Chapitre 3 — Ombres et Présentations
Dante
Les lourdes portes en chêne du bureau du domaine Russo se fermèrent derrière Dante, le son résonnant dans la pièce silencieuse tel l’écho d’un caveau scellé. D’un geste brusque, il desserra sa cravate, la soie glissant entre ses doigts tandis qu’il se dirigeait vers le bar. Le liquide ambré se déversa en un filet régulier dans le verre, son arôme léger se mêlant au parfum du bois ciré et du cuir patiné.
La journée avait été interminable, sa patience mise à rude épreuve par un cortège de courtisans et de manipulateurs. Et puis, il y avait elle—Vivienne Moreau. Sa nouvelle épouse. Son nouveau fardeau.
Il but une gorgée mesurée, la brûlure du whisky l’ancrant dans le présent. L’image d’elle, plus tôt, s’imposa à son esprit : son menton relevé, affichant une fierté farouche malgré le poids évident de son ressentiment, ses yeux noisette, acérés comme des lames d’acier. Elle incarnait la défiance, cela ne faisait aucun doute. Mais la défiance, Dante pouvait la gérer. Un feu bien maîtrisé pouvait se révéler utile. Ce qui l’inquiétait davantage, c’était l’imprévisibilité qu’elle introduisait dans son univers méticuleusement réglé.
Son regard dériva vers le portrait de son père, accroché en bonne place au mur. L’expression sévère et inflexible du visage peint reflétait le poids qu’il portait désormais. Être à la tête de la famille était un héritage forgé dans le sang et le silence—un fardeau qui ne laissait aucune place au doute. Pourtant, le doute s’insinuait malgré lui lorsqu’il pensait à elle—à la manière dont elle refusait obstinément de jouer le rôle qu’il lui avait assigné. Une étincelle de quelque chose—de l’admiration peut-être—fusa au creux de sa frustration, mais il l’éteignit aussitôt.
Un grincement de charnières interrompit ses pensées. Renzo Bellini entra avec sa nonchalance habituelle, ajustant ses boutons de manchettes dorés d’un geste précis. Ses chaussures impeccablement cirées glissaient sans bruit sur le sol, mais Dante avait depuis longtemps appris à écouter le silence que Renzo traînait derrière lui comme une ombre complice.
« Tu as le regard d’un homme qui reconsidère ses choix, » remarqua Renzo en désignant d’un geste le verre dans la main de Dante. « Des problèmes conjugaux, déjà ? »
Dante posa le verre avec une précision délibérée, le tintement du cristal contre le bois accentuant la tension palpable. « Que veux-tu, Renzo ? »
Renzo esquissa un sourire moqueur, imperméable au ton sec de Dante. « Je voulais simplement m’assurer que tout va bien. Le cercle restreint s’agite un peu. Certains se demandent si ton… arrangement avec la fille Moreau est aussi stratégique que tu le prétends. Évidemment, je les ai rassurés en leur disant que tu gardes tout sous contrôle. »
La mâchoire de Dante se crispa. « Je n’ai besoin de personne pour rassurer qui que ce soit. »
Renzo leva les mains dans un geste de soumission feint, un sourire narquois accroché à ses lèvres. « Bien sûr que non. Tu es le patron. Mais le timing, Dante—il est délicat. La réputation des Moreau est loin d’être immaculée, et certains se demandent quels… bagages elle pourrait apporter. »
« Et toi ? » demanda Dante, sa voix basse et mesurée. « Que penses-tu de ses bagages ? »
Renzo sembla peser sa réponse, époussetant distraitement une poussière imaginaire sur son revers. « Je pense qu’elle est une femme magnifique avec un nom de famille dangereux. Cela fait d’elle soit un atout, soit une menace. Tout dépend de ce qu’on découvre. »
Dante s’adossa contre le bord du bureau, croisant les bras. Il connaissait par cœur le jeu de Renzo : planter la graine du doute et observer comment elle germait. « Elle est ma femme. Cela fait d’elle ma responsabilité. Quiconque remet cela en question me répondra directement. »
« Compris, » dit Renzo avec fluidité, bien qu’une lueur dans ses yeux suggérait le contraire. « Je te laisse alors. Mais si jamais tu as besoin de quelqu’un pour… alléger ton fardeau, tu sais où me trouver. »
Alors que Renzo se tournait pour sortir, la voix de Dante fendit l’air comme une lame bien aiguisée. « Ne confonds pas courtoisie et confiance, Renzo. Tu es ici parce que je le permets. Rien de plus. »
Renzo s’immobilisa un instant dans l’embrasure de la porte, son sourire vacillant légèrement. « Bien sûr, Dante. Je ne l’oublierai pas. »
La porte se referma doucement derrière lui, mais la tension persistait, s’enroulant autour de Dante comme une étreinte oppressante. Il termina son verre d’un trait, son regard revenant au portrait de son père. Le poids de l’héritage des Russo pesait lourd—non seulement dans les yeux sombres et accusateurs de l’homme peint, mais aussi dans les secrets enfermés dans le coffre dissimulé derrière la bibliothèque. Il laissa ses doigts glisser sur le rebord du coffre, son toucher s’attardant alors que d’anciens avertissements murmurés par son père refaisaient surface dans son esprit.
