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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 3La Première Séance


Camille

La porte en chêne usée du studio de Julien grinça sur ses gonds lorsque Camille entra, sa silhouette menue dominée par les grandes fenêtres cintrées qui s’élevaient au-dessus d’elle. Leurs vitres givrées diffusaient une lumière fragmentée dans la pièce, éclairant un espace encombré, imprégné de l’odeur de térébenthine et d’huile de lin. La poussière tourbillonnait dans l’air sombre, scintillant légèrement dans la lumière grise et froide. Camille hésita sur le seuil, sa main serrant la sangle en cuir usé de son sac tandis que l’autre agrippait l’ourlet de son manteau. Le froid ambiant s’infiltra dans ses doigts, renforçant son malaise. Elle se sentait petite et vulnérable, comme si cet endroit, chargé des échos ténus de créations passées, allait la jauger et la trouver insuffisante.

« Fermez la porte », ordonna une voix grave, calme mais ferme.

Camille sursauta légèrement, ses doigts se crispant sur la sangle de son sac. Elle se retourna et referma la porte lourde, dont les gonds grognèrent comme à contrecœur. Redressant ses épaules, elle balaya le studio du regard avec une précision rapide. Des palettes tachées de peinture s’entassaient sur des tables improvisées, des pinceaux dépassant de pots en désordre. Des toiles étaient appuyées négligemment contre les murs, leurs sujets dissimulés par des coups de pinceau inachevés. Un léger courant d’air souleva le bord d’un tissu drapé sur une peinture, laissant entrevoir quelque chose d’encore caché et non résolu en dessous. La pièce était à la fois oppressante et étrangement intime, comme si elle pénétrait l'esprit fracturé de l'homme qui se tenait maintenant en son centre.

Julien Armand, grand et anguleux, faisait face à un chevalet usé comme s’il s’agissait d’un confesseur. Ses cheveux noirs étaient en bataille, des mèches tombant négligemment sur son front. Ses doigts agrippaient le bord du chevalet avec une tension subtile, celle qui trahissait des émotions réprimées mais jamais totalement contenues.

« Vous êtes en retard », murmura-t-il sans la regarder, ses mots brefs mais posés.

« Je suis là, non ? » rétorqua Camille, sa voix tranchante, brisant le silence. L’écho persista, se mêlant au léger craquement des planches sous ses bottes. Elle était mal à l’aise—vulnérable, même—mais il était hors de question qu’il le perçoive.

Julien se retourna alors, ses yeux bleu-gris croisant les siens. Ils étaient saisissants—perçants, mais voilés d’un poids inexprimé. Il l’étudia silencieusement, son expression impénétrable mais intense, comme s’il tentait de résoudre une énigme sans savoir s’il voulait vraiment en connaître la réponse. Camille redressa les épaules, soutenant son regard avec une défiance née autant de la nécessité que de la fierté.

« Là-bas », dit-il enfin, d’un signe bref en direction d’un tabouret en bois placé près du mur du fond, là où la lumière des fenêtres s’adoucissait en faisceaux diffus.

Camille traversa la pièce, ses pas délibérés, ses bottes résonnant faiblement sur les planches usées. Elle posa son sac à côté du tabouret et retira son manteau, le drapant sur le dossier d’une chaise ébréchée à proximité. En dessous, sa robe grise simple épousait modestement sa silhouette, sa praticité rappelant le monde dont elle venait—un monde d’appartements humides et de responsabilités incessantes, bien loin de l’opulence entrevue au salon de Madame Mercier.

Julien s’approcha du chevalet, ses pas mesurés, son regard fixé sur la toile vierge comme un homme s’approchant d’un précipice. Il en ajusta l’angle, silencieux et méthodique, avant de saisir ses outils. Camille, perchée sur le tabouret, croisa ses mains nonchalamment sur ses genoux. Sa posture restait droite, son menton légèrement relevé. Les yeux plissés, elle fixa Julien avec un mélange de curiosité et d’impatience.

« Vous comptez fixer cette toile toute la journée, ou dois-je commencer à poser ? » lança-t-elle, son ton sec et teinté d’une pointe de sarcasme. Les mots étaient plus mordants qu’elle ne l’avait prévu, mais le silence pesait trop lourd sur ses nerfs.

Les épaules de Julien se raidirent, mais il ne se retourna pas. « Vous parlez toujours autant ? » répondit-il doucement, avec une pointe d’agacement dans la voix.

« Seulement quand je suis mal à l’aise », admit-elle, un léger sourire ironique effleurant ses lèvres.

Il expira brusquement par le nez—pas tout à fait un rire, mais pas non plus un soupir. Son regard glissa de nouveau sur elle, plus attentif cette fois, comme s’il notait la façon dont la lumière caressait la courbe de sa joue ou la détermination qui transparaissait dans sa posture. Il n’y avait aucune lubricité dans son observation, seulement une curiosité détachée, et pourtant cela la laissa avec un sentiment de nudité.

« Ne bougez pas », ordonna-t-il, brusque mais sans dureté. Il attrapa un pinceau au manche en ébène, dont la surface polie brillait faiblement sous la lumière pâle. Sa prise sur l’outil était précise, presque révérencieuse, comme s’il le considérait comme une extension de sa propre main.

