Chapitre 2 — La Tour Obsidienne
Amara Voss
L’ascenseur émettait un bourdonnement feutré en s’élevant vers l’étage supérieur de la Tour Obsidienne, ses parois réfléchissantes renvoyant l’image aiguisée d’Amara Voss. Son blazer gris, taillé sur mesure, moulait sa silhouette avec une précision qui témoignait d’un mélange de discipline et de détermination. Elle ajusta légèrement sa posture, croisant les bras, ses doigts tapotant un instant contre le tissu. La fine cicatrice qui marquait son sourcil gauche semblait accentuée sous la lumière crue et artificielle, un rappel discret mais persistant des luttes qu’elle avait menées et des épreuves qu’elle avait surmontées.
Lucian Allaire. Ce nom persistait dans son esprit tel une écharde glissée sous de la soie—imperceptible mais impossible à ignorer. Il était arrivé au moment idéal, son offre aussi intrigante qu’inquiétante. Amara avait passé la nuit à analyser leur rencontre succincte, repassant chaque mot, chaque regard, à la recherche d’intentions cachées. Ses yeux gris, semblables à un ciel orageux, l’avaient sondée avec une précision troublante, comme s’il cherchait à percer les secrets les plus enfouis de son esprit. Et sa voix... douce, mesurée, imprégnée d’une autorité calme qui réclamait l’attention. Cela avait éveillé en elle un trouble que peu de personnes avaient réussi à susciter.
Le léger tintement de l’ascenseur la tira de ses pensées. Les portes coulissèrent en silence, dévoilant son sanctuaire : le cœur névralgique de son empire. L’étage supérieur de la Tour Obsidienne s’étendait devant elle—un espace de contrastes saisissants, à l’image de la femme qui le dirigeait. Les lignes épurées et modernes du design—verre, acier et pierre polie—se mêlaient subtilement aux vestiges épars de l’église qui se dressait autrefois ici. Une arche gothique, vestige du passé, s’élevait contre le mur du fond, comme une relique préservée et fusionnée avec la modernité. La lumière du jour perçait à travers les lourds nuages, se fragmentant en faisceaux déformés en traversant l’immense verrière. L’air portait une odeur subtile de métal poli, adoucie par l’arôme riche et corsé de l’espresso soigneusement préparé par son assistante.
Claire Bennett l’attendait, assise avec désinvolture sur le bord de son bureau en verre impeccable. Une écharpe aux motifs tourbillonnants d’or et de bleu sarcelle était négligemment nouée autour de son cou, apportant une touche de couleur vive qui contrastait avec l’austérité élégante de l’espace. Ses cheveux auburn étaient habilement attachés, bien que quelques mèches libres adoucissaient son apparence professionnelle. Une tasse fumante reposait entre ses mains, qu’elle leva en apercevant Amara approcher.
« Vous êtes en retard, » lança Claire avec une pointe d’humour, tendant la tasse.
« La réunion s’est éternisée, » répliqua Amara d’un ton sec, attrapant le café au passage. Un léger sourire effleura les lèvres de Claire, une exaspération teintée d’affection brillant sur son visage constellé de taches de rousseur. Claire percevait toujours trop, devinait trop—un trait aussi agaçant qu’étrangement réconfortant.
Elles se mirent à marcher, se dirigeant vers les grandes baies vitrées. « Laissez-moi deviner, » dit Claire, un éclat malicieux dans les yeux. « Vous pensez à Allaire. »
La mâchoire d’Amara se crispa. « Je réfléchis à son timing, » corrigea-t-elle d’un ton tranchant. « Un investisseur de ce calibre, qui apparaît à quelques jours de la finalisation de notre entrée en bourse ? Cela ne peut pas être une coïncidence. »
Claire inclina la tête, son expression oscillant entre la réflexion et le scepticisme. « Il propose d’apporter de la stabilité à l’introduction en bourse, ce qui, soyons honnêtes, ne serait pas de trop après la dernière débâcle d’Ethan. Peut-être que c’est juste une question de bon timing. »
« Dans ce secteur, il n’y a jamais de bon timing, » répondit Amara d’une voix sèche et tranchante. « Chacun joue à son propre jeu. Je dois comprendre le sien. »
Claire s’adossa nonchalamment au bureau, croisant les bras, bien que la gravité de ses yeux reflétait celle d’Amara. « C’est vrai. Mais vous êtes la meilleure pour analyser le terrain. On ne bâtit pas un empire comme NovaTech sans anticiper chaque angle. Abordez cela comme vous l’avez toujours fait : anticipez ses mouvements, évaluez les risques et décidez si vous pouvez le surpasser. »
Le regard d’Amara dériva vers la ligne d’horizon au-delà des fenêtres, cette ville tentaculaire où les tours ultramodernes côtoyaient les vestiges délabrés du passé. Son propre reflet, froid et imperturbable, lui renvoyait une image immaculée dans le verre. Mais au-delà, flous et fragmentés, apparaissaient les contours usés de l’ancienne église en ruines. Le progrès, elle le savait, exigeait toujours des sacrifices.
