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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 3Le Masque de Lisa Moreau


Élise de Lauris

La nuit tombait sur Marseille, et les rues se gorgeaient de cette lumière tamisée qui faisait apparaître chaque fissure, chaque aspérité. Élise avançait d’un pas déterminé vers la façade discrète du cabaret Le Mirage, son sac à main battant légèrement contre sa hanche. Elle portait une robe simple, noire, qui contrastait avec ses tenues habituelles, mais qui correspondait à son nouveau rôle. Ses cheveux étaient détachés, encadrant son visage avec une fausse douceur calculée. À travers cette façade, Élise s’obligeait à porter le masque de Lisa Moreau.

Lisa Moreau n’était pas Élise de Lauris. Lisa était une femme ordinaire, sans passé, sans origines encombrantes. Une serveuse à la recherche d’un emploi, ni trop ambitieuse ni trop discrète. Élise s’était entraînée des heures à adopter sa posture légèrement courbée, sa démarche que l’on pourrait qualifier de nerveuse. Les yeux d’« Élise » fixaient toujours avec assurance ceux des autres ; ceux de « Lisa » papillonnaient, cherchant à éviter les regards prolongés. Pourtant, sous cette apparente fragilité, Élise sentait un tiraillement constant : se fondre dans ce rôle invisible la dépossédait de son identité, mais c’était précisément ce qu’elle recherchait. Chaque geste de Lisa devenait une arme, chaque maladresse feinte une stratégie.

Quand elle franchit la porte du Mirage, un parfum lourd et entêtant de cigare et de vanille l’enveloppa. La musique, un jazz mélancolique, remplissait l’espace, tandis que les conversations animées se mêlaient à des éclats de rires alcoolisés. Les murs, couverts de miroirs vieillis aux cadres dorés, déformaient les silhouettes des clients, ajoutant une dose de mystère à chaque recoin. L’atmosphère semblait presque vivante, suffocante, comme si chaque souffle d’air portait des secrets.

Un homme de grande taille, vêtu d’un costume impeccable, l’arrêta à l’entrée. Avec son nez aquilin et son regard perçant, il n’avait rien d’un simple videur. Élise devina qu’il devait faire partie des hommes de confiance du clan Costa.

« Vous êtes nouvelle ? » demanda-t-il d’un ton neutre, quoiqu’un peu brusque.

Élise hocha la tête, abaissant les épaules pour accentuer l’air un peu intimidé qu’elle avait travaillé. « Oui. Je suis Lisa. Lisa Moreau. On m’a dit de demander à parler à Madame Vignale pour le poste. »

L’homme la jaugea un instant, comme s’il pesait sa réponse. Son regard glissa brièvement sur son sac, sur ses mains. Il semblait chercher une faille. Puis, d’un geste de la main, il désigna le bar. « Attendez ici. Je vais la chercher. Ne bougez pas. »

Élise s’installa au bout du comptoir, essayant de s’imprégner des lieux sans avoir l’air trop curieuse. Derrière le bar, une femme occupée à nettoyer des verres jetait des coups d’œil furtifs aux clients : un mélange d’hommes en costumes élégants et de femmes vêtues de robes de satin, tous semblant jouer un rôle dans cette mascarade raffinée. Une tension sourde vibrait à travers la pièce, comme si chacun savait que cette élégance n’était qu’une façade.

Quelques minutes plus tard, une femme à l’allure sévère s’approcha. Ses cheveux blonds impeccablement attachés en chignon, elle portait un tailleur strict, trop professionnel pour le cadre du cabaret. Madame Vignale, apparemment.

« Lisa Moreau ? » demanda-t-elle, son regard pénétrant cherchant à percer le mensonge.

Élise se redressa légèrement, ajustant le ton de sa voix pour paraître incertaine mais déterminée. « Oui, madame. J’ai vu l’offre d’emploi et je… enfin, j’ai une expérience en service, et j’habite dans le coin. J’aimerais beaucoup travailler ici. »

Madame Vignale la scruta, lui posant quelques questions sur son passé fictif. Élise répondit calmement, récitant avec soin la vie qu’elle avait inventée pour Lisa : une enfance à Nîmes, un déménagement récent à Marseille à la recherche d’un emploi, un besoin urgent d’argent pour payer son loyer. Les réponses étaient concises mais crédibles, teintées juste assez de vulnérabilité pour détourner les soupçons.

Pendant un moment, Madame Vignale ne dit rien, son regard glissant sur les mains d’Élise, comme si elle cherchait à lire dans leur position ou leur tremblement. Finalement, elle hocha lentement la tête. « Bien, vous commencez ce soir. Si ça ne fonctionne pas, vous ne reviendrez pas. Rendez-vous dans l’arrière-salle pour prendre un tablier et quelques instructions. »

Élise s’inclina légèrement. « Merci, Madame Vignale. Je ne vous décevrai pas. »

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Quelques heures plus tard, Élise arpentait le sol du cabaret, un plateau de verres à la main. La lumière tamisée, les rideaux lourds rouge carmin, les murmures feutrés : tout dans cet endroit respirait l’excès soigneusement contenu, l’équilibre fragile entre luxe et décadence. Elle faisait de son mieux pour se fondre dans le décor, notant chaque détail, mémorisant les visages et les échanges.

