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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 2Clara et le Poids du Silence


Clara Villeneuve

Le grincement métallique de la cafetière électrique rompait le silence du bureau exigu. Clara Villeneuve, appuyée contre le mur écaillé, fixait la fenêtre, les yeux perdus dans le flou des toits parisiens. La pluie fine avait transformé le verre en une toile mouvante, brouillant les contours familiers de la ville. Une lumière blafarde perçait à peine à travers les nuages bas, accentuant l’austérité de la pièce. Le café coula enfin, noir et amer, emplissant l’air d’un parfum âcre qui se mêlait à l’odeur persistante de renfermé et de papier jauni.

Elle attrapa la tasse avec des gestes mécaniques, le poids dans sa poitrine alourdissant chacun de ses mouvements. Sur son bureau, des dossiers en désordre formaient une mosaïque de mystères en attente de résolution. Mais ce matin-là, aucun de ces dossiers ne retenait son attention. Son esprit était ailleurs, prisonnier d’un souvenir tenace, comme une écharde qu’elle ne parvenait pas à extraire.

Le visage de Jacques Lemaire surgit dans son esprit. Ses traits marqués, ses yeux perçants, sa voix autoritaire résonnaient encore dans sa mémoire. Un homme dangereux, avait-elle conclu lors de leur première rencontre. À l’époque, elle était journaliste, et il était déjà une figure de l’ombre, mêlé à des affaires troubles. Leur première interaction lui avait valu plus de menaces que de reconnaissance. Et pourtant, au fil des années, une étrange dynamique s’était nouée entre eux. Un respect amer, peut-être. Ou une reconnaissance mutuelle de leurs cynismes respectifs face à un monde qu’ils savaient irrémédiablement corrompu.

Le téléphone vibra soudain sur le coin du bureau, brisant sa rêverie. Elle sursauta légèrement, son calme apparent trahi par la tension dans ses épaules.

— Villeneuve, dit-elle en décrochant d’un ton sec.

La voix au bout du fil était grave, presque un murmure, teintée d’une urgence contenue.

— Vous êtes bien la détective privée ? Clara Villeneuve ?

Elle plissa les yeux, un soupçon de méfiance traversant son regard.

— Ça dépend de qui demande.

Un silence lourd s’étira, comme si l’appelant pesait chaque mot avant de parler.

— Jacques Lemaire est mort.

Le nom résonna dans sa tête comme une cloche. Elle avait lu la nouvelle la veille dans un article succinct, mais entendre son nom ainsi, prononcé avec cette gravité, provoqua une étrange contraction dans sa poitrine.

— Je sais, répondit-elle froidement, masquant son trouble.

— Il y a des choses qu’il a laissées derrière lui. Des choses que vous devriez récupérer.

Clara s’approcha de la fenêtre, observant la pluie qui glissait sur la vitre.

— Qui êtes-vous ?

Le ton de la voix devint plus pressant.

— Ce n’est pas important. Mais Lemaire vous faisait confiance. Il pensait que vous comprendriez ce qu’il se passait vraiment.

Elle sentit une pointe d’adrénaline lui parcourir la nuque.

— Pourquoi moi ? Pourquoi pas la police ?

Un rire bref, sec, et dépourvu de chaleur s’échappa de l’autre ligne.

— Vous savez très bien pourquoi.

La ligne se coupa brusquement, avant qu’elle ne puisse poser d’autres questions. Clara resta immobile, le téléphone toujours dans la main, tentant de démêler le flot de pensées qui l’assaillaient.

Elle posa le combiné sur son bureau d’un geste lent. La mort de Jacques Lemaire aurait pu être une note de bas de page dans l’histoire des hommes puissants et corrompus de Paris. Mais cet appel cryptique venait de transformer cet événement en une énigme beaucoup plus complexe.

Elle tira une chaise, s’asseyant lourdement, et ferma les yeux pour rassembler ses pensées. Une image surgit alors : une ruelle poussiéreuse, quelque part au cœur d’un pays ravagé par la guerre. Lemaire se tenait là, vêtu d’un costume qui jurait avec la crasse environnante. Elle se souvenait encore de sa phrase, prononcée avec un détachement glacial :

— Le monde n’est pas une question de bien ou de mal, Villeneuve. Seulement de choix nécessaires.

Elle rouvrit les yeux, chassant le souvenir. Ce n’était pas le moment de s’attarder sur le passé.

Un coup sec à la porte la fit sursauter. Elle vérifia rapidement l’horloge murale. Aucun rendez-vous n’était prévu ce matin, et l’heure matinale ajoutait au caractère inhabituel de la visite.

Elle ouvrit la porte sur un homme de la quarantaine, les cheveux poivre et sel, un trench trempé par la pluie collé à ses épaules. Il semblait nerveux, ses yeux furtifs scrutant le couloir derrière lui.

— Vous êtes Villeneuve ?

— Qui demande ?

Il entra sans y être invité, son regard hanté, et s’arrêta au milieu de la pièce.

— Jacques Lemaire. Il m’a dit… de vous contacter.

Clara referma lentement la porte, croisant les bras.

— Lemaire n’est plus en mesure de donner des instructions. Vous arrivez un peu tard.

L’homme passa une main tremblante dans ses cheveux mouillés.

— Il savait que ça finirait comme ça. Il m’a dit que si quelque chose lui arrivait… je devais vous remettre ça.

Il sortit un carnet de sa poche intérieure, usé, presque effacé par les années de manipulation. Un objet banal à première vue, mais quelque chose dans la façon dont il le tenait, comme si c’était un trésor, attisa la curiosité de Clara.

Elle tendit la main.

— Donnez.

Il hésita, puis déposa le carnet dans sa paume. La reliure fatiguée et les pages accolées par l’humidité témoignaient de son histoire. Mais ce qui attira immédiatement son regard, ce furent les inscriptions à l’intérieur : des noms, des adresses, des dates. Une toile complexe d’informations codées, un réseau qui semblait s’étendre bien au-delà d’un simple registre personnel.

Clara releva les yeux vers l’homme.

— Qu’est-ce que vous attendez de moi ?

Il inspira profondément, comme pour se donner du courage.

— Je veux disparaître. Mais avant, je devais faire ça. Vous mettre sur la piste.

Son regard s’assombrit, les mots pesant sur ses lèvres :

— Si vous ne le faites pas, ils viendront pour vous aussi.

Avant qu’elle ne puisse répondre, il recula et sortit aussi rapidement qu’il était entré.

Clara resta debout, le carnet toujours dans la main. À travers la fenêtre, elle aperçut sa silhouette s’effacer sous la pluie battante, ses épaules voûtées par un poids invisible.

Elle posa le carnet sur son bureau et alluma une cigarette. Le nuage de fumée s’éleva, se confondant avec l’obscurité croissante de l’extérieur. Une chose était désormais certaine : la mort de Jacques Lemaire n’était pas une fin.

C’était un début.