Plus tard, dans la salle à manger, l’atmosphère n’était guère plus légère. La longue table en acajou semblait se dresser comme une barrière infranchissable entre lui et Vivienne. Elle était assise, droite, sa posture aussi rigide qu’une lame prête à frapper. Elle picorait son repas avec un détachement calculé, son silence plus sonore qu’une dispute ouverte.
« Tu gâches un excellent repas, » lança Dante, brisant le silence.
Sa fourchette tinta légèrement contre l’assiette alors qu’elle la reposait. « Pardonne-moi si je ne suis pas d’humeur à célébrer mon emprisonnement. »
Dante s’adossa à sa chaise, l’observant attentivement. « L’emprisonnement implique des chaînes. Tu es libre de partir quand tu le souhaites. Bien sûr, dans des limites raisonnables. »
Elle lâcha un rire amer, un son qui le mit curieusement à l’épreuve. « Comme c’est généreux de ta part. Dois-je remercier les gardes qui suivront chacun de mes pas ? »
Le regard de Dante se durcit. « Tu n’es pas une prisonnière, Vivienne. Mais tu es ma femme. Cela implique certaines attentes. »
« Des attentes, » répéta-t-elle d’un ton acide. « Tu veux dire de l’obéissance. »
« Appelle ça de la loyauté, » corrigea-t-il, sa voix dure comme l’acier trempé. « C’est une qualité que je te suggère d’apprendre rapidement. »
Un instant, son regard noisette heurta le sien, une lutte silencieuse entre deux volontés farouches. Puis, à sa surprise, elle sourit—un sourire minuscule, énigmatique, et infiniment plus perturbant que sa défiance.
« La loyauté, Dante ? » murmura-t-elle. « C’est un mot intéressant, venant d’un homme entouré de personnes prêtes à le trahir dès que l’occasion se présentera. »
Sous la table, son poing se serra, bien que son visage demeura impassible. « Fais attention, Vivienne. Tu joues à un jeu dangereux. »
« Et toi, tu sous-estimes ton adversaire, » répliqua-t-elle froidement.
Le silence retomba, lourd et chargé de défis silencieux.Finalement, Dante se leva, le grincement de sa chaise contre le sol rompant le silence.
« Bonne soirée, » dit-il d’un ton sec. « J’ai des affaires à régler. »
Alors qu’il quittait la pièce, les mots qu’elle avait prononcés en partant résonnaient dans son esprit, ébranlant les limites de son contrôle. Elle était bien plus que ce qu’il avait imaginé—un puzzle aux nombreuses pièces manquantes. Et dans son monde, les mystères étaient dangereux.
Dans son bureau privé, Dante fixa le coffre verrouillé dissimulé derrière la bibliothèque. Sa présence pesait lourd, une réserve de secrets capable de faire s’effondrer l’équilibre fragile qu’il avait construit. Ses doigts effleurèrent la surface du bureau, le bois froid l’ancrant tandis que ses pensées dérivaient vers son père. Avait-il, lui aussi, ressenti ce même poids ? Cette incertitude dévorante sur qui faire confiance et quoi croire ?
Le bruit de pas dans le couloir le tira de ses pensées. Il se tourna juste à temps pour voir Enzo passer timidement la tête par l’entrebâillement de la porte. Sa petite silhouette semblait écrasée par l’ampleur de celle-ci.
« Oncle Dante ? » demanda le garçon avec hésitation. « Je peux entrer ? »
L’expression sévère de Dante s’adoucit, une rare fissure dans son armure. « Bien sûr. »
Enzo entra en traînant les pieds, serrant son carnet de dessin contre lui. Ses grands yeux bruns, empreints d’une curiosité tranquille, rappelaient à Dante son frère—le père du garçon—avant que le monde ne l’ait endurci.
« As-tu terminé ton dessin ? » demanda Dante en désignant le carnet.
Enzo hocha la tête et le lui tendit. « C’est le jardin. J’ai essayé de dessiner le jasmin, mais c’est difficile de bien faire les pétales. »
Dante prit le carnet, feuilletant les pages avec précaution. Le dessin était simple mais sincère, les fleurs représentées avec l’attention particulière d’un enfant. Parmi les fleurs, il remarqua un petit symbole—une porte verrouillée, esquissée discrètement dans un coin. C’était subtil, presque caché, mais cela lui sembla poignant.
« C’est bien, » dit-il en lui rendant le carnet. « Tu as du talent. »
Le visage d’Enzo s’illumina d’un sourire timide. « Tu crois que tante Vivi aimerait ? Elle aime l’art, non ? »
Dante hésita, la question du garçon le prenant au dépourvu. « Peut-être, » dit-il finalement. « Tu devrais lui montrer. »
Enzo hocha la tête, serrant fort le carnet alors qu’il se retournait pour partir. « Bonne nuit, oncle Dante. »
« Bonne nuit, Enzo, » répondit Dante, sa voix plus douce qu’auparavant.
Alors que la porte se refermait, Dante se laissa aller contre le dossier de sa chaise, le poids de la journée retombant sur lui une fois de plus. Les mots de Vivi résonnaient dans son esprit, lui rappelant la fragilité des alliances qu’il avait construites, ainsi que le danger que représentait la femme qui partageait désormais son foyer.
Elle avait raison sur un point : dans son monde, la loyauté était une chose rare et éphémère. Mais il était résolu à s’assurer que la sienne, au moins, ne vacillerait pas.