Camille se déplaça légèrement sur le tabouret, croisant une cheville sur l’autre. « Vous pourriez au moins me dire ce que vous attendez », le défia-t-elle. « Dois-je paraître pensive ? Joyeuse ? Mystérieuse ? Ou préférez-vous que vos modèles soient silencieux et inertes ? »

Les lèvres de Julien tressaillirent—pas tout à fait un sourire, mais son ombre. « Juste... restez immobile », murmura-t-il, adoucissant son ton. « Laissez la lumière vous trouver. »

Elle haussa un sourcil mais n’insista pas. Tournant son regard vers les fenêtres, elle observa le brouillard qui enveloppait la ville au loin, ses tentacules gris mousses serpentant autour des toits comme un linceul. Le silence retomba, seulement interrompu par le grattement occasionnel du pinceau de Julien contre la toile et le frémissement discret de ses mouvements.

Les minutes s’étirèrent, et l’agacement initial de Camille se dissipa peu à peu, cédant la place à une curiosité naissante. Du coin de l’œil, elle l’observa—son front plissé, le léger serrage de sa mâchoire, la manière dont sa main bougeait avec une précision contrôlée. Elle se surprit à se demander comment un homme manifestement consumé par le chagrin pouvait encore exercer une telle maîtrise.

« Que voyez-vous ? » demanda-t-elle soudain, la question lui échappant avant qu’elle ne puisse se retenir. Sa voix était plus douce désormais, presque hésitante.

Julien s’arrêta, son pinceau suspendu en plein mouvement. « Que voulez-vous dire ? »

« Quand vous me regardez », précisa-t-elle. « Que voyez-vous ? »

Il hésita, son regard croisant brièvement le sien avant de revenir à la toile. « La lumière et l’ombre », répondit-il enfin, sa voix basse. « Des angles. »« Des lignes. »

Camille fronça les sourcils, la froideur clinique de sa réponse resserrant quelque chose dans sa poitrine. « C’est tout ? »

Julien trempa son pinceau dans un pot d’huile de lin, ses gestes délibérément lents. « Et quelque chose que je n’arrive pas tout à fait à exprimer avec des mots », admit-il, si doucement qu’elle faillit ne pas l’entendre.

Son froncement de sourcils s’intensifia, mais il y avait quelque chose dans sa réponse qui lui coupa le souffle. Elle détourna le regard, laissant ses yeux errer sur le désordre de l’atelier jusqu’à ce qu’ils se posent sur la toile couverte. Le tissu cachait la majeure partie, mais elle pouvait distinguer la courbe légère d’une épaule, la cascade d’une chevelure sombre.

« Qui est-ce ? » demanda-t-elle en désignant la toile.

La main de Julien s’immobilisa, son expression s’assombrit. « Personne », répondit-il sèchement, sa voix plus froide à présent, la chaleur d’un peu plus tôt ayant disparu.

Camille hésita, sentant qu’elle avait touché un point sensible. Une empathie inattendue s’éveilla en elle alors qu’elle l’observait retourner à son travail avec une concentration presque défensive. Elle choisit de ne pas insister davantage, mais ne put se débarrasser de l’impression que cette peinture, bien que dissimulée, renfermait une part de lui qu’il ne voulait pas — ou ne pouvait pas — affronter.

La séance continua, la tension dans la pièce fluctuant entre hauts et bas. Les pensées de Camille dérivèrent vers sa mère, vers le petit appartement humide qu’elles partageaient et la pile de factures impayées qui pesait sur elles. Ses doigts effleurèrent machinalement l’ourlet de sa robe, cherchant un semblant de réconfort.

« Ta posture se relâche », fit remarquer Julien, sa voix perçant son vagabondage mental.

Camille se redressa instinctivement, le rouge lui montant aux joues. « Tu pourrais essayer d’être un peu moins exigeant », répliqua-t-elle sur la défensive.

« Et toi, tu pourrais essayer d’être un peu plus patiente », rétorqua-t-il, son ton calme mais ferme.

Leurs regards se croisèrent, le défi tacite tendu entre eux comme une corde raide. Puis Julien se tourna à nouveau vers la toile, et Camille se força à rester immobile, bien que sa mâchoire se crispe sous la frustration.

La lumière des fenêtres commença à décliner, baignant l’atelier d’une lueur dorée et tamisée. Julien baissa son pinceau et recula de la toile, son expression indéchiffrable.

« C’est tout pour aujourd’hui », dit-il finalement, sa voix basse et fatiguée.

Camille se leva du tabouret, étirant ses membres engourdis. Elle jeta un coup d’œil à la toile, mais Julien l’avait déjà retournée, la cachant à sa vue.

« Tu ne laisses pas tes modèles voir le travail ? » demanda-t-elle, une pointe de curiosité dans la voix.

« Pas avant que ce soit terminé », répondit-il, une finalité dans le ton.

Elle haussa les épaules, enfilant son manteau sur ses épaules. « Eh bien », dit-elle, son ton plus léger mais teinté de défi, « je serai là demain. Essaie de ne pas me faire perdre mon temps. »

Julien ne répondit pas, son regard fixé sur la toile. Camille resta un instant, puis se détourna et se dirigea vers la porte, ses pas plus lents cette fois.

Dehors, l’air froid et brumeux lui mordit les joues, dissipant peu à peu la tension qui l’avait saisie. Pourtant, tandis qu’elle marchait, un étrange mélange de soulagement et d’anticipation persistait dans sa poitrine. Julien Armand était différent de tous ceux qu’elle avait rencontrés — réservé, énigmatique et indéniablement humain.

Elle ne l’avouerait jamais à voix haute, mais elle était curieuse de voir ce qu’il peindrait ensuite.