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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 2Le Fardeau de Camille


Camille

Le murmure de la vie parisienne filtrait à travers les murs fins du petit appartement, étouffé mais constant, tel une marée lointaine pressant contre sa réalité. Camille Dufour était assise au bord d’une chaise en bois qui vacillait légèrement sous son poids, ses mains entourant un bol de soupe ébréché. Le bouillon était froid depuis longtemps, mais elle n’avait pas la force de le finir. De l’autre côté de la pièce, sa mère reposait sur le lit étroit, pâle et frêle comme un filet de fumée. L’air était humide et stagnant, chargé d’une légère odeur de moisissure mêlée à l’amertume des médicaments.

Le regard de Camille dériva vers la petite fenêtre au-dessus de l’évier, dont la vitre était embuée par la fraîcheur du début de printemps. Au-delà, les toits de Paris scintillaient encore des vestiges d’une pluie légère, leurs cheminées exhalant de fines volutes de fumée dans le ciel gris. Le monde extérieur semblait infiniment vaste, plein de mouvements et d'opportunités, tandis que le sien paraissait emprisonné entre ces quatre murs, usé par la répétition et le sacrifice. Elle se déplaça légèrement sur sa chaise, qui grinça sous son poids, puis jeta un coup d’œil vers le lit de sa mère.

« Maman », appela-t-elle doucement en se penchant en avant. Sa mère bougea légèrement, ouvrant ses yeux fatigués juste assez pour croiser le regard de Camille. « Es-tu bien ? As-tu besoin de plus de couvertures ? »

Sa mère secoua doucement la tête. « Non, ma petite. Assieds-toi avec moi un moment. »

Camille posa le bol de côté et traversa la pièce, s’affalant sur la chaise près du lit. Elle saisit la main de sa mère, frêle et fraîche entre ses doigts, et la tint fermement. Les moments de calme qu’elles partageaient étaient une maigre consolation, mais ils étaient aussi un rappel implacable du poids qui pesait sur les épaules de Camille. Le loyer, les médicaments, le stress incessant de maintenir leur quotidien—tout cela lui écrasait la poitrine comme une enclume.

« Tu as été si forte, Camille, » murmura sa mère, sa voix semblable à une bougie vacillante, déterminée à brûler encore un peu. « J’aimerais pouvoir faire plus pour toi. »

« Chut, Maman », répondit Camille, forçant un sourire qu’elle ne ressentait pas. « Tu as déjà fait beaucoup. C’est mon tour, maintenant. »

Sa mère soupira, son regard dérivant vers le plafond. « Tu travailles trop. Tu devrais avoir le temps de rêver, de créer. Je vois les croquis que tu laisses traîner quand tu crois que je ne regarde pas. »

Les mots touchèrent une corde sensible, à la fois inattendue et douloureuse. Les doigts de Camille se resserrèrent autour de la main de sa mère. Le carnet de croquis en cuir usé, soigneusement caché sous son matelas, était son bien le plus précieux, un recueil de moments fugaces d’inspiration capturés au fusain et au graphite. Que sa mère le mentionne—une facette d’elle-même que Camille avait toujours tenté d’enterrer—suscita en elle un mélange étrange de fierté et de honte. Elle baissa les yeux vers leurs mains jointes, les mots coincés dans sa gorge.

« Maman... », commença-t-elle, mais le grincement de bottes sur le parquet du couloir l’interrompit. Un coup frappé à la porte suivit, sec et mesuré. Camille se leva rapidement, essuyant ses mains sur son tablier râpé avant de traverser la petite pièce. Elle s’arrêta, la main sur la poignée, et regarda sa mère, dont les yeux s’étaient refermés, sa respiration restant lente et laborieuse. Camille hésita, comme si ouvrir la porte pouvait faire entrer plus de fardeaux qu’elle ne pouvait en supporter.

Quand elle l’ouvrit, le visage marqué d’Étienne Moreau apparut, s’éclairant d’un sourire sous sa moustache épaisse. Son manteau portait une légère odeur de copeaux de bois et de pigments, et il tenait un panier rempli de pain et de fromage. Comme toujours, sa présence apportait un souffle bienvenu de chaleur dans cet espace étouffant.

« Bonjour, mademoiselle, » salua-t-il joyeusement, entrant sans attendre une invitation. « Je me suis dit que vous et votre mère pourriez avoir besoin d’un petit quelque chose en plus aujourd’hui. »

« Vous êtes trop gentil, Étienne », dit Camille en acceptant le panier. Le poids de celui-ci dans ses mains était à la fois réconfortant et chargé de culpabilité. « Vous n’êtes pas obligé de faire ça. »

« Allons donc », répondit-il en agitant une main avec désinvolture. « À quoi servent les voisins ? Et puis, ce n’est pas de la charité. J’éprouve une grande joie à voir les gens nourris et heureux. »

Il jeta un regard vers le lit et offrit un salut amical à la mère de Camille, qui lui rendit un faible sourire. Puis, ses yeux se posèrent à nouveau sur Camille, son expression s’adoucissant tandis qu’il scrutait son visage.

