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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 2Versailles : Promesses et Pièges


Éléonore de Villeneuve

Les roues de la calèche crissèrent sur les pavés impeccables de l’allée menant au Palais de Versailles, arrachant Éléonore à ses pensées sombres. Elle écarta légèrement le rideau de velours, et le spectacle qui s’offrit à elle la subjugua autant qu’il l’oppressa. Le manoir délabré de Villeneuve semblait appartenir à un autre monde. Ici, tout respirait la grandeur froide et calculée : les statues de marbre blanc, les fontaines symétriques, les jardins méthodiquement taillés. Une cage dorée, pensa-t-elle, magnifique mais intransigeante. Chaque détail semblait conçu pour rappeler à ceux qui osaient le contempler qu’ils n’étaient que spectateurs. Un frisson involontaire la parcourut. Versailles n’était pas seulement un lieu ; c’était une arme.

Elle ferma brièvement les yeux, rassemblant ses pensées. Elle était venue ici pour une raison : pour sauver le nom des Villeneuve, pour comprendre ce qui avait anéanti sa famille. Mais à quel prix ? Alors qu’elle rouvrait les yeux, une question rongeait son esprit : serait-elle capable de dompter ce lieu ou serait-elle broyée comme tant d’autres avant elle ?

La portière s’ouvrit brusquement, et un valet tendit une main gantée pour l’aider à descendre. Éléonore ajusta sa robe bleu pastel, inspirant profondément avant de poser un pied délicat sur le sol pavé. Tout son être semblait tendu, mais son visage restait impassible, comme sculpté dans le marbre. Aucune faiblesse ne devait transparaître. Pas ici, pas maintenant.

Henri de Belmont l’attendait au bas des escaliers monumentaux, son visage sévère illuminé par une lumière cruelle qui accentuait les angles de ses traits. Il portait un habit noir brodé d’argent, une simplicité qui contrastait avec l’exubérance de la cour. Lorsqu’elle approcha, il s’inclina légèrement, une politesse mécanique qui manquait cruellement de chaleur.

« Bienvenue à Versailles, madame, » déclara-t-il d’une voix contrôlée, son ton neutre ne laissant transparaître ni accueil ni reproche.

Éléonore inclina la tête sans un mot, ses yeux verts capturant brièvement les siens avant de glisser vers les immenses portes dorées qui s’ouvraient devant eux. Ces portes, remarqua-t-elle, semblaient plus intimidantes que grandioses, comme si elles étaient conçues pour avaler ceux qui osaient les franchir. Sans attendre de réponse, Henri lui offrit son bras. Elle hésita un instant, puis le prit avec une froideur égale à la sienne. Elle était consciente que tous les regards étaient braqués sur eux. Chaque courtisan présent semblait évaluer, jauger, juger. L’air était saturé de parfums lourds et de murmures feutrés, une symphonie dissonante qui mettait ses nerfs à vif.

Ils pénétrèrent dans l’atrium, où des lustres scintillants projetaient leur éclat sur des fresques opulentes couvrant le plafond. Éléonore sentit son souffle se suspendre un instant, submergée par cette grandeur oppressive. Mais elle n’eut pas le loisir de s’attarder : Henri la conduisit directement vers un groupe de nobles rassemblés en un cercle apparemment détendu, mais dont la posture trahissait une vigilance constante.

« Je vous présente ma femme, la comtesse Éléonore de Belmont, » annonça-t-il avec une froideur qui sembla réduire sa présence à celle d’un simple pion dans un jeu d’échecs.

Les figures devant elle s’inclinèrent légèrement, certains avec une courtoisie sincère, d’autres avec un sourire qui masquait à peine leur condescendance. Parmi eux, une femme attira particulièrement son attention. Grande et élégante, drapée dans une robe pourpre ornée de dentelle noire, elle dégageait une assurance presque insolente. Ses cheveux sombres coiffés en une cascade complexe encadraient un visage énigmatique, dont les lèvres s’étirèrent en un sourire contrôlé. Une tension subtile, presque imperceptible, semblait émaner de ses gestes.

« Madame de Lorraine, » murmura Henri à son intention, sans lui laisser le temps de poser de questions.

Madame de Lorraine fit un pas en avant, tendant une main ornée de bagues étincelantes. « Madame de Belmont, quelle joie de faire votre connaissance. » Sa voix douce et envoûtante était teintée d’une ambiguïté que seule une oreille attentive pouvait discerner.

« La joie est partagée, Madame, » répondit Éléonore, inclinant légèrement la tête. Ses doigts frôlèrent brièvement ceux de la femme, mais le contact était glacial.

