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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 22


Colette s’est mariée le 30 novembre à midi. Un grand repas suivi d’un bal réunissait la famille. Je suis rentré au matin, par la forêt de la Maie dont les chemins en cette saison sont couverts d’un si épais tapis de feuilles et d’une si profonde couche de boue qu’on avance avec peine, comme dans un marécage. J’étais resté très tard chez mes cousins. J’attendais : il y avait quelqu’un que je voulais voir danser… Moulin-Neuf est voisin de Coudray où habitait autrefois Cécile, la demi-sœur d’Hélène ; elle est morte, mais elle a laissé Coudray à son héritière, sa pupille, une enfant qu’elle avait recueillie et qui est mariée maintenant ; elle s’appelle Brigitte Declos. Je me doutais bien que Coudray et le Moulin-Neuf devaient vivre en termes de bon voisinage, et que je verrais apparaître cette jeune femme. En effet, elle ne manqua pas de venir.

Elle est grande et très belle, avec un air de hardiesse, de force et de santé. Elle a des yeux verts et des cheveux noirs. Elle a vingt-quatre ans. Elle portait une courte robe noire. Seule de toutes les femmes qui étaient là, elle ne s’était pas endimanchée pour aller à cette noce. J’eus même l’impression qu’elle s’était habillée si simplement exprès, pour marquer le dédain qu’elle éprouve envers la méfiante province : on la tient à l’écart. Tout le monde sait qu’elle n’est qu’une fille adoptée, rien de mieux au fond que ces gamines de l’Assistance employées dans nos fermes. De plus, elle a épousé un homme qui est presque un paysan, vieux, avare et rusé ; il possède les plus beaux domaines de la région, mais il ne parle que patois et mène lui-même ses vaches aux champs. Elle doit s’entendre à faire valser ses sous : la robe était de Paris, et elle a plusieurs bagues ornées de gros diamants. Je connais bien le mari : c’est lui qui a racheté petit à petit tout mon maigre héritage. Les dimanches, je le rencontre parfois dans les chemins. Il a mis des souliers, une casquette ; il s’est rasé et il vient contempler les prés que je lui ai cédés, où paissent maintenant ses bêtes. Il s’accoude à la barrière ; il plante en terre le gros bâton noueux dont il ne se sépare jamais ; il appuie son menton sur ses deux grandes et fortes mains, et, droit devant lui, il regarde. Moi, je passe. Je me promène avec mon chien, ou je chasse ; je rentre à la nuit tombante, et il est toujours là ; il n’a pas plus bougé qu’une borne ; il a contemplé son bien ; il est heureux. Sa jeune femme ne vient jamais de mon côté, et j’avais envie de la voir. Je m’étais informé d’elle auprès de Jean Dorin :

— Vous la connaissez donc ? demanda-t-il. Nous sommes voisins et le mari est un de mes clients. Je les inviterai à mon mariage et il nous faudra les recevoir, mais je ne voudrais pas qu’elle se lie avec Colette. Je n’aime pas ses façons libres avec les hommes.

Quand cette jeune femme entra, Hélène était debout, non loin de moi. Elle était émue et lasse. On avait fini de manger. On avait servi un déjeuner de cent couverts sur un parquet de bal apporté de Moulins et dressé dehors sous une tente. La température était douce, le temps serein et humide. Parfois un pan de toile se soulevait et on voyait le grand jardin des Érard, les arbres nus, le bassin plein de feuilles mortes. À cinq heures, les tables enlevées, on dansa. Des invités arrivaient encore ; ceux-là étaient les plus jeunes, qui n’aimaient ni manger ni boire avec excès, mais désiraient prendre part au bal ; les divertissements sont rares chez nous ; Brigitte Declos était parmi eux, mais elle ne semblait connaître intimement personne ; elle vint seule. Hélène lui serra la main comme aux autres ; un instant seulement ses lèvres se contractèrent et elle fit cette moue souriante et courageuse des femmes qui leur sert à masquer les plus secrètes pensées.

