Chapitre 2 — Refus et Obstacles
Louise Blanc
La lumière crue du matin traversait les hautes fenêtres de la salle de rédaction, illuminant les piles désordonnées de dossiers et les écrans d’ordinateur allumés. Le bruit des doigts frappant les claviers se mêlait aux conversations murmurées, créant une cacophonie familière. Louise, assise à son bureau près d’un mur couvert de coupures de presse et d’articles griffonnés, fixait son écran d’un air concentré.
Depuis qu’elle avait envoyé son email à Sophie Laval, elle consultait compulsivement sa messagerie, espérant une réponse. Mais après trois jours, la boîte de réception restait obstinément vide. Aucun accusé de réception, aucun signe de vie. Sa frustration grandissait, et son impatience transparaissait dans les gestes nerveux de ses doigts qui tambourinaient sur le bureau.
Elle pianota sur son clavier, rédigeant un nouveau message, cette fois-ci plus direct mais toujours respectueux.
« Madame Laval,
Je comprends que vous puissiez hésiter, mais je crois sincèrement que votre histoire pourrait inspirer d’autres femmes confrontées à des situations similaires. Mon objectif reste de raconter votre parcours avec intégrité et respect.
Je serais ravie de vous rencontrer à votre convenance, même pour un simple échange informel.
Bien à vous,
Louise Blanc »
Elle relut le message plusieurs fois avant de l’envoyer, son cœur battant légèrement plus vite. Pourtant, une part d’elle savait que ce n’était pas suffisant. Sophie Laval n’était pas le genre de personne à répondre à la simple insistance d’une journaliste, aussi tenace soit-elle.
Soupirant, Louise se pencha en arrière sur sa chaise, son regard accrochant brièvement un petit échiquier poussiéreux posé sur une étagère. Elle l’avait acheté il y a des années dans une brocante, fascinée par l’idée d’un jeu si complexe et stratégique, bien qu’elle n’y ait jamais joué sérieusement. Ce détail lui rappelait l’ampleur du monde qu’elle cherchait à infiltrer : un univers où chaque mouvement comptait, un univers qui, jusqu’à présent, lui était fermé.
Attrapant son carnet, elle relut ses notes sur Sophie. À côté du nom de la prodige figurait celui de son frère : Alex Laval.
Une idée germa dans son esprit, mais elle hésita un instant. Approcher Alex était risqué. Ce choix pourrait tout autant lui ouvrir une porte qu’en fermer définitivement une autre. Elle réfléchit aux alternatives : tenter de contacter d’anciens entraîneurs, rechercher des témoignages de joueurs ayant croisé la route de Sophie. Mais ces pistes semblaient minces, incertaines. Alex, en revanche, était encore actif dans le milieu des échecs, un champion reconnu, habitué à la lumière des projecteurs. Il était peut-être son seul lien direct avec Sophie.
Le téléphone de Louise vibra, interrompant ses pensées. Elle décrocha rapidement.
— Louise Blanc, j’écoute.
C’était Anna.
— Alors, des nouvelles de ta mystérieuse prodige ? demanda-t-elle d’un ton léger.
Louise soupira.
— Rien. Silence radio. Mais je pense passer par son frère.
— Alex Laval ? Tu crois qu’il va t’aider ?
— Je n’en sais rien, mais c’est une piste. Il est encore dans le circuit, il doit savoir quelque chose.
Anna hésita un instant avant de répondre.
— Fais attention, Louise. Ce type n’a pas la meilleure réputation. Il est brillant, oui, mais aussi froid et calculateur. Tu pourrais te heurter à un mur encore plus dur.
— J’ai l’habitude des murs, répondit-elle avec un sourire sarcastique, bien que ses mains, crispées sur son stylo, trahissaient une légère nervosité.
Après avoir raccroché, Louise se lança dans une recherche approfondie sur Alex Laval. Entre les articles relatant ses victoires et les interviews où il semblait peser chaque mot, elle découvrit qu’il fréquentait régulièrement le Club d’Échecs de la Tour d’Ivoire. Un lieu élitiste, mais accessible si l’on savait comment s’y introduire.
Elle ferma son ordinateur portable d’un geste décidé. Si Alex Laval ne venait pas à elle, elle irait à lui.
