Chapitre 1 — Prologue : Les Ombres du Chagrin
Julien Armand
L'atelier baignait dans une obscurité presque totale, éclairé seulement par la faible lumière vacillante d'une lampe à gaz qui projetait des motifs tremblotants sur les murs. Julien Armand restait figé devant une toile, voûté, sa silhouette élancée semblant modelée par le chagrin, une figure fragile et anguleuse. L'air était saturé de l'odeur de térébenthine, d'huile de lin et de temps suspendu — un parfum d'abandon et de souvenirs figés. Des particules de poussière dansaient mollement dans la lumière tamisée, s'accrochant à un silence lourd et spectral.
Ses mains, pâles et marquées de tâches de peinture séchée, pendaient inertes à ses côtés. Devant lui se trouvait une peinture inachevée, une œuvre à la fois précise et terriblement vide. Le visage peint était rendu avec une finesse presque irréelle, lumineux sur le fond vierge de la toile. Les courbes délicates des lèvres, l'éclat perdu dans les yeux — tout évoquait des fragments évanescents d'un souvenir qui refusait de s'effacer. C'était elle. Marie. Son essence semblait imprégnée dans chaque coup de pinceau, comme si elle pouvait émerger de la toile à tout instant. Mais l'immensité vide qui l'entourait effaçait toute illusion d'espoir.
Au-delà des murs de l'atelier, les bruits assourdis de la ville se faisaient à peine entendre — le cliquetis lointain des sabots sur les pavés, le murmure des voix se perdant dans les rues embrumées de Paris. Julien les percevait à peine. Son monde s'était rétréci au silence étouffant de cette pièce, à la toile devant lui et à la douleur qui le saisissait chaque fois qu'il y posait les yeux. Machinalement, il tendit la main vers un pinceau en ébène posé sur la palette à ses côtés. La surface lisse de l'outil brillait faiblement sous la lumière, usée par les ans mais toujours gracieuse dans son artisanat. Autrefois, cet outil était précieux à ses yeux, mais désormais, il n'était qu'une relique vide entre ses doigts. Il le souleva d’un geste hésitant, observant les poils effilochés, avant que sa main ne retombe, incapable de le guider vers la toile.
Le pinceau avait été un cadeau — de sa part. Elle le lui avait offert à la veille de sa première exposition, son rire éclatant emplissant leur petit appartement, tandis qu'elle tournoyait dans la lumière argentée de la lune filtrant par la fenêtre. Il se souvenait encore d'elle, vibrante, pleine de vie, lui ramenant le courage d'un simple toucher lorsque l'anxiété menaçait de l'envahir. Ce souvenir vint à lui comme un coup de poignard, et il serra plus fermement le pinceau avant de le reposer avec des gestes tremblants.
La rivière l'avait emportée. La Seine, sereine mais trompeuse dans ses profondeurs, l'avait engloutie cette nuit fatidique. Depuis lors, Julien avait cessé de peindre. Au départ, ses mains étaient paralysées par le poids du chagrin, privé de toute force. Mais avec le temps, ce fardeau s'était transformé en quelque chose de bien plus cruel : le doute. Comment pouvait-il créer alors que celle qui comprenait son âme, qui voyait l'essence dans chaque trait de pinceau, n'était plus là ? Et s'il peignait, cela ne serait-il pas vain — une pâle imitation de ce qui avait été ?
Un bruit — un grincement léger des lames du plancher dans le couloir — déchira le silence et tira Julien de sa torpeur. Il raidit son corps, le souffle suspendu. Puis, un léger coup à la porte — mesuré et délibéré — brisa davantage le calme fragile. Julien fixa la porte, immobile, attendant que le bruit se dissipe comme une illusion née de son esprit fatigué. Mais le coup résonna à nouveau, plus ferme et pressant cette fois. Il entrouvrit les lèvres, mais aucun mot ne franchit le seuil de sa voix.
Avant qu'il ne puisse répondre, la porte s'ouvrit dans un long grincement, et une faible lumière provenant du couloir pénétra dans la pièce, encadrant une silhouette dans son halo doré.
« Julien », dit une voix, chaleureuse et assurée. Madame Éloïse Mercier entra dans l'atelier, son allure imposante adoucie par une certaine familiarité. Elle portait une robe d’un prune profond, un tissu qui captait la lumière d'une manière qui oscillait entre l'élégance et un défi discret. Ses cheveux, parsemés de fils d'argent, étaient soigneusement relevés, adoucissant ses traits marqués. Elle referma silencieusement la porte derrière elle, plongeant à nouveau la pièce dans la lumière tamisée de la lampe.
Julien soupira et s'appuya contre le dossier de son fauteuil. « Éloïse », murmura-t-il, sa voix rauque, érodée par le silence. « Je ne t’attendais pas. »
« Je sais », répondit-elle, son ton ferme mais empreint de détermination. « C'est précisément pour cela que je suis là. » Ses yeux perçants balayèrent la pièce, prenant en compte les chiffons abandonnés, les esquisses éparpillées, et les piles de toiles appuyées contre les murs. Son regard s’attarda sur le tableau inachevé, et son expression vacilla brièvement, laissant entrevoir une émotion que Julien ne pouvait nommer. Nostalgie ? Pitié ? Regret ?
