Chapitre 1 — Premier Jour, Premières Fractures
Ivy
L'arôme du beurre et de l'ail enveloppa Ivy dès qu'elle poussa la lourde porte vitrée de La Lumière. C'était enivrant, une invitation à entrer dans un tableau vivant incarnant tout ce qu'elle avait imaginé d'un véritable bistro français. Ses yeux noisette parcoururent la salle à manger, capturant l'harmonie entre les textures rustiques et la lumière chaleureuse : des murs de briques apparentes ornés de croquis encadrés, la lueur vacillante des bougies projetant des ombres douces sur les tables, et un bourdonnement discret de conversations accompagné du tintement des couverts. Elle ajusta la sangle de son sac en toile et lissa son chemisier chiné, sentant son estomac se nouer dans un mélange de nervosité et d'admiration.
Un instant, elle fut tentée de sortir son carnet de croquis pour immortaliser l'atmosphère : la lumière adoucissant les contours rugueux des briques, la lueur dorée évoquant un ancien tableau à l'huile. Le bistro respirait le charme, mais il semblait subtil, presque fragile, comme s'il résistait à des pressions invisibles. Avant qu'elle ne puisse approfondir cette impression, une voix grave et sèche la ramena abruptement à la réalité.
« Ivy Laurent ? »
Surprise, elle se tourna pour apercevoir Ethan Calloway derrière le comptoir de la cuisine ouverte. Contrairement à ses attentes, il ne portait pas une veste blanche immaculée de chef mais une tenue noire élégante, les manches retroussées, dévoilant des avant-bras marqués de fines cicatrices. Ses yeux gris, aussi perçants que des lames, la scrutaient avec une intensité captivante, comme s'il analysait un plat complexe. Immobile dans l'agitation de la cuisine, il dégageait une présence presque magnétique.
« C'est moi, » dit-elle avec un sourire forcé, essayant de dissimuler le nœud de nervosité dans son ventre. Elle replaça une mèche auburn derrière son oreille et redressa sa posture. « Je suis prête à commencer ! »
Le regard d'Ethan s'attarda sur ses mains serrées autour de son sac. « Laissez vos affaires dans la salle de pause. Vous êtes déjà en retard. »
Son sourire vacilla sous le ton tranchant et définitif de ses paroles. Elle n'avait que cinq minutes de retard, et encore, cela était dû à un problème de métro hors de son contrôle. « Compris, » murmura-t-elle rapidement, baissant la tête avant de se diriger vers l'arrière du restaurant.
La salle de pause était un refuge exigu et encombré, niché derrière la cuisine animée. Un porte-manteau légèrement bancal croulait sous le poids de tabliers et de vestes. Une petite table usée dans un coin était encombrée de mugs éparpillés et des restes d'une boîte de pâtisseries. Ivy accrocha son sac à un crochet libre et prit une profonde inspiration pour se calmer. Elle avait déjà travaillé dans de nombreux restaurants, mais il y avait quelque chose de particulier dans l'atmosphère de La Lumière. Cela semblait... plus important. Elle ne pouvait pas se permettre d'échouer.
En revenant dans la cuisine, elle fut frappée par l'effervescence qui y régnait. Les casseroles s'entrechoquaient, les couteaux frappaient les planches à découper avec une précision rythmée, et l'air vibrait du grésillement des oignons caramélisant sur des flammes vives. Au centre de ce chaos orchestré, Ethan donnait des ordres brefs d'une voix tranchante. À ses côtés, une femme aux cheveux poivre et sel, noués sous un foulard, travaillait avec une efficacité minutieuse, sa sérénité contrastant avec l'énergie tranchante d'Ethan.
« Ivy ! » aboya Ethan sans même lever les yeux, tout en dressant un plat avec une précision chirurgicale. « Camille va vous montrer le fonctionnement. Tenez-vous à l'écart et ne touchez à rien sauf si on vous le demande. »
Les mots durs d'Ethan furent comme une gifle, mais Ivy ravala sa réplique. « Compris, » répondit-elle, sa voix ferme bien que ses joues s'empourprèrent légèrement.
La femme—Camille, apparemment—leva les yeux et lui adressa un sourire rassurant, empreint de douceur. « Suivez-moi, ma chère. Je vais tout vous expliquer. » Sa voix, chaude et apaisante, portait l'autorité tranquille de l'expérience, rehaussée par un accent français subtil.
Avec une efficacité mesurée, Camille lui expliqua les bases : ici se rangeait la vaisselle, là les verres. Les passages étroits entre la salle et la cuisine devaient être empruntés avec précaution. Puis, avec un ton presque complice, elle ajouta : « Les clients ne se contentent pas de manger la nourriture. Ils la vivent. Chaque seconde compte. »
Ivy hocha la tête de manière compréhensive, mais son esprit vagabonda brièvement. Elle observa la lumière scintiller sur une poêle que Camille manipulait, les riches tons terreux de la sauce tourbillonnant avec élégance. La cuisine ressemblait à une toile vivante, un tableau vibrant. Elle ne put s'empêcher d'imaginer capturer cette scène, les mouvements du personnel semblant suivre une danse chorégraphiée. Il y avait une forme d'art dans ce chaos organisé, bien que les directives d'Ethan fussent aussi nettes qu'un scalpel.
