Chapitre 1 — La Prophétie du Sang
Valdemar Sørensen
La grande salle du manoir Sørensen était plongée dans une pénombre oppressante, seulement éclairée par des chandeliers suspendus dont les flammes vacillantes projetaient des ombres dansantes sur les murs ornés de runes et de tapisseries nordiques. L’odeur de cire fondue et de bois brûlé imprégnait l’air, renforçant l’austérité du lieu. Valdemar Sørensen, debout au bout de la longue table en chêne massif, contemplait les visages des membres de son clan, chacun figé dans une tension palpable.
« Le contrôle du port est non négociable », dit-il d’une voix grave, le ton autoritaire tranchant comme une lame. « Sans cela, chaque cargaison devient une faiblesse. »
Ses mots ne laissèrent aucune place au doute, mais les regards échangés autour de la table révélèrent des dissensions sous-jacentes. Sigurd, assis presque nonchalamment, son visage anguleux marqué par un sourire à peine perceptible, restait silencieux. Ses yeux bleu glacial, froids et vifs, semblaient peser chaque mot de son frère, chaque geste.
Les doigts de Valdemar effleurèrent distraitement la gravure d’une rune sur le bois de la table, un motif ancien représentant *mannaz*, l’humanité, un rappel constant du poids des traditions et des attentes qu’il portait. *Quand le sang trahira le sang...* Les mots de la prophétie résonnaient dans son esprit, comme une menace omniprésente.
Un homme de taille moyenne, au visage marqué par des années de loyauté mêlées de peur, se racla la gorge. Sven, un des lieutenants de Valdemar, se redressa légèrement sur sa chaise. « Jarl… » hésita-t-il, utilisant le titre traditionnel nordique pour le chef. « Certains pensent que maintenir la prise sur le port est risqué. La police augmente ses rondes, et nos ennemis guettent la moindre erreur. Peut-être devrions-nous… »
Valdemar frappa du poing sur la table, interrompant brutalement son lieutenant. Le bruit résonna dans la salle comme un coup de tonnerre. Tous les regards se tournèrent vers lui.
« Peut-être devrions-nous quoi, Sven ? » demanda-t-il, sa voix se faisant plus basse mais encore plus menaçante. Ses yeux gris-bleu, perçants et calculateurs, transpercèrent l’homme.
Sven hésita, cherchant ses mots. « … Reconsidérer nos priorités. »
Le silence qui suivit était presque assourdissant, une tension électrique s’accumulant dans l’air. Sigurd se redressa légèrement, comme un prédateur flairant une opportunité.
Valdemar, cependant, ne détourna pas le regard de Sven. « Reconsidérer nos priorités… ? » Il se redressa, imposant sa stature massive au reste de la salle. « Depuis quand un guerrier détourne-t-il les yeux du champ de bataille parce qu'il a peur ? »
Personne n’osa répondre. Valdemar laissa ses paroles s’enfoncer dans l’esprit de chacun avant de reprendre, cette fois avec une froideur presque mécanique. « Ce port est notre artère principale. L’abandonner serait signer notre faiblesse. Et les faibles… » Il fit une pause, regardant chaque personne fixement. « … Ne survivent pas. »
Sigurd émit un léger rire, presque inaudible, mais suffisant pour attirer l’attention. « Voilà une belle démonstration de force, Valdemar. Mais peut-être que Sven n’a pas tort. Être stratège ne signifie pas être lâche. »
Les mots étaient calculés, habilement enrobés d’une fausse raison, mais la provocation était claire. Valdemar tourna lentement la tête vers son frère. Leurs regards s’affrontèrent, deux tempêtes glaciales se rencontrant dans une lutte silencieuse.
« Si tu as une meilleure idée, Sigurd, dis-la maintenant », répliqua Valdemar, sa voix aussi tranchante qu’une lame.