« Il cache quelque chose, » murmura-t-elle, son souffle formant une buée légère sur la vitre.
« Probablement. » Claire répondit doucement, bien que son ton devienne plus sérieux. « Mais, qui ne le fait pas ? La vraie question, c’est de savoir si ses secrets dépassent ce qu’il peut nous apporter. »
Amara se retourna vers Claire, les rouages de son esprit déjà en mouvement. Elle savait qu’elle avait raison. Les récents sabotages d’Ethan avaient laissé NovaTech dans une position délicate, la stabilité qu’elle avait patiemment construite vacillant sous le coup des rumeurs. Les murmures qu’il avait lancés—problèmes de liquidité, tensions internes—avaient suffi à effrayer les investisseurs intermédiaires, provoquant des ondulations qui menaçaient de se transformer en vagues. L’offre de Lucian Allaire pourrait calmer la tempête, mais elle avait un prix. Permettre à un étranger d’avoir une telle influence sur son entreprise n’était pas une décision à prendre à la légère.
Déposant son café sur le bureau avec détermination, elle déclara : « Je veux une enquête de fond plus approfondie. Pas un rapport aseptisé—chaque secret, chaque murmure. Reprenez tout depuis le début et ne laissez rien de côté. »
Claire hocha la tête avec assurance. « C’est déjà en cours. Vous l’aurez d’ici ce soir. »
« Bien. Maintenant, dites-moi exactement où nous en sommes. »
Claire marqua une pause, une rare inquiétude passant sur ses traits constellés de taches de rousseur. « La situation n’est pas catastrophique, mais elle est sérieuse. Nous avons perdu deux investisseurs intermédiaires cette nuit—les capitaux les plus nerveux. Les gros poissons tiennent encore, mais les rumeurs commencent à circuler. » Elle tendit sa tablette à Amara, l’écran affichant une série de graphiques et de projections changeants. « Regardez la tendance. »
Amara passa en revue les données avec des yeux calculateurs. Les chiffres peignaient un tableau fragile, mais elle cherchait au-delà : les intentions d’Ethan. Ce n’était pas une simple affaire pour lui. C’était personnel.
« Il est désespéré, » dit-elle d’un ton froid et tranchant. « Il ne pousserait pas aussi loin autrement. »
« Ou bien, » répliqua Claire, « il prend simplement plaisir à semer le chaos. Vous connaissez Ethan—il ne veut pas seulement gagner. Il veut que tout le monde perde. »
La mention d’Ethan fit naître une lueur d’irritation dans le calme contrôlé d’Amara.Son sourire narquois, son esprit acéré, son arrogance insupportable—c'était une épine profondément enfouie qu'elle avait juré d'arracher définitivement.
« Je rencontrerai l'équipe juridique cet après-midi, » dit Amara en écartant d’un geste impatient l'idée de sa présence. « Mais avant tout, je dois comprendre ce qu’Allaire cherche réellement. »
Claire hésita un instant, son habituelle légèreté remplacée par une gravité inhabituelle, plus méditative. « Sois prudente, Amara. Tu as travaillé trop dur pour laisser quiconque saboter tout cela—Ethan, Allaire, personne. »
Amara soutint son regard, le poids de ces mots créant une tension presque tangible entre elles. Elle appréciait la loyauté de Claire, sa constance inébranlable. Mais ce n’était pas du réconfort dont elle avait besoin.
« Concentre-toi sur la vérification des antécédents, » finit-elle par dire, son ton laissant peu de place à l’objection. « Je m’occupe du reste. »
Claire resta immobile une seconde de plus, son inquiétude visible, avant d’acquiescer. « C’est noté. »
Lorsque la porte se referma derrière elle, le silence retomba dans la pièce, troublé seulement par le bourdonnement distant de la ville en contrebas. Amara s’enfonça dans son fauteuil, ses doigts tapotant distraitement le bureau en verre alors que ses pensées vagabondaient vers Lucian Allaire. Sa présence semblait hanter son esprit, magnétique et inéluctable. La cadence de ses paroles, la manière dont il semblait la voir à travers un miroir qu'elle ignorait jusqu’alors—cela la troublait profondément.
Elle expira brusquement, chassant ces pensées, mais son regard resta fixé sur la ligne d’horizon. Quelque part, Ethan planifiait son prochain coup. Quelque part, Lucian dissimulait ses secrets.
Et au plus profond de son être, une fissure se formait dans l’armure méticuleusement construite. Un murmure de doute.
Elle se redressa, sa résolution retrouvant toute sa force.
Pas encore.