Chapitre 3 — Une Collaboration Sous Tension
Emma Larivière
Les couloirs administratifs de Disneyland semblaient appartenir à un autre monde. Ici, aucune féerie ne transparaissait : les murs étaient lisses, uniformément crème, et l’odeur diffuse de café tiède et de papier vieilli flottait dans l’air. Emma avançait d’un pas hésitant, serrant son carnet de croquis contre elle comme une armure. Les sons lointains de la musique du parc semblaient étouffés, comme si ce lieu effaçait tout ce qui rendait l'extérieur magique.
Clémence lui avait brièvement parlé de Jules Morel, responsable logistique, en la mettant en garde d’un ton léger : « Il est un peu… carré, disons. Mais il sait ce qu’il fait. Essaie de ne pas trop prendre à cœur ses commentaires, hein ? » Cet avertissement flottait encore dans l’esprit d’Emma lorsqu’elle s’arrêta devant une porte marquée d’une petite plaque anodine : « Bureau J. Morel ».
Elle inspira profondément et frappa deux coups discrets. Une voix grave et légèrement impatiente répondit :
— Entrez.
Emma poussa la porte et découvrit un homme grand, aux cheveux bruns légèrement en bataille, vêtu d’une chemise bleu clair impeccablement repassée. Il était penché sur un ordinateur portable, entouré de piles de documents parfaitement empilés. La pièce, bien que fonctionnelle, semblait presque trop ordonnée, chaque objet à sa place, chaque détail soigneusement maîtrisé. Une photographie de famille en noir et blanc trônait sur un coin du bureau, seule touche personnelle dans cet espace austère.
— Vous devez être Emma Larivière, dit-il sans lever les yeux de l’écran.
— Oui, c’est ça, répondit-elle, sa voix un peu trop douce.
Il finit par relever la tête, ses yeux bruns la scrutant avec une intensité qui rendit Emma encore plus nerveuse.
— Bien. Asseyez-vous.
Elle obéit, prenant place sur une chaise face à son bureau. Pendant un instant, le bruit des doigts de Jules tapant sur le clavier fut le seul son dans la pièce. Emma sentit une goutte de sueur glisser le long de sa tempe.
— J’ai vu vos dessins, dit-il enfin, refermant son ordinateur d’un geste ferme.
Elle sentit son cœur se serrer.
— Ils sont… charmants.
Le mot tomba comme une pierre dans l’eau, lourd et dénué d’émotion. Emma se força à sourire, bien qu’elle sente une chaleur désagréable monter dans ses joues.
— Merci ? tenta-t-elle maladroitement.
Jules appuya ses coudes sur le bureau, croisant ses mains devant lui.
— Charmants, mais pas mémorables.
C’était pire que tous les commentaires qu’elle avait entendus jusque-là. Elle serra son carnet un peu plus fort, luttant contre l’envie de se lever et de partir sur-le-champ. Mais au lieu de cela, elle répondit, sa voix tremblant légèrement :
— Je suppose que vous avez des suggestions pour les rendre… mémorables ?
Son ton était un peu plus acide qu’elle ne l’aurait voulu, mais elle ne regrettait pas. Jules, cependant, ne sembla pas affecté.
— Ma suggestion, c’est que vous passiez du temps à comprendre ce que les visiteurs du parc veulent ressentir. Vos dessins, ils sont peut-être sincères, mais ils ne capturent pas l’essence de ce lieu. Et ça, c’est un problème.
Emma sentit une colère sourde monter en elle. Comment osait-il juger son travail de cette façon, comme si tout pouvait être réduit à une simple technique ou à une checklist émotionnelle ?
— Et selon vous, c’est quoi, l’essence de ce lieu ? demanda-t-elle, croisant les bras.
Jules haussa un sourcil, visiblement amusé par son défi.
— La magie. Mais pas la vôtre, répondit-il calmement. Celle qu’éprouvent les visiteurs. Ce que vous créez doit leur permettre de se reconnaître, de revivre leurs propres souvenirs et émotions. Pas uniquement vos états d’âme.
Ses paroles frappèrent juste, mais Emma n’allait pas l’admettre. Pas encore.
— Très bien, dit-elle en inspirant profondément. Et comment proposez-vous que je fasse ça ?
Jules se pencha légèrement en arrière, l’observant comme si elle était une énigme à résoudre.
— Vous allez passer la journée avec moi. Je vais vous montrer le parc, pas comme une touriste, mais comme quelqu’un qui doit comprendre ce qui fait fonctionner ce lieu.
Il se leva, s’emparant d’une tablette posée sur une étagère voisine.
— Suivez-moi, ajouta-t-il d’un ton qui était moins une invitation qu’un ordre.