« Vous avez l’air fatiguée », dit-il doucement. « Avez-vous réfléchi à ce dont nous avons parlé la semaine dernière ? Poser pour l’un des peintres que je connais ? Cela pourrait rapporter quelques pièces en plus. »

Les lèvres de Camille se pincèrent en une ligne fine, ses bras se croisant instinctivement. L’idée planait sur elle depuis qu’Étienne l’avait suggérée, non résolue mais tenace. L’idée de rester immobile pendant des heures, sous le regard scrutateur d’un inconnu, la troublait profondément. Cela ressemblait trop à être réduite à un objet, un spectacle pour l’inspiration de quelqu’un d’autre. Pourtant, autant qu’elle voulait rejeter la suggestion d’emblée, la réalité grignotait les bords de sa fierté.

« Je ne sais pas si je serais douée pour ça », dit-elle, son ton prudent mais teinté de doute.

Étienne rit. « La compétence n’a rien à voir avec ça, ma chère. C’est une question d’opportunité. Et d’après ce que j’entends, l’artiste en question est dans une sacrée impasse. Il cherche un modèle avec du caractère, quelqu’un qui puisse insuffler de la vie à son travail. »

Camille haussa un sourcil, sa voix se faisant plus vive. « Du caractère ? C’est sa manière polie de dire que je suis difficile, n’est-ce pas ? »

« Peut-être », admit Étienne avec un sourire. « Mais les femmes difficiles sont souvent les plus mémorables. Voyez cela autrement—ce n’est pas pour toujours, juste le temps de gagner assez pour alléger un peu le fardeau. Et qui sait ? Vous pourriez découvrir que ce n’est pas si terrible. »

Camille jeta un coup d’œil vers sa mère, dont la respiration restait lente et laborieuse malgré son repos. Le mouvement régulier de sa poitrine rappelait à Camille la fragilité de leur situation, la ligne précaire qu’elles arpentaient chaque jour. Elle ne pouvait pas se permettre le luxe de la fierté, pas quand l’alternative était de priver sa mère des soins dont elle avait besoin.

« Qui est ce peintre ? » demanda-t-elle doucement, sa voix résignée mais ferme.

Le sourire d’Étienne s’élargit. « Il s’appelle Julien Armand. Je crois que vous en avez déjà entendu parler ? »

Camille fronça les sourcils, cherchant dans sa mémoire.Le nom lui était familier, bien que plus vraiment actuel. Julien Armand avait autrefois été acclamé pour ses portraits émouvants et d’une beauté saisissante—des œuvres qui semblaient capturer l’essence même de leurs sujets. Mais son nom avait disparu des salons et des critiques ces dernières années, remplacé par des murmures de tragédie et de solitude.

« Je pensais qu’il avait arrêté de peindre », dit-elle.

« Il a traversé… des épreuves », admit Étienne, son expression devenant plus grave. « Mais il reste l’un des meilleurs. Si quelqu’un peut l’aider à sortir de sa torpeur tout en gagnant correctement sa vie, c’est toi. »

Camille soupira, passant une main dans ses cheveux auburn. Cette idée lui semblait encore déplaisante, mais l’optimisme d’Étienne était contagieux. Et, plus important encore, elle savait qu’elle n’avait pas le luxe de refuser.

« Très bien », finit-elle par dire, son ton ferme malgré le noeud qui serrait son estomac. « Je vais essayer. Mais s’il commence à me traiter comme un simple objet sans esprit, je partirai sans me retourner. »

« Entendu », répondit Étienne avec un sourire. « Je vais lui dire que tu es d’accord. Tu ne regretteras pas, Camille. Souviens-toi juste : tu fais ça pour toi et pour ta mère, pas pour quelqu’un d’autre. »

Lorsqu’il quitta l’appartement, le silence revint. Camille se rassit sur sa chaise près du lit, son esprit en ébullition. Sa main effleura le panier, l’odeur légère de pain frais se mêlant à l’air humide. La perspective de poser pour Julien Armand la remplissait d’un mélange d’appréhension et de curiosité. Que serait-ce de travailler avec quelqu’un d’aussi célèbre, mais aussi énigmatique ? Verrait-il en elle plus qu’une silhouette, ou la réduirait-il à des lignes et des ombres sur une toile ?

Elle attrapa son carnet de croquis dissimulé, caressant la couverture de cuir patiné du bout des doigts. Les paroles d’Étienne résonnaient encore dans son esprit, se mêlant à l’espoir fragile que peut-être, juste peut-être, cette opportunité pourrait mener à quelque chose de plus grand.

Les toits de Paris scintillaient à nouveau sous la lumière douce et pâle d’une fin d’après-midi. Camille murmura une promesse silencieuse à la ville qui s’étendait au-delà de sa portée : si cela devait être son premier véritable pas en avant, elle le ferait avec une détermination inébranlable.