Chapitre 2 — Les Secrets Sous la Tour Laurent
Isolde
L’ascenseur descendait avec une efficacité presque surnaturelle, ses parois en acier poli renvoyant à Isolde une image fragmentée et déformée de son reflet. Elle restait parfaitement immobile, les doigts entremêlés avec une maîtrise apparente, mais une ombre imperceptible d’anxiété dansait dans ses yeux gris. Ce soir-là, le coffre souterrain sous la Tour Laurent évoquait moins un sanctuaire qu’une geôle silencieuse — un rappel froid et implacable du poids des secrets qu’elle portait.
Lorsque les portes s’ouvrirent dans un carillon presque imperceptible, Isolde s’avança dans le couloir faiblement éclairé. Ses talons résonnaient sur le sol en marbre noir, chaque pas émettant un son clair et délibéré. L’air y était plus frais, imprégné d’un subtil parfum de pierre ancienne mêlé à une pointe métallique, comme une trace de sang oublié. Des alcôves aux murs exposaient des reliques éparses de son passé : une dague de la Renaissance dont la lame portait les traces du temps ; un médaillon qu’elle n’osait plus ouvrir ; et une carte fanée d’une ville effacée de l’histoire. Chaque objet chuchotait des fragments d’existences traversées — et des trahisons qu’elle ne pouvait effacer.
Au bout du couloir se dressait une double porte en fer, ornée de runes gravées, plus anciennes que toute compréhension humaine. Les symboles luisaient doucement, une pulsation presque vivante animant leur lumière. Isolde posa sa paume sur le centre des gravures. Le métal était glacé, mais une chaleur subtile émergea sous sa main quand l’enchantement reconnut son toucher. Les runes s’embrasèrent brièvement, dispersant leur lumière dans un motif complexe, et les portes s’ouvrirent dans un grondement sourd, dévoilant le coffre.
La salle s’étendait devant elle, vaste et ombragée, les murs tapissés d’étagères chargées de livres, d’artefacts et de trésors glanés au fil des siècles. Au centre, un piédestal en pierre sombre s’élevait, imposant et austère. Deux objets y reposaient : l’Anneau de la Pierre de Sang et le Sablier Maudit. Le joyau cramoisi de l’anneau captait la lumière diffuse, la réfractant en un éclat hypnotique, tandis que le sablier scintillait, son sable rouge sombre coulant à un rythme irrégulier, presque agité.
Isolde s’avança vers le piédestal, ses mouvements empreints d’une maîtrise mesurée. Son regard s’attarda sur le sablier. Ce soir-là, le sable tombait plus erratiquement qu’elle ne l’avait jamais vu, comme s’il était pris dans une tempête invisible. Elle étendit la main, effleurant du bout des doigts la surface froide du verre. Dès qu’elle toucha le sablier, sa vision se fractura.
Elle était de retour dans la grande salle de bal du domaine familial. L’air était saturé du parfum des bougies de cire et des essences coûteuses, tandis que les notes délicates d’un clavecin se mêlaient aux rires des aristocrates vêtus de soieries somptueuses. Isolde avait été l’une d’eux autrefois : jeune, comblée et protégée des cruautés du monde. Pourtant, même à cette époque, un sentiment d’insatisfaction grondait en elle — une soif de quelque chose au-delà de la cage dorée de la vie à la cour.
Victor était là ce soir-là. Leurs regards s’étaient croisés à travers la foule, et pendant un instant suspendu, le monde s’était réduit à eux deux. Il avait été son égal, son allié dans leurs rêves communs de bâtir un empire qui transcenderait la mortalité. Leur lien semblait indestructible.
Mais les rêves ont parfois une manière cruelle de se transformer en cauchemars.
La scène changea brutalement. Elle était maintenant dans la salle de rituel, où l’air lourd portait les effluves âcres d’herbes brûlées. La lueur vacillante des torches dessinait des ombres vibrantes sur les murs de pierre. Victor se tenait face à elle, son visage un mélange troublant de triomphe et de regret. Sa voix, basse et résolue, perçait le silence tandis qu’il récitait l’incantation qui scellerait leur destin.
« Pardonne-moi, Isolde, » murmura-t-il. Son ton était doux, presque tendre, mais chargé d’une inexorabilité implacable. « C’est pour nous. Pour ce que nous pourrions devenir. »
Elle lui avait fait confiance. Elle l’avait aimé. Et il avait transformé cet amour en une arme. La douleur de la transformation avait été indescriptible, une agonie déchirante qui avait consumé son âme mortelle, laissant à sa place quelque chose de froid et d’éternel. Lorsqu’elle avait repris conscience, Victor avait disparu. Et elle n’était plus la femme qu’elle avait été.
