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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 2Le Chant de la Rivière


Anna Lehmann

Le soleil déclinait lentement, enveloppant la vallée d’une lumière dorée qui dessinait des reflets mouvants sur la rivière, pareils à une coulée de miel fluide. Anna avançait à pas lents, un panier d’herbes sauvages au bras, ses doigts effleurant machinalement les brins d’herbe qui bordaient le sentier. Chaque pas semblait alourdir le poids invisible qui pesait sur elle, un entrelacs de pensées et de doutes qu’elle peinait à ordonner depuis ce matin passé à coudre sa robe de mariée.

La rivière s’étirait devant elle, paisible mais énigmatique. Ses eaux, toujours en mouvement, avaient cette capacité étrange de refléter les changements imperceptibles de son âme. Elle la contemplait souvent, voyant en ses courants une promesse d’ailleurs ou une menace à peine déguisée. Ce soir, une tension nouvelle imprégnait l’air, comme si quelque chose l’attendait, tapi dans l’éclat des reflets argentés.

Elle finit par atteindre son endroit habituel : un large rocher lisse, chauffé par le soleil, encadré par deux saules dont les branches s’inclinaient doucement vers l’eau. Elle s’assit et posa son panier à côté d’elle, ses mains glissant aussitôt dans l’eau fraîche. Le contact la ramena à l’instant présent, apaisant pour un moment le tumulte de ses pensées.

Le murmure de la rivière s’enroulait doucement autour d’elle, une cadence familière, presque intime. Sans même y penser, Anna se mit à fredonner. Sa voix, d’abord hésitante, gagna en assurance, laissant échapper une mélodie douce et mélancolique. Elle se souvenait de Marta la chantonnant lorsqu’elle était enfant, une berceuse empreinte de mystère. Les mots lui échappaient encore, mais l’air suffisait à réveiller des fragments d’images floues : un visage indistinct, des éclats de rire évanouis dans le temps, l’odeur du linge séchant au soleil.

Elle ferma les yeux, laissant son chant s’harmoniser avec celui de la rivière. Une émotion étrange l’envahit, un mélange aigu d’espoir et de mélancolie, comme si le chant ouvrait une porte vers un passé qu’elle ne pouvait atteindre.

Une légère agitation dans les branches proches interrompit sa mélodie. Anna ouvrit les yeux, scrutant les ombres mouvantes des saules. Une voix masculine, basse et légèrement rauque, brisa le silence :

« Cette rivière a toujours quelque chose à dire, n’est-ce pas ? »

Elle sursauta, se retournant brusquement. À quelques mètres, un homme se tenait partiellement dissimulé par les branches. Grand, vêtu d’une chemise claire légèrement froissée et d’un jean qui contrastait étrangement avec le décor traditionnel du village, il semblait appartenir à un autre monde. Ses cheveux bruns, en bataille, captaient les dernières lueurs du soleil, et une cicatrice discrète au-dessus de sa lèvre ajoutait une touche intrigante à son visage.

Anna sentit une vague de panique la traverser. Les étrangers étaient rares ici. Leur présence, souvent source de méfiance, était perçue comme une intrusion dans l’équilibre si fragile de leur communauté. Pourtant, cet homme ne dégageait aucune menace. Son sourire, presque timide, contenait une sincérité qui la désarma.

« Je suis désolé si je vous ai effrayée », reprit-il en levant les mains avec une douceur calculée. « Ce n’était pas mon intention. Votre chant était… magnifique. »

Le rouge monta aux joues d’Anna. Elle détourna le regard, laissant ses doigts remuer la surface de l’eau pour masquer sa gêne.

« Merci », murmura-t-elle, sa voix à peine audible.

Un silence s’installa entre eux, mais il n’était pas oppressant, seulement chargé de cette curiosité mutuelle qui naît dans les premiers instants d’une rencontre inattendue. L’homme s’approcha lentement, prenant soin de ne pas écraser les herbes hautes.