Madame de Lorraine la détailla avec une insistance à peine voilée, comme une collectionneuse examinant une nouvelle acquisition. « Versailles peut être… intimidant pour une nouvelle venue, surtout lorsqu’on n’a pas encore appris à distinguer la sincérité des sourires. Mais je suis sûre que vous saurez vous y adapter. »

Éléonore sentit la pique sous les mots, mais son sourire resta impassible, presque serein. « Je suis certaine que votre aide saura m’éclairer, Madame. Après tout, vous semblez en connaître tous les recoins. »

Un éclat traversa les yeux sombres de Madame de Lorraine, mais elle n’eut pas le temps de répliquer. Une autre voix, plus vive, perça l’atmosphère tendue.

« Madame ! Vous devez être fatiguée après ce voyage. Permettez-moi de vous escorter à vos appartements. »

Une jeune femme à la silhouette menue et au visage vif venait de s’introduire dans la conversation. Elle était vêtue simplement mais avec goût, et ses cheveux blonds cendrés étaient tirés en un chignon soigné. Son sourire semblait sincère, mais Éléonore perçut une lueur dans ses yeux bruns : celle d’une intelligence calculatrice.

« Mariette Leclerc, votre humble dame de compagnie, » se présenta-t-elle avec une révérence élégante. « J’espère être digne de votre confiance. »

Henri hocha la tête avec un détachement glacé, consentant à ce que Mariette prenne en charge sa nouvelle épouse. Éléonore lui emboîta le pas, soulagée de quitter cette première épreuve. Tandis qu’elles traversaient les corridors interminables du palais, Éléonore sentit la tension se dissiper légèrement, bien que son esprit restât en alerte.

Mariette baissa la voix alors qu’elles empruntaient un passage plus discret. « Madame, un conseil : ici, tout se voit et tout se sait. Les murs eux-mêmes ont des oreilles. Soyez prudente, surtout avec Madame de Lorraine. Elle a… un talent certain pour transformer chaque sourire en piège. »

Éléonore la remercia d’un hochement de tête, enregistrant mentalement ces premiers avertissements. Arrivées devant une porte ornée d’arabesques, Mariette ouvrit avec soin, révélant une chambre modeste en comparaison du reste du palais. Les tentures fanées et les meubles simples témoignaient de sa position encore précaire à la cour.

« Ce n’est pas vraiment le cœur de Versailles, » murmura Mariette en ajustant un vase de fleurs séchées sur une table. « Mais cela peut devenir un point de départ. »

Éléonore s’approcha de la fenêtre étroite, d’où elle aperçut les jardins de Versailles, leur perfection presque irréelle s’étendant à perte de vue. Un bruissement à la porte interrompit sa contemplation.

« Madame, vous êtes attendue dans les jardins. Le comte souhaite que vous fassiez connaissance avec quelques-uns de ses alliés. »

Éléonore retint un soupir et suivit le valet. Une fois dans les jardins, le parfum des roses et du jasmin l’envahit. Tandis qu’Henri l’introduisait aux nobles influents, elle comprit qu’elle n’était pas qu’une épouse : elle était un outil, un ornement destiné à renforcer les alliances d’Henri. Mais alors qu’ils pénétraient dans une allée plus isolée, une voix masculine, grave et vibrante, résonna non loin.

Elle tourna instinctivement la tête, croisant un regard intense, d’un bleu si profond qu’elle en perdit presque pied. L’homme, vêtu d’un uniforme militaire, s’inclina légèrement, une expression indéchiffrable sur le visage.

« Thierry Lafitte, » murmura Henri, son ton plus dur qu’à l’accoutumée. « Un officier de peu d’importance. »

Mais Éléonore ne pouvait détacher ses yeux de ceux de Thierry. Son air franc et son sourire contenu contrastaient violemment avec la duplicité glaciale de Versailles, et cela la troubla profondément. Thierry s’inclina à nouveau, adressa une remarque polie, puis s’éloigna, mais son image resta gravée dans l’esprit d’Éléonore.

De retour dans sa chambre ce soir-là, elle se tint longtemps devant le miroir terni de sa coiffeuse. Son reflet semblait flou, comme une version déformée d’elle-même. Derrière elle, les ombres de la pièce s’étiraient, presque menaçantes. Elle effleura le verre du bout des doigts, se demandant qui elle devait devenir pour survivre ici.

Versailles avait planté en elle une graine de défi et de doute. Elle ne savait pas encore si elle pourrait dompter ce lieu, mais une chose était certaine : elle ne se laisserait pas briser. Pas sans se battre.