Le coup de feu du déjeuner arriva rapidement. Ivy se retrouva à courir entre la cuisine et la salle, jonglant avec les commandes, traversant les passages étroits avec l'aisance issue de son expérience dans d'autres restaurants. Les clients étaient variés : des professionnels profitant d'une pause dans leur journée, des couples âgés savourant chaque instant. Chaque table avait un rythme unique auquel elle s'efforçait de s'adapter.
Pourtant, peu importe à quel point elle était concentrée, son regard revenait toujours à Ethan.
Il se déplaçait dans la cuisine comme un chef d'orchestre, chaque geste précis, chaque commande prononcée avec une autorité indiscutable. Il était fascinant, mais il y avait plus que son apparente perfection. Une tension invisible semblait habiter chacun de ses mouvements, comme une corde tendue au bord de la rupture.
Alors que la frénésie de la mi-journée s'apaisait, Ivy se retrouva près du comptoir où Ethan inspectait les plats avant qu'ils ne soient envoyés. Son cœur battait légèrement plus vite alors qu'elle hésitait à parler. Il ne lui avait montré aucun signe de bienvenue, mais une pensée persistante concernant la sauce pour le saumon refusait de quitter son esprit.
« Chef Calloway, » osa-t-elle, sa voix à la fois ferme et incertaine. Il ne leva pas les yeux immédiatement, mais elle continua. « J'ai remarqué la sauce pour le saumon—elle est excellente, mais avez-vous déjà essayé d'ajouter une touche de lavande ? Juste un soupçon, pour sublimer la richesse ? »
La main d'Ethan se figea, son couteau de dressage suspendu en l'air. Lentement, il tourna la tête, ses yeux gris se fixant sur elle avec une intensité glaciale. « De la lavande ? » répéta-t-il, son ton plat laissant transparaître une pointe d'incrédulité.
« Oui, » répondit Ivy précipitamment, s'efforçant d'expliquer.« C’est subtil, mais ça ajoute une profondeur florale qui complète le poisson. Comme un rayon de soleil qui adoucit une arête. »
Camille leva les yeux de la cuisinière, son expression neutre mais attentive. Une lueur de quelque chose—curiosité, doute—passa dans le regard d’Ethan, mais sa mâchoire se crispa presque immédiatement. « Je n’ai pas demandé ton avis. »
Les mots la frappèrent comme une éclaboussure d’eau glacée. Elle cligna des yeux, le visage en feu. « Je pensais juste— »
« C’est bien ça le problème, » l’interrompit Ethan, sa voix basse mais tranchante. « Tu pensais juste. Cette cuisine ne fonctionne pas sur des pensées, Mlle Laurent. Elle fonctionne sur la précision. La discipline. L’expérience. Si tu veux expérimenter, fais-le sur ton temps libre. »
La chaleur monta à ses joues—honte, colère, frustration se mêlant en un tourbillon. Elle voulait répondre, défendre sa suggestion, mais avant qu’elle ne trouve les mots, une voix appela depuis la salle.
« L’addition, s’il vous plaît ? »
C’était un habitué, un homme d’âge moyen assis à la table du coin près de la fenêtre. Ivy s’approcha, affichant un sourire professionnel malgré le tumulte dans sa poitrine. L’homme lui tendit son reçu avec un sourire chaleureux. « Tout était parfait aujourd’hui, comme toujours, » dit-il. « Mais cette sauce avec le saumon ? Exceptionnelle. Vous avez changé quelque chose ? »
Ivy hésita. La fierté et la prudence s’affrontaient en elle. Elle sentait le regard perçant d’Ethan se poser sur elle depuis la cuisine. « Juste un petit quelque chose en plus, » répondit-elle finalement, d’un ton léger.
L’homme hocha la tête avec approbation. « Eh bien, c’était merveilleux. Dites au chef que je le félicite. »
Quand elle retourna en cuisine, Ethan était déjà replongé dans son travail, son expression indéchiffrable. Mais en passant près de lui, elle crut percevoir la plus légère tension dans sa mâchoire.
Le reste du service se déroula sans incident, mais l’atmosphère entre eux resta électrique. Alors qu’Ivy accrochait son tablier et sortait dans l’air frais du soir, les lumières du bistro brillaient doucement derrière elle. Elle s’arrêta, observant le scintillement des bougies à travers la fenêtre, la chaleur de La Lumière se répandant dans la nuit.
Travailler ici allait être un défi, cela ne faisait aucun doute. Mais au-delà des affrontements et du chaos, elle le sentait : cette étincelle de potentiel. Pour le bistro. Pour Ethan. Pour elle-même.
Et s’il y avait une chose qu’Ivy savait sur l’art, c’était celle-ci : les meilleures créations naissent souvent des débuts les plus chaotiques.