Chapitre 3 — Ombres dans la Forêt
Andries Thutruix
La forêt de Bois-d'Argent exhalait un air froid et humide, s'accrochant à la peau d'Andries Thutruix et emplissant ses poumons d'une odeur de mousse et de terre. La lumière de la lune perçait faiblement à travers les imposants arbres à écorce argentée, projetant des motifs fragmentés sur le sol tandis que la brume s'enroulait entre les racines noueuses et les rochers acérés. La forêt murmurait de mouvements invisibles—le cri d'une chouette, le froissement des feuilles agitées par des créatures tapies dans l'ombre. C'était un lieu où beauté et menace s'entrelassaient, un labyrinthe vivant chargé de secrets.
Andries se tenait au cœur de ce labyrinthe d'ombres, le poids de la Cape du Dragon d'Ombre pesant sur ses épaules comme une manifestation matérielle de sa rébellion. Les écailles scintillaient faiblement, captant la lumière fragmentée, leur éclat irisé évoquant à la fois défiance et danger. Malgré sa réputation mythique, cette cape était lourde, sa texture rugueuse contre sa nuque, un rappel constant du pouvoir sauvage qu'elle incarnait et des attentes qu'elle portait.
Le camp tout autour de lui bourdonnait d'une énergie contrastée : des hors-la-loi désespérés accroupis à côté de nobles mécontents, des mercenaires endurcis aiguisant leurs lames à la lueur des flammes tremblotantes. Les tentes de fortune et l'équipement éparpillé illustraient la nature fracturée de leur alliance. Mais ce groupe n'était pas de simples rebuts du royaume—cette assemblée hétéroclite d'ambitions conflictuelles et de mécontentement brûlant était le germe de quelque chose de bien plus grand. Andries percevait cette promesse dans le murmure tendu de leurs voix, dans l'énergie nerveuse qui vibrait à travers le camp. Ces individus, dont les ressentiments avaient mûri en une lame acérée, étaient désormais unis par la possibilité d'un changement.
Il s'avança, ses bottes broyant des brindilles et des feuilles sèches sous ses pas, et les murmures s'éteignirent. Le crépitement du feu devint le seul son, tandis que toutes les têtes se tournaient vers lui. Andries laissa son regard balayer la foule. Des visages éclairés par la lumière des flammes le fixaient—certains marqués par la suspicion, d'autres illuminés de ferveur. Les mercenaires le jaugeaient avec un respect prudent, leurs armures cabossées témoignaient d'existences rudes. Les nobles serraient leurs épées nerveusement, essayant de masquer leur incertitude. Les hors-la-loi, peut-être les plus imprévisibles, s'accrochaient à l'espoir avec une intensité alimentée par le désespoir.
Andries prit une respiration, se redressa, et commença. « Frères et sœurs », lança-t-il, sa voix tranchant la nuit comme une lame dégainée. « Regardez autour de vous. Que voyez-vous ? Pas des rebelles. Pas des traîtres. Des guerriers. Des guerriers d'un royaume qui a tourné le dos à son peuple. »
La forêt sembla retenir son souffle, la brume s'épaississant à leurs pieds alors que ses mots s'imprimaient en eux. Une vague d'assentiment parcourut la foule, hésitante d'abord, mais de plus en plus affirmée. Andries laissa cette tension s'installer, ses yeux verts brûlant d'intensité alors qu'il s'approchait de la lumière vacillante des flammes.
« Mon frère siège sur le trône », continua-t-il, son ton calme mais chargé d'une passion contenue. « Un trône forgé dans la peur et le sang. Il se prétend roi, mais que règne-t-il, au juste ? Un royaume fracturé, un peuple opprimé par les taxes, un conseil chuchotant des trahisons dans l'ombre. Voilà ce que nous appelons un règne ? Voilà ce que nous appelons justice ? Ce n'est pas le royaume pour lequel nos ancêtres ont combattu. »
Les murmures s'intensifièrent, un grondement sourd et croissant de soutien. Andries sentait la colère monter en lui, vive et brûlante, mais il la tempéra, la transformant en une détermination froide. Il leva la main, et le silence retomba.
« Nous avons été rejetés, oubliés, trahis », poursuivit-il, sa voix gagnant en force. « Mais ici, à l'ombre du Bois-d'Argent, nous forgeons quelque chose de plus grand. Pas un royaume gouverné par la peur, mais un royaume fondé sur l'unité. Nous allons bâtir un héritage qui surpassera tout trône, tout nom. Nous reprendrons ce qui nous revient, non pas par vengeance, mais par justice. »
Un cri féroce s'éleva soudain—brut, incontrôlé et chargé de passion. Il résonna dans la forêt, frappant les écorces argentées avant de mourir dans la brume. Andries resta impassible, la lumière des flammes dansant sur son visage, bien que ses traits ne trahissent aucun triomphe. Leur foi en lui était aussi lourde que la cape sur ses épaules—un fardeau autant qu'une arme. Il se détourna, sa voix résonnant encore dans leurs esprits, et s'enfonça plus profondément dans la forêt.