Sigurd esquissa un sourire, mais ne répondit pas immédiatement, savourant l’attention. « Oh, je ne fais que poser des questions. Après tout, chacun ici a droit à son opinion, n’est-ce pas ? Ou bien le clan est-il devenu une tyrannie déguisée ? »
Un murmure parcourut la salle. Valdemar sentit la colère bouillir sous la surface, mais il la contint, son visage restant de marbre. Sigurd jouait un jeu dangereux, comme toujours, et Valdemar savait que céder à une réaction serait une victoire pour lui.
Ingrid, assise dans l’ombre près de l’extrémité de la table, observa la confrontation avec une inquiétude dissimulée. Ses doigts fins jouaient nerveusement avec un médaillon pendu à son cou, un tic qu’elle avait depuis l’enfance. Elle savait que l’affrontement ouvert entre ses deux frères n’était qu’une question de temps, et cette perspective l’effrayait autant qu’elle la fascinait.
Valdemar brisa le silence. « Le clan Sørensen ne fonctionne pas sur des ‘opinions’, mais sur la loyauté et la force. Ceux qui oublient cela se mettent eux-mêmes en danger. »
Un avertissement clair, dirigé à la fois vers Sven et Sigurd. Ce dernier inclina légèrement la tête, un geste de soumission feinte qui ne trompa personne.
Un garde entra soudainement dans la salle, interrompant l’atmosphère tendue. Il se pencha pour murmurer quelque chose à l’oreille de Valdemar. Ce dernier hocha la tête, son expression se durcissant encore davantage.
« La réunion est terminée », déclara Valdemar. « Chacun ici connaît son rôle. Faites-le sans faille. »
Les membres du clan se levèrent, certains échangeant des regards préoccupés, d’autres murmurant entre eux. Sigurd quitta la pièce en dernier, lançant un dernier regard amusé à son frère avant de disparaître dans l’ombre du couloir.
Valdemar resta seul dans la grande salle. Il posa ses mains sur la table, ses doigts effleurant de nouveau la gravure de *mannaz*. La prophétie résonnait dans son esprit, comme un écho qu’il ne pouvait chasser.
*Quand le sang trahira le sang, le chef tombera.*
Il serra les poings, les jointures blanchies par la force de sa prise. Son père avait cru dur comme fer à cette prophétie, la récitant presque comme un avertissement avant sa propre mort. Et maintenant, Valdemar sentait son poids, plus lourd que jamais.
Il quitta la salle et s’engagea dans les couloirs sombres du manoir. Les murs, ornés d’armes anciennes et d’inscriptions runiques, semblaient le scruter. Une tension sourde s’insinuait dans chacun de ses pas, chaque murmure du vent dans les couloirs semblant renforcer ses doutes.
Il trouva Ingrid dans un petit salon, assise près d’une fenêtre. La lueur grise du ciel extérieur illuminait à peine son visage pensif.
« Tu es inquiet », dit-elle doucement, sans lever les yeux de l’extérieur.
« Sigurd joue avec le feu », répondit-il, s’approchant.
Elle soupira. « Il joue toujours. Mais à chaque partie, il s’approche un peu plus de toi. »
Valdemar se mit à côté d’elle, croisant les bras. « Je ne le laisserai pas me détruire. »
Ingrid tourna enfin la tête vers lui, son regard gris aussi perçant que celui de son frère. « Ce n’est pas seulement Sigurd qui te menace. La prophétie… Père y croyait, et cela l’a tué. Ne fais pas la même erreur. »
Valdemar resta silencieux. Il n’avait jamais cru au destin. Mais chaque regard provocateur de Sigurd, chaque murmure de méfiance au sein du clan, semblait alimenter cette fatalité inéluctable.
Et, dans un coin reculé de son esprit, une question qu’il n’osait pas formuler se faisait plus insistante : *Et si la prophétie disait vrai ?*
Il se détourna, laissant Ingrid seule. Ce soir, il devait réfléchir, planifier. Mais une seule certitude brûlait dans son esprit : quiconque se dresserait contre lui, que ce soit un ennemi ou son propre frère, en paierait le prix.