Elle identifia plusieurs hommes qui semblaient faire partie de l’entourage de Rafael Costa. Ils étaient regroupés autour d’une table dans un coin discret, leurs voix basses mais animées. L’un d’eux, un homme trapu aux cheveux gris plaqués, avait un tic nerveux : il tapotait son verre de son index à intervalle régulier. Élise nota ce détail. Il avait également un tatouage partiellement dissimulé par sa manche retroussée : un cercle traversé par un éclat. Un symbole qui lui parut étrangement familier, éveillant une mémoire floue des notes d’Adrien.

Puis, au bout d’un moment, une présence fit irruption dans la salle. Élise n’avait pas besoin de lever les yeux pour savoir que c’était lui. Rafael Costa. L’atmosphère semblait changer à son arrivée, comme si l’air devenait plus dense, plus électrique.

Elle jeta un coup d’œil furtif. Rafael traversait la salle avec une assurance désinvolte, son pas léger mais déterminé. Sa chemise entrouverte révélait un collier discret, et son sourire en coin semblait taillé pour désarmer quiconque croisait son chemin. Les hommes à la table se levèrent légèrement à son approche, témoignant d’une déférence instinctive. Rafael échangea quelques mots rapides avec eux avant de balayer la pièce du regard.

Élise sentit ses muscles se tendre. Elle savait qu’il finirait par la remarquer. Tout dans son apparence était calculé pour éveiller un intérêt modéré mais pas immédiat. Pourtant, quand leurs regards se croisèrent brièvement, elle détecta une étincelle dans les yeux de Rafael. Une curiosité naissante, peut-être.

Elle détourna rapidement le regard, jouant son rôle de serveuse trop occupée pour s’attarder sur un client. Mais elle savait qu’il avait remarqué ce bref échange.

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Un peu plus tard dans la soirée, alors qu’elle se penchait pour nettoyer une table, une voix basse et suave l’interpella.

« Vous êtes nouvelle, non ? »

Elle leva les yeux pour trouver Rafael, debout près d’elle, un verre à la main. Sa posture était décontractée, mais ses yeux la scrutaient avec une intensité calculée.

« Oui, monsieur, » répondit-elle avec une politesse feinte, évitant de croiser son regard trop longtemps.

« Lisa, c’est ça ? »

Élise fit un léger signe de tête, jouant la carte de l’humilité. « Oui, monsieur. Vous avez besoin de quelque chose ? »

Rafael sembla ignorer la question. Il fit un pas de plus vers elle, réduisant la distance entre eux. « Vous n’avez pas l’air d’être du coin. Votre accent, peut-être. »

Elle sentit son cœur s’accélérer mais maintint son rôle. « Je viens de Nîmes. Ça doit être ça. »

Un silence s’installa, suffisamment long pour devenir inconfortable. Rafael sourit légèrement, un sourire qui semblait promettre qu’il voyait au-delà de ce qu’elle montrait.

« Bienvenue au Mirage, Lisa, » dit-il finalement, avant de s’éloigner avec une fluidité presque féline.

Alors qu’il disparaissait dans la foule, Élise sentit une bouffée d’adrénaline la traverser. Rafael Costa n’était pas un homme qui laissait passer des détails. Si elle voulait gagner sa confiance, elle devrait jouer son rôle à la perfection.

Mais ce premier contact, bien que bref, lui confirma une chose : sous son charme apparent, Rafael était un homme dangereux.

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Lorsque la soirée toucha à sa fin, Élise se retrouva dans l’arrière-salle, rangeant son tablier. Alors qu’elle s’apprêtait à partir, Madame Vignale apparut.

« Vous avez bien fait votre travail ce soir, Lisa, » dit-elle d’un ton approbateur. « Continuez comme ça, et vous resterez peut-être. »

Élise répondit par un sourire modeste, mais intérieurement, elle planifiait déjà ses prochains mouvements. Cette première nuit avait été une simple reconnaissance. Elle devait maintenant creuser plus profondément.

En quittant le cabaret, la fraîcheur nocturne la saisit, mais elle l’accueillit comme un soulagement. Alors qu’elle déambulait dans les ruelles désertes, elle repensa au symbole aperçu sur le bras de l’homme trapu, à la manière dont Rafael l’avait scrutée, comme s’il sondait déjà ses secrets. Elle sentit le poids de la mission peser sur ses épaules.

Rafael Costa l’avait remarquée. Et malgré elle, elle savait que son jeu venait tout juste de commencer.