Emma n’eut d’autre choix que de se lever, le suivant hors du bureau.
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Ils commencèrent leur parcours dans une allée secondaire, loin des attractions principales. Jules s’arrêtait régulièrement pour lui expliquer le fonctionnement des logistiques du parc : comment les cast members se coordonnaient pour assurer une expérience fluide, comment chaque détail – même les poubelles – était conçu pour préserver l’illusion de la magie.
— Vous voyez cette boutique ? dit-il en pointant un petit magasin de souvenirs.
Emma hocha la tête.
— Les visiteurs pensent qu’ils achètent des objets uniques. Mais tout est prévu pour qu’ils associent cet achat à un souvenir spécifique qu’ils veulent garder vivant. C’est ça, l’essence du parc : chaque expérience est personnalisée, mais elle est soigneusement orchestrée.
— Donc tout est calculé, murmura Emma, presque pour elle-même.
Jules la regarda, le coin de ses lèvres s’incurvant en un sourire sarcastique.
— Bienvenue dans le monde réel.
Emma sentit un mélange d’agacement et de fascination monter en elle. Sa vision romantique du parc se heurtait à la pragmatique réalité que Jules incarnait.
— Vous parlez comme si tout cela n’avait rien de magique, dit-elle, une pointe de défi dans la voix.
Jules s’arrêta et la fixa, ses yeux brun foncé étrangement sérieux.
— La magie, c’est ce que les visiteurs croient. Ce que nous faisons ici, c’est nous assurer qu’ils continuent d’y croire, peu importe les efforts que ça demande.
Ils continuèrent leur marche en silence pendant un moment. Emma, troublée, commença à voir le parc sous un nouveau jour. Les détails qu’elle avait autrefois considérés comme naturels – les musiques parfaitement synchronisées, les transitions fluides entre les attractions – étaient en réalité le fruit d’un travail minutieux.
Mais il manquait quelque chose. Elle le sentait, tout comme elle sentait que Jules, malgré son expertise, n’éprouvait pas cette magie qu’il décrivait avec tant de détachement.
Finalement, ils arrivèrent à un petit espace ombragé près du Carrousel Enchanté. Jules s’arrêta et se tourna vers Emma.
— Voilà, dit-il en désignant le carrousel. Regardez ça avec vos propres yeux d’artiste.
Elle leva les yeux vers les chevaux finement sculptés, les lumières dorées qui dansaient sur leurs flancs nacrés. L’atmosphère était douce et empreinte de nostalgie, mais quelque chose dans l’attitude de Jules la poussa à parler.
— Vous savez, vous parlez de tout ça comme si c’était juste un boulot. Mais à un moment, vous avez dû croire en cette magie, vous aussi.
Jules sembla pris au dépourvu par ses paroles. Pendant un instant, une ombre passa sur son visage, mais il la chassa rapidement.
— Ce n’est pas mon travail de croire, répondit-il avec un soupçon de dureté. C’est mon travail de faire en sorte que d’autres y croient.
Emma resta silencieuse, observant l’expression fermée de Jules. Il y avait une barrière entre eux, une tension qu’elle ne comprenait pas encore.
Elle détourna les yeux et sortit son carnet, commençant à dessiner le carrousel. Cette fois, elle ne chercha pas à capturer uniquement ce qu’elle voyait. Elle essaya d’y mettre une part de ce qu’elle ressentait : cette mélancolie subtile, cette tension entre émerveillement et réalité.
Jules, debout près d’elle, observait sans un mot.
— Peut-être que c’est ça, dit-elle finalement sans lever les yeux de son carnet. Peut-être que la magie, c’est ce qui reste quand on a tout compris, mais qu’on décide d’y croire quand même.
Il ne répondit pas, mais un léger changement dans son expression laissa penser qu’elle avait touché une corde sensible.
Lorsqu’elle termina son esquisse, elle la tourna vers lui. Jules observa le dessin, ses traits s'adoucissant imperceptiblement.
— Pas mal, admit-il. Mais vous allez devoir encore mieux comprendre si vous voulez vraiment capturer l’esprit de ce lieu.
Emma rangea son carnet avec un petit sourire en coin.
— Alors, montrez-moi.
Il hocha la tête, et ils se remirent en route, chacun portant avec lui des questions qu’il n’était pas encore prêt à formuler.
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Lorsque la journée toucha à sa fin, Emma comprit que Jules n’était pas seulement un obstacle. Il était un défi, une énigme qui, d’une certaine manière, la poussait à voir le monde avec des yeux différents.
Et peut-être, pensa-t-elle en l’observant du coin de l’œil, qu’il avait encore beaucoup de choses à découvrir, lui aussi.