Puis les vieux cédèrent à la jeunesse la salle de bal improvisée et se retirèrent à l’intérieur de la maison. On fit cercle autour des grands feux ; on étouffait dans ces chambres closes ; on buvait de la grenadine et du punch. Les hommes parlaient de la récolte, des fermes données en métayage, du prix des bêtes. Il y a dans une assemblée de gens mûrs quelque chose d’imperturbable ; on devine des organismes qui ont digéré tous les plats lourds, amers, épicés de la vie, qui ont éliminé tous les poisons, qui sont pour dix ou quinze ans dans un état d’équilibre parfait, de santé morale enviable. Ils sont satisfaits d’eux-mêmes. Ce pénible et vain travail de la jeunesse, par lequel elle essaye d’adapter le monde à ses désirs, a déjà été accompli par eux. Ils ont échoué et, maintenant, ils se reposent. Dans quelques années, de nouveau, ils seront agités par une sourde inquiétude qui, cette fois-ci, sera celle de la mort ; elle pervertira étrangement leur goût, les rendra indifférents, ou bizarres, ou quinteux, incompréhensibles à leur famille, étrangers à leurs enfants. Mais, de quarante à soixante ans, ils jouissent d’une paix précaire.

J’éprouvais cela avec beaucoup de force après ce bon repas et ces excellents vins, en me souvenant des jours d’autrefois et de mon cruel ennemi qui m’avait fait fuir cette province. J’ai essayé d’être fonctionnaire au Congo, marchand à Tahiti, trappeur au Canada. Rien ne me satisfaisait. Je croyais rechercher la fortune ; en réalité, j’étais poussé par la chaleur de mon jeune sang. Mais comme ses ardeurs sont éteintes maintenant, je ne me comprends plus. Je pense que j’ai fait beaucoup de chemin inutile pour revenir à mon point de départ. La seule chose dont je sois satisfait, c’est de ne m’être jamais marié, mais je n’aurais pas dû courir la terre. J’aurais dû rester ici et cultiver mon bien ; je serais plus riche qu’aujourd’hui. Je serais l’oncle à héritage. Je me sentirais à ma place dans la société, tandis que je flotte parmi tous ces êtres épais et tranquilles comme le vent parmi les arbres.

J’allai regarder danser les jeunes. On voyait dans la nuit cette tente énorme, transparente, d’où sortaient les sons cuivrés de l’orchestre. On avait installé à l’intérieur un éclairage de fortune : des rangées de petites ampoules électriques dont la vive clarté projetait sur la toile les ombres des danseurs. Cela tenait des bals du 14 Juillet et des fêtes foraines, mais tel est l’usage chez nous… Le vent sifflait dans les arbres d’automne et la tente, par moments, semblait osciller, un peu comme un navire. Ainsi, vu du dehors, de la nuit, ce spectacle avait un caractère d’étrangeté et de tristesse. Je ne sais pourquoi. Peut-être par le contraste entre cette nature immobile et l’agitation de la jeunesse. Pauvres petits ! Ils s’en donnaient à cœur joie. Les jeunes filles surtout : elles sont élevées si sévèrement et chastement chez nous. Jusqu’à dix-huit ans, la pension à Moulins ou à Nevers, puis on apprend le ménage et la conduite d’une maison, sous la surveillance maternelle jusqu’au mariage. Ainsi, le corps et l’âme sont pleins de force, de santé et de désirs.

J’entrai sous la tente ; je les regardais ; j’entendais leurs rires ; je me demandais quel plaisir ils pouvaient trouver à se trémousser en cadence. Depuis quelque temps, devant les êtres jeunes, j’éprouve une sorte d’étonnement, comme si je contemplais une espèce animale étrangère à la mienne, comme un vieux chien regarderait danser les souris. J’ai demandé à Hélène et à François s’ils ressentaient quelque chose d’analogue. Ils ont ri et m’ont répondu que je n’étais qu’un vieil égoïste, qu’eux, Dieu merci, ne perdaient pas contact avec leurs enfants. Voire ! Je crois qu’ils se font beaucoup d’illusions. S’ils voyaient devant eux renaître leur propre jeunesse, elle leur ferait horreur, ou plutôt ils ne la reconnaîtraient pas ; ils passeraient devant elle et diraient : « Cet amour, ces rêves, ce feu nous sont étrangers. » Leur propre jeunesse… Alors, que peuvent-ils comprendre à celle des autres ?

Comme l’orchestre reprenait haleine, j’entendis les roulements de la voiture qui conduisait les jeunes mariés au Moulin-Neuf. Je cherchais des yeux Brigitte Declos parmi les couples. Elle dansait avec un grand jeune homme brun. Je songeais au mari. Quel imprudent. Et pourtant il est sage, sans doute, à sa manière. Il réchauffe son vieux corps sous un édredon rouge et sa vieille âme avec des titres de propriété, tandis que sa femme jouit de sa jeunesse.