureau. Le silence était oppressant, mais quelque chose, un instinct primitif, lui hurlait que ce silence n’était pas normal. Elle se leva lentement, ses talons claquant doucement sur le parquet ciré, et se dirigea vers la porte, prenant soin de la verrouiller.
Son cœur battait la chamade alors qu’elle revenait vers le bureau. Elle se promit que ce n’était rien, juste la nervosité qui jouait avec son esprit, amplifiée par les événements récents. Pourtant, dans l’angle de son regard, elle crut apercevoir un mouvement fugace près de la fenêtre. Une ombre. Immobile, elle sentit l’air devenir soudain plus lourd, comme si la demeure elle-même retenait son souffle.
Tout à coup, un craquement distinct brisa le silence : celui d’une vitre qui se fend. Élisa plaqua une main contre sa bouche pour étouffer un cri. Elle recula contre le bureau, son esprit cherchant frénétiquement une solution. Ses doigts effleurèrent un chandelier en bronze posé sur une console, qu’elle empoigna comme une arme improvisée.
La porte s’ouvrit brusquement. Une silhouette massive entra dans la pièce. Élisa étouffa un cri, levant le chandelier de toutes ses forces, prête à frapper. Mais l’homme qui se tenait devant elle leva la main, sa voix grave la réduisant au silence.
— Pas un geste. Je ne suis pas votre ennemi.
Il parlait d’un ton sec, autoritaire, qui ne laissait aucune place à la discussion. Élisa, toujours sur la défensive, ne baissa pas le chandelier. Elle détailla l’homme : grand, imposant, le visage marqué par des cicatrices mal dissimulées. Ses vêtements étaient sombres, simples, fonctionnels. Ce n’était pas un homme de son monde.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle, sa voix tremblante mais ferme.
— Gabriel Wolf, répondit-il simplement. Antoine m’a envoyé pour assurer votre sécurité.
Il fit un pas en avant, mais s’arrêta immédiatement en voyant sa posture menaçante.
— Vous pourriez baisser ça, ajouta-t-il en désignant le chandelier. Je ne compte pas vous attaquer.
Elle le fixa, cherchant une trace de duplicité dans ses yeux verts insondables. Mais son regard était direct, presque mécanique, comme s’il n’était qu’un outil dépourvu d’émotions.
— Et pourquoi devrais-je vous croire ? répliqua-t-elle, serrant toujours son arme improvisée.
Avant qu’il ne puisse répondre, un bruit sourd retentit à l’extérieur de la pièce. Gabriel pivota immédiatement, son corps tendu comme un ressort, et sortit une arme de sous sa veste. Élisa recula instinctivement, le chandelier tremblant entre ses doigts.
— Éteignez la lumière, ordonna-t-il à voix basse.
Elle hésita un instant, puis obéit, plongeant la pièce dans une obscurité presque totale. Gabriel se déplaça rapidement vers la fenêtre, son pas silencieux malgré sa carrure imposante. Élisa resta figée, incapable de détourner les yeux de lui. Il semblait appartenir à un monde complètement différent du sien, un monde où les instincts prenaient le pas sur la raison.
Un éclat de verre brisé illumina brièvement l’obscurité. Gabriel s’élança, ouvrant brusquement la fenêtre et tirant un coup de feu précis dans la nuit. Élisa se recroquevilla au sol, les bras autour de sa tête. Elle entendit un cri étouffé au loin, suivi d’un silence profond.
Gabriel referma la fenêtre d’un geste rapide et se retourna vers elle.
— Ils sont partis, dit-il.
— Qui ? souffla-t-elle, la voix tremblante. Qui étaient-ils ?
Il s’accroupit pour être à sa hauteur, croisant son regard avec une intensité qui la fit frissonner.
— Probablement des hommes de Gaspar. Ils cherchaient sûrement les documents que vous étiez en train de lire.
Elle sentit un mélange de peur et de colère monter en elle. Ces papiers qu’elle ne comprenait pas encore étaient désormais liés à sa survie. Elle serra les poings, refoulant ses émotions pour afficher une façade de détermination.
— Vous n’avez pas répondu à ma question, murmura-t-elle en relevant le menton. Pourquoi devrais-je vous faire confiance ?
Gabriel haussa les épaules, comme s’il se moquait de l’importance de sa réponse.
— Antoine m’a envoyé parce qu’il sait que je fais ce que j’ai à faire. Si vous survivez à cette nuit, ce sera grâce à moi, pas à vos talents de négociatrice.
Élisa détesta l’arrogance dans son ton, mais elle devait admettre qu’il venait de lui sauver la vie.
— Très bien, dit-elle enfin, le regard dur. Mais ne vous méprenez pas, monsieur Wolf. Je ne suis pas une victime passive.
Gabriel la regarda un instant, et un sourire infime, presque imperceptible, effleura ses lèvres.
— On verra.
Il se détourna pour examiner la pièce, s’arrêtant devant les documents éparpillés sur le bureau. Il effleura l’un des papiers du bout des doigts.
— Burn them, dit-il en anglais, avec une froideur qui fit frémir Élisa. Les gens tueraient pour ça.
— Et vous ? Vous tueriez pour ça ? rétorqua-t-elle avec défi.
Gabriel tourna lentement la tête vers elle, et un éclat d’amusement traversa brièvement ses yeux.
— Je n’ai pas besoin de raisons pour tuer, mademoiselle Montaigne.
Elle sentit un frisson la traverser, mais elle se força à ne pas détourner le regard. Ce fut Gabriel qui rompit le contact visuel, se dirigeant vers la porte.
— Faites vos valises, dit-il en refermant son arme. Vous ne pouvez pas rester ici. Pas cette nuit.
— Et où devrais-je aller ? demanda-t-elle, irritée par son ton autoritaire.
Il s’arrêta dans l’embrasure de la porte, se tournant légèrement vers elle.
— Quelque part où ils ne s’attendront pas à vous trouver. Vous avez une idée ? Sinon, je déciderai.
La porte se referma derrière lui, laissant Élisa seule dans l’obscurité. Elle inspira profondément, tentant de calmer les battements frénétiques de son cœur. Elle n’aimait pas l’idée de dépendre de quelqu’un comme Gabriel Wolf, mais elle savait qu’il avait raison : elle n’était pas prête à affronter ce monde seule.
Ses doigts effleurèrent machinalement les papiers sur le bureau. Les chiffres, les noms, les lieux : tout semblait soudain si insignifiant face à la réalité brutale de la menace qui planait sur elle. Pour la première fois, elle comprit que son héritage n’était pas seulement un fardeau ; c’était une bombe à retardement.
Et elle avait l’impression que le décompte venait de commencer.