Télécharger l'application

Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 2Funérailles dans l'Ombre


Élisa Montaigne

Le ciel parisien, lourd et menaçant, diffusait une lumière grisâtre sur le Cimetière de Montmartre. L’air humide portait une odeur de terre fraîchement retournée et de pierre froide, enveloppant les allées pavées d’une mélancolie oppressante. Élisa avançait lentement, ses talons résonnant faiblement sur les pierres. Sa robe noire, sobre et élégante, semblait absorber toute la lumière, laissant son visage pâle exposé, comme un masque fragile. Le froissement discret de ses gants de cuir contre son sac trahissait sa nervosité.

Lorsqu’elle atteignit enfin le lieu de la cérémonie, elle fut frappée par la scène qui l’attendait. Une foule de silhouettes sombres s’était rassemblée autour du tombeau fraîchement creusé, des parapluies ouverts comme des corbeaux menaçants au-dessus des têtes. À travers la brume, des murmures étouffés flottaient tels des ombres sonores. Des visages se tournaient vers elle, certains empreints d’une compassion feinte, d’autres d’un intérêt froid et calculateur. Ces regards la disséquaient, cherchant des failles, mesurant l’héritière qu’elle était.

Elle ne connaissait pas la plupart de ces personnes, mais elle savait qu’elles faisaient partie intégrante de ce monde qu’elle avait passé sa vie à ignorer. Près du cercueil, Antoine Bertrand se tenait droit, impeccable dans un costume noir sur mesure. Sa posture exhalait un calme glacial, mais ses yeux acérés ne cessaient de balayer l’assemblée. Le moindre geste, la plus infime expression faciale, tout semblait enregistré et analysé.

Lorsqu’il croisa son regard, il s’avança légèrement pour l’accueillir.

« Élisa, » murmura-t-il d’un ton mesuré, teinté d’une solennité étudiée.

Elle hocha la tête en guise de réponse, mais aucun mot ne franchit ses lèvres. Antoine posa une main légère sur son bras, un geste qui se voulait réconfortant, bien qu’il évoquât pour elle une chaîne invisible alourdissant ses épaules.

« Il est important que tu sois ici. Cela montre… que tu es prête à honorer l’héritage de ton père. »

Son regard perçant cherchait une réaction, mais Élisa détourna les yeux, déstabilisée par le double sens de ses paroles. Elle savait que chaque mot échangé ici était une pièce sur l’échiquier, une stratégie soigneusement calculée. Mais elle n’avait pas encore appris à jouer à ce jeu.

Alors que le prêtre commençait à réciter les prières, elle sentit une présence derrière elle. Une main effleura son coude, et lorsqu’elle se retourna, elle croisa le regard de Léon Gaspar.

Il était là, imposant, vêtu d’un manteau sombre qui semblait absorber toute la lumière ambiante. Son sourire carnassier fendait son visage comme une lame, et son regard noir était une arme brandie sans détour. L’homme dégageait une assurance froide, presque insolente, et sa voix, basse mais distincte, transperça le murmure ambiant.

« Mademoiselle Montaigne, » dit-il doucement, assez fort néanmoins pour attirer l’attention des plus proches.

Elle ne répondit pas, se contentant de maintenir son regard sur lui, les mâchoires serrées. Une tension glaciale s’installa entre eux, mais elle refusa de reculer. Léon inclina légèrement la tête, comme pour saluer son courage.

« Mes plus sincères condoléances, » continua-t-il, son ton chargé d’une sympathie à peine voilée de sarcasme. « Votre père était… un homme remarquable. »

Le sous-entendu dans sa voix était évident : une provocation habilement déguisée. Un frisson glacé parcourut Élisa, mais elle resta immobile.

Avant qu’elle ne puisse répliquer, Antoine s’interposa avec une fluidité presque théâtrale, son expression polie masquant une tension palpable.

« Léon, » dit-il d’un ton calme, presque froid, « ce n’est ni le lieu, ni le moment. »

Léon haussa légèrement les épaules, son sourire s’élargissant dans une indifférence calculée. Il tourna une dernière fois son attention vers Élisa et murmura, assez bas pour qu’elle seule entende :

« Nous nous reverrons bientôt. »

Elle sentit le poids des regards sur eux, un mélange d’inquiétude et de curiosité flottant dans l’air. Léon s’éloigna, laissant derrière lui une trace de tension électrique qui semblait vibrer autour d’elle.

Le prêtre continuait son discours, un mélange de phrases réconfortantes et de réflexions sur la vie et la mort, mais les mots glissaient sur elle comme une brume insaisissable. Ses pensées dérivaient, ramenant des souvenirs flous de moments volés avec son père. Elle revoyait ses rares sourires, ses gestes tendres, mais chacun semblait terni par les ombres de son absence émotionnelle.

Antoine, toujours à ses côtés, remarqua son trouble. Il se pencha vers elle, sa voix basse comme un murmure conspirateur.

« Tu dois montrer de la force, Élisa. C’est ce qu’ils attendent. »

Elle inspira profondément, rassemblant ce qu’il lui restait de courage. Lorsque vint le moment de jeter une poignée de terre sur le cercueil, elle s’avança d’un pas décidé, même si son cœur semblait vouloir s’arrêter. La terre humide glissa entre ses doigts gantés, tombant en silence sur le bois poli. Ce bruit sourd l’ancrerait à jamais dans sa mémoire, comme un rappel de la chute inévitable de tout ce qu’elle avait connu.

Alors qu’elle se retirait, son regard fut attiré par un détail étrange : un homme en retrait, vêtu d’un long manteau gris, se tenait immobile sous la pluie, un parapluie noir à la main. Il semblait différent des autres, presque effacé dans la foule, mais ses yeux ne la quittaient pas.

Un murmure discret près d’elle interrompit ses pensées : deux hommes parlaient à voix basse, échangeant des regards méfiants dans la direction d’Antoine. Elle n’entendit que des fragments, mais le mot "succession" résonna clairement.

La cérémonie toucha à sa fin, et les invités commencèrent à se disperser par petits groupes, leurs murmures se mêlant dans une cacophonie presque oppressante. Élisa resta en retrait, observant les allées et venues des figures élégantes et menaçantes qui constituaient ce monde. Elle aperçut Antoine discuter brièvement avec un homme qu’elle ne reconnut pas, avant qu’il ne revienne vers elle.

« Nous devons parler, » dit-il, son ton laissant peu de place à la discussion.

« Pas ici, » répondit-elle, la voix plus sèche qu’elle ne l’aurait voulu.

Il hocha la tête, un sourire énigmatique étirant légèrement ses lèvres.

« Soit. Mais n’oublie pas ceci : maintenant que ton père est parti, certains chercheront à tester tes limites. Tu es une Montaigne, qu’importe ce que tu en penses. »

Elle serra les mâchoires, refoulant la vague de colère qui montait en elle. Ignorant Antoine, elle se dirigea vers sa voiture, la tête haute, laissant derrière elle le cimetière et son atmosphère suffocante.

Alors qu’elle s’éloignait, elle sentit à nouveau ce poids invisible sur ses épaules, cette sensation d’être observée, traquée. Dans le rétroviseur, les silhouettes des cyprès et des pierres tombales se fondaient dans la brume grandissante.

Elle ferma brièvement les yeux, inspirant profondément, avant de les rouvrir. Une pensée persistait à l’arrière de son esprit : *Sois forte. Ne leur montre rien.*

Elle ne pouvait pas reculer. Pas maintenant.