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Le lendemain, Louise se tenait devant l’entrée imposante du Club d’Échecs de la Tour d’Ivoire. Le bâtiment, niché au sommet d’un immeuble haussmannien, respirait la tradition et l’exclusivité. Une plaque discrète gravée en laiton indiquait son nom, sans fioritures inutiles.
Elle inspira profondément, ajusta son blazer coloré pour se donner une contenance, puis poussa la porte avec une assurance feinte, son carnet à la main. L’intérieur était feutré, baigné d’une lumière tamisée qui soulignait le bois poli des échiquiers et la richesse des tapis persans. Le silence, presque religieux, était ponctué par le tic-tac discret des horloges et les frottements des pièces d’échecs contre les plateaux.
Un homme au visage sévère l’intercepta immédiatement.
— Bonjour, madame. Ce lieu est réservé aux membres. Vous avez un rendez-vous ?
Louise afficha un sourire poli et mesuré.
— Pas exactement. Je suis journaliste, et je suis ici pour parler à Monsieur Alex Laval.
Les sourcils de l’homme se froncèrent légèrement.
— Monsieur Laval est occupé. Et sans rendez-vous, je ne peux pas vous laisser entrer.
Louise sentit la chaleur de l’agacement monter en elle, mais elle inspira profondément et força son sourire à rester en place.
— Écoutez, je ne vais pas vous faire perdre beaucoup de temps. Je veux juste lui poser une ou deux questions.
Avant qu’il ne puisse répondre, une silhouette familière apparut au fond de la salle, se dirigeant vers une table d’échecs. Alex Laval, reconnaissable à ses cheveux noirs impeccablement coiffés et à sa chemise parfaitement ajustée, semblait absorbé dans ses pensées.
Se faufilant avant que le réceptionniste n’ait eu le temps de la retenir, Louise traversa la salle feutrée, ses talons résonnant sur le parquet ciré.
— Monsieur Laval ! lança-t-elle d’une voix claire, attirant quelques regards curieux.
Alex se tourna lentement vers elle, une lueur d’agacement dans ses yeux gris-bleu.
— Oui ?
Louise s’arrêta à quelques pas de lui, tendant la main.
— Louise Blanc, journaliste. Je voudrais m’entretenir avec vous à propos de votre sœur.
Les traits d’Alex se durcirent instantanément, et il croisa les bras, imposant une barrière physique et émotionnelle entre eux.
— Vous avez beaucoup de culot, mademoiselle Blanc, pour débarquer ici sans prévenir.
— Et vous avez beaucoup de secrets, répondit-elle du tac au tac, son ton direct surprenant même les spectateurs silencieux autour d’eux.
Un sourire froid passa sur les lèvres d’Alex, mais ses yeux restaient glacials.
— Ma sœur n’a rien à voir avec vous ou votre travail. Je vous conseille de trouver une autre histoire à creuser.
Louise sentit sa colère monter, mais elle la canalisa en une réponse calculée.
— Si cela n’a rien à voir avec moi, alors pourquoi ce silence autour de sa disparition ? Vous savez aussi bien que moi que quelque chose ne tourne pas rond.
Alex la fixa un instant, comme s’il pesait la valeur de ses mots.
— Vous ne comprenez rien à ce monde. Vous êtes une intruse, et vous ne ferez que perturber des choses que vous ne pouvez pas comprendre.
— Alors expliquez-moi, répliqua-t-elle sans hésiter.
Il resta silencieux pendant ce qui sembla une éternité, ses yeux analysant chaque détail de son visage. Finalement, il hocha la tête, presque imperceptiblement.
— Très bien. Une partie d’échecs. Si vous parvenez à comprendre les bases du jeu et à me battre dans trois mois, je vous accorderai une interview exclusive.
Louise haussa un sourcil, perplexe.
— Vous plaisantez ?
— Pas du tout. Si vous voulez comprendre le monde des échecs, commencez par en apprendre les règles.
Elle hésita un instant, puis tendit la main.
— Marché conclu.
La poignée de main d’Alex fut ferme, presque écrasante, et Louise comprit qu’elle venait d’accepter un défi bien plus grand qu’elle ne l’avait prévu.
Alors qu’il se dirigeait vers une nouvelle partie, elle resta immobile au milieu de la salle, son carnet serré contre elle. Au fond d’elle, une pointe d’excitation se mêlait à l’appréhension.
Elle venait de faire son premier coup, mais la partie ne faisait que commencer.