Chapitre 2 — Rencontres au Vieux-Port
Élise Duval
Le soleil s’élevait doucement sur Marseille, enveloppant le Vieux-Port d’une lumière dorée qui dansait sur les eaux calmes. Élise marchait d’un pas mesuré dans une ruelle pavée, bordée de boutiques aux façades écaillées. L’odeur salée de la mer se mêlait au parfum des croissants chauds s’échappant d’un café voisin. Cette fragrance familière, si spécifique à Marseille, l’enveloppait d’un mélange d’apaisement et de tension.
Chaque détail de son environnement semblait chargé d’un symbolisme qu’elle ne pouvait ignorer. Les volets colorés et fatigués par le temps, les éclats de voix animées dans les ruelles, tout cela formait un tableau vivant d’une ville qu’elle connaissait intimement mais qui lui paraissait aujourd’hui étrangère. Une image fugace de son père lui traversa l’esprit : sa silhouette imposante, un bras passé autour de ses épaules alors qu’il lui montrait avec fierté ces mêmes ruelles. Ce souvenir, aussi doux que douloureux, fit naître une amertume qu’elle tenta de refouler.
En atteignant le port, le tumulte de la vie matinale l’engloutit. Les pêcheurs, penchés sur leurs filets, conversaient en riant, ponctuant leurs échanges de gestes vifs. Les barques colorées oscillaient doucement sur l’eau scintillante, créant un contraste saisissant avec les ombres des quais. Élise s’arrêta un instant, absorbée par la scène. Elle se surprit à chercher une trace de quelque chose, ou de quelqu’un, dans ce décor familier.
Anna était là, comme prévu, assise à une table en terrasse d’un petit café surplombant les quais. Avec son blouson en cuir et ses cheveux blonds coupés courts qui reflétaient la lumière, elle semblait étrangement à sa place dans ce chaos organisé. Lorsqu’elle la repéra, elle lui fit signe avec enthousiasme.
— Élise ! Ici !
Un sourire timide étira les lèvres d’Élise tandis qu’elle traversait la terrasse animée pour rejoindre son amie. Anna se leva pour l’enlacer brièvement, sa vitalité presque palpable.
— Regarde-toi, dit Anna en reculant légèrement pour mieux l’observer. Marseille te va bien, même après tout ce temps.
— Je ne sais pas encore si c’est réciproque, répondit Élise avec un demi-sourire, ses yeux suivant distraitement le mouvement des passants.
Elles prirent place, et Anna commanda deux cafés avant de se pencher un peu vers Élise, un éclat de gravité assombrissant son regard pétillant.
— Alors, raconte-moi. Comment tu te sens depuis ton retour ?
Élise hésita, ses doigts jouant distraitement avec le coin de sa serviette en papier.
— C’est… étrange. La ville est comme figée dans le temps, mais elle me donne la sensation qu’elle cache quelque chose. Comme si elle attendait…
— …d’exploser, termina Anna dans un murmure.
Intriguée, Élise fronça légèrement les sourcils.
— Pourquoi tu dis ça ?
Anna jeta un coup d’œil autour d’elle, s’assurant qu’aucune oreille indiscrète ne traînait, avant de poser ses coudes sur la table.
— Élise, ce contrat à la Villa Moretti… Ce n’est pas une simple coïncidence.
Élise sentit son cœur se serrer.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Anna poussa un soupir, son ton devenant plus bas, presque conspirateur.
— Les Moretti… Leur influence à Marseille est partout, mais tout le monde le sait : c’est un nid de tensions. Luca contrôle encore la majorité des affaires, mais son frère Jean cherche à l’évincer. Il n’y a rien de stable là-bas. Et toi, tu arrives pile au milieu de ça.
— Je suis juste là pour restaurer une fresque, rétorqua Élise en secouant légèrement la tête, cherchant à s’accrocher à cette justification rationnelle.
— Une fresque dans leur villa, souligna Anna avec un regard insistant. Rien n’est anodin avec eux. Tu sais ça, Élise.
Un silence lourd s’installa, uniquement ponctué par le tintement des tasses de café dans le café animé. Élise sentit un frisson la parcourir malgré la chaleur ambiante.
— Tu as trouvé quelque chose, pas vrai ? demanda-t-elle doucement.
Anna hésita, puis hocha lentement la tête.
— Oui. Et ce n’est pas joli.
Elle fouilla dans son sac et en sortit un dossier mince qu’elle posa sur la table, le poussant vers Élise.
— Ce sont des notes que j’ai réunies. Sur Luca. Sur Jean. Et… sur leur lien avec certaines affaires.
Élise ouvrit le dossier, ses yeux balayant rapidement les coupures de journaux jaunies et les notes manuscrites d’Anna. Les mots "disparitions", "trafic" et "meurtres" lui sautaient au visage. Puis elle s’arrêta net sur une photo.
Son souffle se coupa.
— C’est lui, murmura-t-elle, comme si les mots pouvaient exorciser la vision.
Anna croisa les bras, son expression se durcissant.
— Jean Moretti. Le cadet. Et crois-moi, Élise, il est beaucoup plus dangereux qu’il ne le laisse paraître.
Élise resta figée, l’image de l’homme aux traits anguleux imprimée dans son esprit. Un flash surgit dans sa mémoire : un regard similaire, une ombre imposante évoquant une menace qu’elle avait essayé d’oublier.
— Il était là, dit-elle d’une voix presque inaudible. Le jour où…
Elle s’interrompit, incapable de finir. Anna posa une main ferme mais réconfortante sur la sienne.
— Je sais. Mais écoute-moi bien : ce que tu t’apprêtes à remuer, c’est un nid de guêpes. Sois prudente.
Un mouvement furtif attira l’attention d’Élise. Une silhouette immobile, de l’autre côté de la rue, semblait les observer, une capuche dissimulant partiellement son visage. Élise plissa les yeux, un frisson glacé lui parcourant l’échine. Avant qu’elle ne puisse distinguer plus de détails, l’homme tourna les talons et disparut dans la foule.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Anna, suivant son regard.
— Rien, répondit Élise après un moment. Ce n’était rien.
Mais son ton trahissait son trouble.
— Promets-moi une chose, insista Anna. Ne fais rien seule. Si tu trouves quelque chose, appelle-moi.
Élise hocha la tête, rangeant le dossier dans son sac.
— Merci… pour tout.
— C’est ce que font les amis, non ? répondit Anna avec un sourire, bien que son regard restât sombre.
Elles réglèrent leurs consommations avant de se séparer. Le poids du dossier dans le sac d’Élise semblait grandir à chaque pas, comme une ancre la tirant vers un passé qu’elle avait juré d’enterrer.
Alors qu’elle s’éloignait du port, elle sentit une pensée s’imposer, implacable : ce contrat à la Villa Moretti n’était pas un hasard. Et si elle voulait découvrir la vérité, elle devrait s’aventurer bien plus loin dans l’inconnu que ce qu’elle avait imaginé.