« Cet endroit », murmura-t-elle en désignant le chaos du bout des doigts, « vivait autrefois. Que lui est-il arrivé ? »
Les mains de Julien tombèrent mollement sur ses genoux, son regard se perdant sur le sol. « Il est mort », dit-il, sa voix à peine un souffle. « Le jour où elle est partie. »
Le visage d'Éloïse s’adoucit, mais pas complètement. Une compassion mesurée adoucissait ses traits, mais elle ne laissait aucune place à la complaisance. « Le chagrin est lourd, Julien, mais tu n’as pas besoin de le porter seul. Et tu n’as certainement pas à le laisser te définir pour toujours. Cela », dit-elle en désignant la pièce du doigt, « ce n’est pas vivre. C’est une toile blanche alors que la peinture attend dans ta main. »
Julien leva les yeux vers elle, une lueur d'amertume brillant dans son regard. « Et que voudrais-tu que je fasse ? Peindre des échos creux d'une vie qui n'existe plus ? Créer quelque chose de vide et oser l’appeler art ? Toi, parmi tous, tu devrais comprendre ce que cela signifie de perdre quelque chose d’irremplaçable. »
Un instant, la façade d'Éloïse sembla vaciller — une fissure imperceptible dans son armure — mais elle se reprit rapidement, s’avançant davantage. « Tu l’as perdue », dit-elle doucement, sa voix plus basse, teintée de tendresse. « Mais tout n’est pas perdu. Pas complètement. Une part d’elle demeure en toi, Julien. Je le vois, même si toi, tu ne le vois pas encore. »
Julien tourna son regard vers la toile une fois de plus, et un silence lourd les enveloppa, pesant comme le brouillard qui s’accrochait aux rues de Paris. Puis, Éloïse brisa le silence, ses mots choisis avec soin. « Tu dois peindre. Pas pour elle. Pas pour moi. Pour toi. Pour ce qui reste encore en toi. »
Il ferma les yeux, sa mâchoire se serrant sous l’effet des mots qui s'infiltraient en lui. Il voulait protester, résister, mais il y avait en elle une présence — résolue et inflexible — qui réduisait ses objections au silence. Éloïse se détourna, ses pas lents la guidant vers les hautes fenêtres. Sa silhouette se dessinait contre la lumière diffuse de la ville endormie, immuable et déterminée.« Il y a une jeune femme, » dit-elle après un moment, son ton prenant une autre nuance. « Un mannequin. Elle est vive, résiliente, et cherche une opportunité. Tu as besoin de quelqu’un qui te défiera, Julien. Quelqu’un qui ne te permettra pas de sombrer dans tout ça. »
Il plissa encore plus les sourcils. L’idée qu’une autre personne puisse pénétrer dans son sanctuaire, détruisant l’isolement qu’il avait soigneusement cultivé, lui inspira une vague d’inconfort. « Je ne prendrai pas un mannequin, » déclara-t-il fermement, sa voix s'élevant légèrement.
« Tu le feras, » répondit Eloïse en se tournant vers lui. Sa voix, calme et résolue, ne laissait place à aucune contestation. « Parce que tu n’as pas le choix. Ton mécénat n’est pas éternel, et ton talent non plus. Si tu n’agis pas rapidement, tu perdras les deux. »
Ces mots le piquaient, s’attaquant aux restes fragiles de sa fierté, mais Julien savait qu’il était inutile de débattre avec Eloïse Mercier lorsqu’elle avait pris une décision. Il se pencha en avant, enfouissant son visage entre ses mains. Un long silence s’installa avant qu’il ne parle à nouveau, sa voix réduite à un murmure à peine audible. « Comment s’appelle-t-elle ? »
« Camille Dufour, » répondit Eloïse, un léger sourire effleurant ses lèvres. « Elle n’est pas ce à quoi tu es habitué. »
Julien éclata d’un rire amer, mais ce dernier sonnait creux. « Rien ne l’est. »
Eloïse s’approcha, laissant tomber un morceau de papier plié sur la table à côté de lui. « Elle arrivera demain, » dit-elle d’un ton sec. « Prépare-toi, Julien. Cela pourrait bien être ta dernière chance. »
Sur ces mots, elle quitta l’atelier, le léger claquement de la porte résonnant dans le silence qu’elle laissait derrière elle. Julien resta assis, fixant le bout de papier comme s’il s’agissait d’un verdict incontournable. La lampe à gaz vacillait, projetant une lumière tremblante qui dessinait des ombres mouvantes sur le chevalet et le tableau inachevé de Marie. Pour la première fois depuis des mois, une émotion s’éveilla en lui – une braise, faible et fragile, mais indéniablement vivante.
Et cela l’effrayait.