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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 33


Le jour de l’An, je déjeune chez mes cousins Érard. C’est une habitude d’ici que la visite soit longue, que l’on arrive pour midi, que l’on reste pour les autres heures, que l’on dîne avec les reliefs du déjeuner, que l’on rentre à la nuit. François devait visiter un de ses domaines ; l’hiver est rigoureux ; les routes couvertes de neige. Parti vers cinq heures, nous l’attendions pour le dîner, mais il était huit heures et il ne se montrait pas.

— Il aura été retenu, dis-je. Il couchera à la ferme.

— Mais non, il sait que je l’attends, répondit Hélène. Depuis que nous sommes mariés, il ne s’est jamais absenté une nuit sans me prévenir. Mettons-nous à table ; il ne tardera pas.

Les trois garçons étaient absents, invités chez leur sœur, au Moulin-Neuf, où ils coucheraient. Depuis longtemps je ne m’étais trouvé seul ainsi avec Hélène. Nous parlions du temps et des récoltes, seuls sujets de conversation ici ; rien ne troubla notre repas. Cette province a vraiment quelque chose de retiré et de sauvage, d’opulent et de méfiant qui rappelle les époques anciennes. La table de la salle à manger paraissait trop grande pour nos deux couverts. Tout brillait ; tout avait un air de propreté et de calme, les meubles de chêne, le parquet luisant, les assiettes à fleurs, le buffet vaste à la panse arrondie comme on n’en voit plus que chez nous, l’horloge, les ornements de cuivre du foyer, la suspension et ce guichet de chêne sculpté qui communique avec la cuisine et par lequel on passe les plats. Quelle ménagère que ma cousine Hélène ! Comme elle s’entend aux confitures, aux conserves, à la pâtisserie ! Comme elle soigne son poulailler et son jardin ! Je m’informai si elle avait pu sauver les douze petits lapins dont la mère avait crevé et qu’elle a nourris au biberon.

— Ils sont superbes, me dit-elle.

Mais je la sentais distraite. Elle regardait l’horloge et tendait l’oreille pour épier le bruit de la voiture.

— Voyons, vous êtes inquiète au sujet de François, je le vois bien. Que voulez-vous qu’il lui arrive ?

— Rien. Mais, mon ami, nous nous séparons si rarement, François et moi, nous vivons si proches l’un de l’autre que lorsqu’il n’est pas à mes côtés je souffre, je m’inquiète. Je sais bien que c’est bête…

— Vous avez été séparés pendant la guerre…

— Ah, fit-elle, et elle frissonna à ce souvenir, ces cinq ans ont été si durs et si terribles… Je crois parfois qu’ils ont racheté tout le passé.

Un silence tomba entre nous ; le guichet s’ouvrit en grinçant et la bonne nous passa une tourtière aux pommes, les dernières pommes d’hiver. L’horloge sonna neuf coups. Du fond de sa cuisine la servante dit :

— Jamais monsieur n’était rentré aussi tard.

Il neigeait. Nous nous taisions. On téléphona du Moulin-Neuf ; tout allait bien là-bas. Hélène me reprocha ma paresse :

— Quand vous déciderez-vous à rendre visite à Colette ?

— C’est loin, dis-je.

— Vieil hibou… On ne peut plus vous sortir de votre trou. Dire qu’il fut un temps… Quand je pense que vous avez vécu chez les sauvages, Dieu sait où… et maintenant, pour aller du Mont-Tharaud au Moulin-Neuf, c’est loin, répéta-t-elle en m’imitant. Il faut les voir, Sylvestre. Ils sont si heureux, ces enfants. Colette s’occupe de la ferme ; ils ont une laiterie modèle. Ici, elle était un peu nonchalante, elle se laissait dorloter. Chez elle, elle est la première debout, mettant la main à la pâte, s’occupant de tout. Le père Dorin a remis le Moulin-Neuf entièrement en état avant de mourir. On leur en a déjà offert neuf cent mille francs. Naturellement, ils ne pensent pas à vendre : le moulin est dans la famille depuis cent cinquante ans. Ils pensent se laisser vivre ; ils ont tout pour être heureux : le travail et la jeunesse.

Elle continua à parler ainsi, imaginant l’avenir et voyant déjà en esprit les enfants de Colette. Dehors, le grand cèdre chargé de neige craquait et gémissait. À neuf heures et demie, elle s’interrompit brusquement :

— C’est tout de même étrange. Il devait être là à sept heures.

Elle n’avait plus faim ; elle repoussa son assiette et nous attendîmes en silence. Mais la soirée s’écoulait et il ne revenait pas. Hélène leva les yeux vers moi.