Le Bois-d'Argent l'engloutit dans son silence, tandis que les acclamations tumultueuses s'estompaient en murmures. Il cherchait la solitude sous un arbre ancien, dont l'écorce scintillait comme du givre sous la lumière de la lune. Les racines noueuses formaient un trône naturel, contre lequel Andries s'adossa, la texture rugueuse appuyant son dos. Ses doigts glissèrent sur les racines, s'enfonçant dans la mousse et la terre humide, alors que ses pensées tourbillonnaient.
Le visage d'Elias surgit dans son esprit—ses yeux gris assombris par ce qu'Andries croyait autrefois être du chagrin. Il voyait maintenant clairement qu'il s'agissait de détermination. La même détermination froide et inébranlable que leur père portait comme une armure, un héritage qu'Elias avait assumé trop facilement. Les lèvres d'Andries se tordirent en un sourire amer. « Devoir », murmura-t-il, le mot s'échappant comme du venin. « Ce mot qu'ils utilisent pour tout nous arracher. »
Il ferma les yeux, mais les souvenirs surgirent malgré lui, vifs et implacables. Il se revoyait, lui et Elias enfants, leur rire résonnant dans la forêt alors qu'ils chassaient ensemble sous les étoiles. Il se rappelait la façon dont Elias lui murmurait des secrets, à quel point leur lien semblait inébranlable. Mais ces jours étaient révolus, enterrés sous le poids de la trahison et l'ombre du favoritisme de leur père. Cet enfant n'existait plus, remplacé par le roi aux yeux glacés qui l'avait exilé.
Un bruissement dans la brume le ramena au présent. Sa main se porta instinctivement au manche du poignard à sa ceinture—une simple lame d'acier, sans ornements mais tranchante. Le bruit de pas se fit plus fort jusqu'à ce qu'une silhouette émerge du brouillard. C'était Dalen, son lieutenant le plus fidèle, vêtu d'une armure disparate qui brillait faiblement à la lumière de la lune.
« Tu es agité ce soir », dit Dalen, sa voix basse et rocailleuse, empreinte de familiarité.
Andries se détendit légèrement, mais sa main resta sur le poignard. « Dalen », salua-t-il, son ton sec. « Ne devrais-tu pas boire avec les autres ? »
Dalen haussa les épaules, ses gestes mesurés.« Je me suis dit que je viendrais te voir à la place », dit-il en s'approchant. « Tu as une tendance à broyer du noir dans l’obscurité. »
Un léger sourire effleura les lèvres d’Andries. « Ça fait partie du travail. »
Dalen renifla. « C’est vrai. Mais tu as bien parlé ce soir. Les hommes sont prêts à te suivre. »
Le sourire d’Andries s’effaça, son regard tombant sur le sol forestier. « Ils suivent les promesses que je fais, pas moi. La foi est une chose capricieuse, Dalen. Elle change avec le vent. »
« Peut-être, » répondit Dalen d’un ton posé, « mais parfois, il suffit d’un vent pour allumer un feu. »
Andries releva brusquement la tête, croisant le regard de Dalen. Les mots de son lieutenant portaient une confiance tranquille qu’Andries enviait. Cette confiance flottait, comme une étincelle d’assurance qu’il n’était pas prêt à accepter. Il se leva, brossant la mousse et la terre des bords de son manteau. Le cri lointain d’un ombre-dragon résonna faiblement à travers les arbres, un son qui lui fit frissonner l’échine. Son écho étrange ressemblait à un avertissement autant qu’à un défi, comme si la forêt elle-même le mettait à l’épreuve.
Pendant un instant, le souffle d’Andries se suspendit. Il pensa au cri de l’ombre-dragon comme un miroir de sa propre rébellion—sauvage, féroce et pleine de danger. Puis, il se tourna vers Dalen, son expression s’endurcissant.
« Assez parlé, » dit Andries d’un ton brusque, bien que sa voix portât un léger tremblement. « Il y a du travail à faire. »
Il passa devant Dalen, son manteau traînant derrière lui comme une ombre vivante. La lumière des feux du camp scintillait au loin, mais elle semblait distante, comme si la forêt elle-même s’étendait à l’infini entre lui et ses hommes. En marchant, ses pensées revenaient sans cesse à Elias—son frère, son rival, le reflet d’une vie qu’Andries ne pouvait plus revendiquer.
Un jour, pensa-t-il avec amertume, nous mettrons fin à tout cela.
Et alors que la brume l’enveloppait, Andries disparut dans les ombres, un homme marchant sur la fine frontière entre justice et vengeance.