« Vous venez souvent ici ? » demanda-t-il, sa voix teintée de curiosité.

Anna hésita. Parler à un étranger allait à l’encontre des règles tacites de sa communauté, mais il y avait dans son ton une chaleur désarmante.

« Oui. C’est… paisible », finit-elle par répondre, son regard oscillant entre méfiance et fascination.

Il hocha la tête, contemplant la rivière comme pour approuver ses paroles. Puis, avec un sourire léger, il s’assit sur une pierre voisine.

« Je comprends. Ce genre d’endroit semble suspendre le temps, n’est-ce pas ? »

Anna releva les yeux, surprise par la justesse de son observation. Pendant un instant, elle oublia qu’il était un étranger et se laissa porter par l’étrange connivence qui naissait entre eux.

« Vous êtes ici pour… quelque chose en particulier ? » finit-elle par demander, tirée de ses pensées.

Il sembla hésiter, comme s’il pesait soigneusement ses mots.

« Je m’appelle Thomas Delacourt », dit-il finalement. « Je suis restaurateur de patrimoine. Je fais des recherches dans la région. »

Le battement accéléré du cœur d’Anna trahit sa nervosité. Elle fronça légèrement les sourcils.

« Des recherches ? »

Thomas passa une main dans ses cheveux, un geste à la fois réfléchi et nerveux.

« Oui, sur l’histoire de certains bâtiments et… des personnes qui y ont vécu. Cela m’a amené à découvrir cet endroit. »

Ses paroles restaient volontairement vagues, mais Anna perçut dans son regard une lueur étrange, presque familière, comme s’il cherchait quelque chose qu’il ne pouvait exprimer.

Avant qu’elle ne puisse poser davantage de questions, un bruit de pas résonna derrière eux, brisant l’atmosphère fragile. Anna tourna la tête et aperçut Jacob, marchant d’un pas déterminé vers eux.

« Anna, tout va bien ? » demanda-t-il, son ton un peu trop dur pour dissimuler son inquiétude.

Anna se leva précipitamment, son panier à la main.

« Oui, tout va bien », répondit-elle, se forçant à sourire.

Jacob fixa Thomas, ses yeux clairs se plissant légèrement.

« Et vous, qui êtes-vous ? » lança-t-il abruptement.

Thomas se leva à son tour, restant calme face à l’attitude protectrice de Jacob.

« Thomas Delacourt », répondit-il. « Je suis ici pour des recherches historiques. »

Jacob ne sembla pas convaincu.

« Les anciens aiment savoir qui entre dans notre vallée. Vous feriez mieux de leur parler. »

Le ton était sans appel. Anna sentit la tension grandir, palpable comme l’humidité avant un orage.

« Merci pour le conseil », répondit Thomas, un sourire à peine perceptible jouant sur ses lèvres.

« Il se fait tard », ajouta Jacob en se tournant vers Anna. « Marta s’inquiètera si tu n’es pas rentrée. »

Anna acquiesça, le cœur battant, et suivit Jacob en silence. Elle jeta un dernier coup d’œil vers Thomas, qui restait immobile près de la rivière, les bras croisés, ses yeux sombres fixant le courant.

Sur le chemin du retour, Jacob resta silencieux, mais son pas ferme et ses épaules tendues trahissaient son mécontentement. Anna, elle, ne pouvait chasser l’image de Thomas et la sensation troublante qu’il avait laissée en elle.

De retour à la maison, Marta l’accueillit avec un sourire chaleureux, mais Anna, distraite, répondit à peine. Cette nuit-là, allongée dans son lit, elle écouta le murmure de la rivière, semblable à une mélodie à deux voix : celle du passé qu’elle connaissait et celle d’un avenir encore flou, incarné par un étranger au regard trop honnête.

Et pour la première fois, une question persistante s’insinua en elle : que cachait vraiment cette rivière, dans ses murmures incessants ?