Chapitre 2 — Premiers Obstacles et Sagesse Inattendue
Emma Larivière
Emma marchait d’un pas rapide le long des allées pavées, ses pensées tourbillonnant comme des feuilles prises dans une bourrasque. Le murmure diffus des visiteurs du parc formait une toile sonore autour d’elle, mais dans son esprit, une cacophonie régnait. Les mots qu’elle avait entendus à l’exposition—« trop classique »—résonnaient encore, acérés et implacables. Ils s’étaient gravés en elle, alimentant ce doute sourd qui semblait s’insinuer dans chaque recoin de son esprit.
Elle serra son carnet de croquis contre elle, son poids familier offrant un réconfort ténu. Ce carnet, autrefois un sanctuaire pour ses idées et ses rêves, lui apparaissait maintenant comme un jugement silencieux de ce qu’elle n’était peut-être pas : assez talentueuse, assez innovante, assez... importante.
Ses pas la menèrent instinctivement à la Cour Cachée des Rêves, ce sanctuaire discret que Clémence lui avait fait découvrir plus tôt. La lumière tamisée du soleil de fin d’après-midi filtrée à travers les branches épaisses semblait presque irréelle, dansant avec une douceur hypnotique. Ici, loin de l'agitation, le monde semblait suspendu, comme si le temps lui-même avait ralenti pour lui permettre de reprendre son souffle.
Emma posa son sac sur un banc usé par le temps et s’assit, ses mouvements empreints d’une fatigue qu’elle ne savait pas nommer. Elle ouvrit son carnet sur la dernière page, celle où elle avait esquissé l’arbre imposant qui dominait la cour. Mais son regard critique ne voyait qu’une accumulation de traits maladroits, dénués de l’âme qu’elle aspirait à insuffler dans ses œuvres.
Elle ferma les yeux un instant, une main tremblante passant dans ses cheveux.
« Pourquoi suis-je venue ici ? » pensa-t-elle, la frustration montant comme une vague. « Je savais que je n’étais pas prête. »
Les souvenirs de jours plus insouciants, où dessiner était un acte de pure joie, affluèrent, mais ils ne firent qu’amplifier le désarroi. À quel moment avait-elle commencé à douter de son art ? À quel moment avait-elle cessé de croire en elle-même ?
Le bruissement des feuilles au-dessus d’elle se fit plus intense, comme un murmure bienveillant, mais elle était trop absorbée par ses pensées pour le remarquer.
— Tu es encore triste ?
Emma sursauta, son carnet faillit glisser de ses genoux. En levant les yeux, elle aperçut Lucas, le garçon blond du carrousel. Il tenait un rouleau de réglisse dans une main et un petit éventail multicolore dans l’autre, qu’il faisait tourner avec nonchalance.
— Tu m’as suivie ? demanda-t-elle, surprise par son apparition soudaine.
Lucas secoua la tête, ses cheveux blonds ébouriffés captant les rayons dorés du soleil.
— Non, c’est toi qui es venue ici. Moi, je découvre.
Il s’assit sur le banc à côté d’elle, comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Emma, troublée par son assurance tranquille, le regarda en silence pendant un moment.
— Pourquoi tu penses que je suis triste ? finit-elle par demander.
Lucas haussa les épaules, son éventail tournant toujours entre ses doigts.
— Parce que tu regardes tes dessins comme s’ils étaient cassés.
Elle sentit une pointe de gêne monter en elle, mais il y avait quelque chose dans son ton, un mélange de candeur et de certitude, qui désarmait ses défenses.
— Parfois, je me demande si je suis vraiment faite pour ça, murmura-t-elle, baissant les yeux vers son carnet.
Lucas fronça les sourcils, une expression d’incompréhension totale sur son visage.
— Mais tu dessines, non ?
— Oui, mais...
— Alors c’est que tu es faite pour ça. Sinon, tu ne le ferais pas.
Emma ne put s’empêcher de sourire face à cette logique enfantine, mais la simplicité de ses mots fit naître une étincelle d’émotion dans sa poitrine.
— C’est plus compliqué que ça, répondit-elle doucement.
— Pourquoi ça devrait l’être ?
Lucas posa son rouleau de réglisse sur ses genoux et fixa un point invisible devant lui, comme s’il réfléchissait à une vérité universelle.
— Les adultes aiment rendre les choses compliquées. Mais moi, je pense que si tu fais quelque chose, c’est parce qu’il y a une raison. Même si tu ne sais pas encore laquelle.
Emma resta immobile, comme figée par le poids inattendu de ces mots. Elle se rappela les jours où elle dessinait sans chercher à plaire, lorsqu’elle créait simplement parce que c’était ce qui donnait un sens à sa vie.
Lucas désigna son carnet d’un geste rapide.
— Tu peux me montrer ce que tu as dessiné ?
Hésitante, Emma tourna les pages pour lui montrer l’arbre qu’elle avait esquissé plus tôt. Lucas observa le dessin avec une intensité inhabituelle pour un enfant, ses grands yeux bleus examinant chaque détail.
— Oh, c’est joli, dit-il finalement.
— Tu trouves ?
— Oui. Mais il manque quelque chose.
— Quoi donc ?
Lucas réfléchit un instant avant de répondre, un sourire malicieux étirant ses lèvres.
— Toi.
— Moi ?
— Oui. Tu as dessiné l’arbre, mais pas ce qu’il te fait ressentir. Dessine ce que tu ressens quand tu le regardes.
Ces paroles pénétrèrent profondément en elle, frappant une corde sensible qu’elle avait oublié qu’elle possédait. Elle ouvrit son carnet à une nouvelle page et prit une inspiration profonde.
Cette fois, elle ne peignit pas uniquement avec ses yeux, mais avec son cœur. Son crayon glissa sur le papier, guidé par une énergie nouvelle. Elle ne chercha pas la perfection des formes ; elle chercha à capturer la sérénité et la chaleur que cet endroit lui offrait, l’éclat des souvenirs enfouis et la promesse fragile d’un renouveau.
Lorsqu’elle posa enfin son crayon, quelque chose en elle s’était déplacé. Le dessin n’était pas parfait, mais il vibrait de vie.
Lucas, un sourire satisfait sur le visage, hocha la tête avec gravité.
— Là, c’est mieux.
— Merci, murmura-t-elle.
Lucas haussa les épaules, comme si la reconnaissance était superflue.
— C’est toi qui as fait tout le boulot. Moi, je suis juste là.
Elle le regarda avec curiosité, cherchant à comprendre cet enfant énigmatique.
— Pourquoi tu es là, alors ?
Lucas prit un moment pour répondre, serrant son sac rouge contre lui.
— Peut-être que je cherche une histoire, répondit-il enfin, les yeux levés vers les branches de l’arbre.
Avant qu’Emma ne puisse poser d’autres questions, il bondit sur ses pieds, son sac dansant dans son dos.
— Bon, je dois y aller.
— Lucas, attends...
Mais il s’était déjà éclipsé, ses pas légers disparaissant dans les allées du parc.
Emma resta là, seule avec son carnet ouvert et son dessin frais. Une chaleur douce et réconfortante envahit sa poitrine. Peut-être que Lucas avait raison. Peut-être que les choses compliquées avaient simplement besoin d’être vues sous un autre angle.
Fermant son carnet, elle se leva avec une énergie nouvelle. Le bruissement des feuilles dans l’arbre semblait plus vif, presque encourageant, comme si le lieu lui-même saluait son renouveau.
Avec un dernier regard vers la cour, elle se dirigea vers la sortie, prête à retourner à l’exposition. Ce n’était pas la fin. C’était un début.