— Quand une femme aime son mari comme j’aime François, elle ne devrait pas lui survivre. Il est plus âgé que moi et plus fragile… Parfois, j’ai peur.

Elle jeta une bûche au feu.

— Ah, mon ami, devant tel ou tel événement de votre vie pensez-vous quelquefois à l’instant dont il est sorti, au germe qui lui a donné naissance ? Je ne sais comment dire… Imaginez un champ au moment des semailles, tout ce qui tient dans un grain de blé, les futures récoltes… Eh bien, dans la vie, c’est exactement pareil. L’instant où j’ai vu François pour la première fois, où nous nous sommes regardés, tout ce que cet instant contenait… c’est terrible, c’est fou, ça donne le vertige !… Notre amour, notre séparation, ces trois ans qu’il a passés à Dakar, lorsque j’étais la femme d’un autre et… tout le reste, mon ami… Puis, la guerre, les enfants… Des choses douces, des choses douloureuses aussi, sa mort ou la mienne, le désespoir de celui qui restera.

— Oui, dis-je, si on connaissait d’avance la récolte, qui sèmerait son champ ?

— Mais tous, Silvio, tous, fit-elle en m’appelant du nom qu’elle ne me donnait plus que rarement. C’est la vie, cela, joie et larmes. Tous veulent vivre, sauf vous.

Je la regardai en souriant :

— Comme vous aimez François !

Elle répondit simplement :

— Je l’aime beaucoup.

Quelqu’un frappa à la porte de la cuisine. C’était un gamin qui avait emprunté la veille à la bonne un cageot pour les poules et qui venait le rapporter. À travers le guichet demeuré entrouvert j’entendis sa voix perçante :

— Y a un accident vers l’étang de Buire.

— Lequel donc ? interrogea la cuisinière.

— Une voiture qui s’a ouverte en deux sur la route et un blessé qu’on a porté à Buire.

— Tu connais point son nom ?

— Ma foi, je connais point, fit le gars.

— C’est François, dit Hélène, très pâle.

— Voyons, vous êtes folle !

— Je sais que c’est François.

— Il vous aurait fait appeler s’il lui était arrivé un accident.

— Vous ne le connaissez donc pas ? Pour m’éviter une émotion, une course à Buire en pleine nuit, il va chercher à se faire transporter ici, même blessé, même mourant.

— Mais il ne trouvera pas de voiture en pleine nuit et par cette neige.

Elle sortit de la salle à manger et alla prendre dans le vestibule son manteau et son châle. Je ne pouvais que répéter :

— Vous êtes folle. Vous ne savez même pas si c’est bien de François qu’il s’agit. Et, d’ailleurs, comment irez-vous à Buire ?

— Mais… à pied, si on ne peut pas faire autrement.

— Onze kilomètres !

Elle ne répondit même pas. J’essayai en vain d’obtenir une voiture chez des voisins. Nous jouions de malheur : l’une était en panne, l’autre, celle du docteur, était occupée par un malade que l’on devait opérer la même nuit à la ville voisine. Dans cette neige épaisse, les bicyclettes ne circulaient plus. Force fut de faire le chemin à pied. Il faisait extrêmement froid. Hélène marchait vite et sans parler : elle était certaine que François l’attendait à Buire. Je ne la dissuadai pas : je la croyais certes capable de percevoir à distance l’appel de son mari blessé. Il y a une surhumaine puissance dans l’amour conjugal. Comme dit l’Église : c’est un grand mystère. Bien d’autres choses sont mystérieuses en amour.

Sur la route, nous croisions parfois une voiture qui marchait très lentement à cause de la neige. Hélène regardait avec anxiété à l’intérieur et appelait : « François ! », mais rien ne répondait. Elle ne semblait pas lasse. Elle s’avançait avec une grande assurance sur la croûte glacée du chemin, en pleine nuit, entre deux ornières de neige, sans trébucher ni perdre pied une seule fois. Je me demandais quelle tête elle ferait si, en entrant à Buire, elle n’y trouvait pas François. Mais elle ne se trompait pas. C’était bien sa voiture qui s’était brisée près de l’étang. Dans la ferme, sur le grand lit, près du feu, François étendu, une jambe cassée, brûlant de fièvre, poussa un faible cri de joie à notre entrée :

— Oh, Hélène… Pourquoi ?… Il ne fallait pas venir… On allait atteler une carriole pour me reconduire chez moi. Que c’est bête d’être venu, répétait-il.

Mais tandis qu’elle découvrait sa jambe et commençait à la panser avec des mouvements légers, prudents, adroits (elle a été infirmière pendant la guerre), je vis qu’il saisissait sa main :

— Je savais bien que tu viendrais, murmura-t-il, j’avais mal et je t’appelais.