La vision éclata, et Isolde se retrouva dans le coffre, sa main tremblante alors qu’elle la retirait du sablier. À l’intérieur, le sable tourbillonnait violemment, heurtant les parois de verre comme s’il reflétait son agitation intérieure. Elle serra les dents, repoussant avec force la tempête d’émotions au plus profond de son être, là où elles ne pouvaient pas l’atteindre.
Son regard se posa sur l’Anneau de la Pierre de Sang, dont le joyau cramoisi scintillait faiblement. Elle le fit glisser à son doigt, le métal brûlant légèrement contre sa peau. Le joyau pulsa doucement, en écho à son propre rythme cardiaque. C’était un rappel de sa force, de sa résilience. Un rappel qu’elle avait survécu à la trahison de Victor autrefois — et qu’elle survivrait encore.
Un léger bip interrompit soudain le silence. Isolde se retourna brusquement, saisissant une tablette en verre posée sur une table voisine. L’interface holographique s’activa, projetant une lumière froide sur son visage. Ses yeux parcoururent la notification, et son souffle se bloqua.
Victor D’Armand.
Le nom était attaché à un investissement important dans Laurent Technologies. Une liste des membres du conseil ayant approuvé la transaction défila sous ses yeux. Parmi eux figurait Clara Moreno.
Les doigts d’Isolde se crispèrent autour de la tablette, ses jointures blanchissant sous la pression. L’implication de Clara la frappa plus durement qu’elle ne l’aurait imaginé. Cette femme était pragmatique, fidèle uniquement au succès de l’entreprise — mais Isolde avait commencé à lui faire confiance, même un peu. Elle expira lentement, relâchant progressivement sa prise pour éviter que la tablette fragile ne se brise entre ses mains.
Son esprit s’emballa. Victor ne cherchait pas uniquement à acheter des parts ; il revendiquait une place, s’immisçant dans la structure même de son empire. Elle fit défiler les données sur la transaction. Le schéma était clair : Victor manœuvrait depuis des mois, son influence s’étendant dans l’entreprise comme une ombre rampante à la tombée du jour.
Un instant, son pouce resta suspendu au-dessus de l’icône de contact de Sebastian Ward. Son calme et sa lucidité avaient toujours été un ancrage dans les moments de crise. Mais elle hésita. Non. Ce combat était le sien.Elle ne pouvait pas se permettre de montrer la moindre faiblesse—ni face à Sebastian, ni devant quiconque.
Ses pensées dérivèrent vers James Callahan. Son arrivée avait déjà suscité des murmures et intensifié la tension dans la salle du conseil. Elle se souvenait de la manière dont son regard s’était attardé sur elle, curieux et audacieux, lors de leur première rencontre. Victor percevrait sans aucun doute cette curiosité comme une opportunité, une faille à exploiter. Et James, malgré toute son ambition et son allure, n’avait pas encore pleinement saisi les dangers qui l’entouraient.
Le regard d’Isolde se posa de nouveau sur le sablier. Le sable semblait ralentir encore une fois, ses mouvements hypnotiques et calculés. Une fine fissure striait le verre—un détail qu’elle n’avait pas remarqué auparavant. Du bout de ses doigts, elle effleura la surface, un frisson glacé lui parcourant l’échine. Le sablier avait toujours été le reflet de sa malédiction, mais désormais, il ressemblait davantage à un avertissement. Ou peut-être à une promesse.
Victor lui avait déjà tout pris une fois. Elle ne le laisserait pas recommencer.
Isolde se redressa, son visage se transformant en ce masque de contrôle qu’elle maîtrisait si bien. Elle tourna les talons et quitta la chambre forte, les lourdes portes de fer se refermant derrière elle dans un écho retentissant. Tandis qu’elle pénétrait dans l’ascenseur, elle ajusta les manches de sa blouse en soie avec des gestes précis et mesurés. Elle n’était plus l’aristocrate naïve que Victor avait trahie autrefois. Elle était Isolde Laurent, et elle choisirait de l’affronter selon ses propres termes.
Mais alors que l’ascenseur montait, une pensée unique et tenace la hantait, involontaire et indésirable : Jusqu’où serait-elle prête à aller cette fois ?
Elle soupçonnait que la réponse arriverait bien plus tôt qu’elle ne l’aurait voulu.