Chapitre 3 — Les Chaînes d'un Mariage
Éléonore de Villeneuve
La lumière froide de l’aube filtrait à travers les vitraux colorés de la Chapelle Royale, projetant des éclats mouvants sur les dalles de marbre clair. Éléonore, debout dans l’ombre des colonnes, observait la scène devant elle avec un mélange de résignation et de défi. Les bancs se remplissaient lentement de courtisans vêtus de leurs plus beaux atours, leurs murmures et rires étouffés résonnant sous les voûtes ornées d’angelots dorés. Chacun semblait savourer l’occasion d’assister à cette union, non pas pour la célébrer, mais pour en scruter chaque détail, chaque imperfection. Éléonore savait que ses moindres gestes seraient disséqués, transformés en rumeurs capables de se propager dans toutes les alcôves de Versailles avant la fin de la journée. Elle n’était pas seulement une mariée aujourd’hui : elle devenait l’objet d’un spectacle.
Un éclat de rire discret provenant du premier rang attira son regard vers un groupe de nobles dont les yeux, bien qu’animés d’une fausse légèreté, semblaient peser sur elle comme des jugements muets. Un mot chuchoté, un sourire dissimulé derrière un éventail – tout lui rappelait que, dans cet univers, les apparences étaient des armes. Une pensée fugace traversa son esprit : parmi ces spectateurs avides, combien se réjouissaient secrètement d’assister à son sacrifice ?
La robe qu’elle portait, une création somptueuse en soie ivoire rehaussée de broderies argentées, semblait lourde sur ses épaules. Éléonore se tenait droite, ses doigts fins serrant un bouquet de lys blancs, symbole de pureté et de dévotion. Une ironie cruelle, pensa-t-elle, alors qu’elle se sentait tout sauf pure dans cette mascarade de mariage. À quelques pas d’elle, Henri de Belmont, vêtu d’un habit noir impeccable, attendait au pied de l’autel. Son visage était une toile dépourvue d’émotion, ses yeux gris fixés droit devant lui, comme s’il contemplait non pas une cérémonie sacrée, mais une transaction bien réglée.
Les fresques au plafond, des scènes paradisiaques où des anges semblaient s’élever dans une lumière divine, captèrent un instant son attention. Elle chercha à y puiser un réconfort, mais ce n’était qu’un contraste cruel avec le poids invisible des chaînes qu’elle portait désormais. Elle détourna le regard, le ramenant à la froideur tangible de la pierre sous ses pieds. Ici, tout était calculé, même la magnificence.
Un murmure parcourut l’assemblée lorsque la musique s’éleva, annonçant le début de la cérémonie. Éléonore prit une inspiration mesurée et avança dans l’allée centrale, chaque pas résonnant comme un coup de marteau scellant son destin. En progressant, elle sentit les regards converger sur elle, certains curieux, d’autres moqueurs. Madame de Lorraine, assise sur un banc à gauche, drapée de rouge comme une flamme arrogante, lui adressa un sourire à la fois condescendant et railleur. Ce sourire, calculé pour piquer, suggérait bien trop. Éléonore détourna les yeux, focalisant son attention sur l’autel où l’attendait l’archevêque, une figure austère qui semblait presque aussi glaciale qu’Henri.
Arrivée à ses côtés, elle sentit la proximité du comte comme une présence oppressante. Ses mains gantées, posées derrière son dos, ne trahissaient aucune nervosité, aucun doute. Il tourna brièvement la tête vers elle, ses yeux croisant les siens dans un éclat terne, avant de fixer à nouveau l’autel. La cérémonie débuta, les mots du prêtre résonnant dans un latin solennel et distant. Éléonore répondit aux questions mécaniquement, sa voix douce mais claire, comme une prisonnière récitant un serment imposé. Les alliances furent échangées, deux cercles d’or glissant sur leurs doigts sans éclat ni promesse véritable. Lorsque Henri releva son voile pour sceller leur union d’un baiser, leurs regards se croisèrent brièvement. Dans ses yeux gris, Éléonore crut déceler une froide reconnaissance, comme s’il admettait silencieusement qu’ils étaient ici deux acteurs parfaitement conscients de leur rôle.
Le baiser sur son front fut rapide, presque impersonnel, et la cérémonie se conclut sous les applaudissements retenus de l’assemblée. Éléonore, désormais comtesse de Belmont, sentit le poids de son nouveau titre s’ajouter à celui de ses responsabilités. Tandis qu’ils quittaient la chapelle, Henri lui offrit son bras pour descendre les marches, et elle le prit sans un mot. Pour l’instant, elle devait tenir son rôle, et elle le ferait avec la dignité d’une Villeneuve.
***
Le banquet, organisé dans un salon adjacent à la Salle des Miroirs, était à l’image de Versailles : grandiose, étouffant. Les tables croulaient sous des plats richement décorés, mais Éléonore n’avait pas la moindre envie de manger. Assise à la droite d’Henri, elle écoutait distraitement les conversations animées qui l’entouraient, ses doigts jouant avec le bord de sa coupe de vin. Les rires et les compliments semblaient aussi artificiels que les décorations, et l’air était saturé du parfum des fleurs mêlé à celui des plats.
« Votre grâce illumine cette salle, madame, » murmura une voix douce à son oreille. Éléonore se tourna pour trouver Madame de Lorraine, debout derrière elle, un sourire empreint de malice flottant sur ses lèvres. La séductrice portait une robe d’un rouge profond, vibrant, comme une provocation. « Un mariage si… approprié. N’est-ce pas merveilleux quand le devoir et la convenance s’alignent ainsi parfaitement ? »
Éléonore força un sourire poli. « En effet, Madame. Les alliances les mieux réfléchies sont souvent les plus solides. »
Madame de Lorraine posa une main ornée de bagues sur le dossier de la chaise d’Éléonore. « Vous apprendrez vite, j’en suis certaine, que le mariage n’est qu’un début. La véritable maîtrise réside dans la manière dont on joue ses cartes ensuite. » Elle s’inclina légèrement, ses boucles sombres effleurant l’épaule d’Éléonore, avant de s’éloigner pour séduire un autre cercle d’invités.
Éléonore inspira profondément, lissant nerveusement la jupe de sa robe. Le commentaire de Madame de Lorraine, bien qu’enveloppé dans une politesse apparente, l’avait piquée. Au-delà de l’humiliation, il y avait la défiance. Elle jeta un coup d’œil à Henri, qui, comme toujours, semblait imperméable, engagé dans une conversation distante avec un noble à leur table. Tout en elle brûlait de frustration, mais elle savait qu’elle ne pouvait se permettre de laisser paraître ses émotions ici.
Ce fut alors qu’elle sentit un regard. Un regard différent des autres. Elle leva les yeux et trouva Thierry Lafitte, debout de l’autre côté de la salle, son uniforme militaire sobre le différenciant des silhouettes richement vêtues. Ses yeux bleus profonds étaient fixés sur elle, et malgré les dizaines de corps et de conversations qui les séparaient, il semblait qu’ils étaient seuls dans cette pièce. Thierry ne souriait pas, mais son expression n’était ni moqueuse ni condescendante. Il la regardait simplement, comme s’il la voyait vraiment, au-delà des ornements et des jeux de Versailles.
Une chaleur inattendue monta en elle, mêlée d’un trouble qu’elle tenta de réprimer. Elle détourna rapidement les yeux, consciente que quelqu’un d’autre aurait pu percevoir cet échange silencieux. Dans sa vision périphérique, elle remarqua qu’Henri avait lui aussi vu Thierry. Son regard s’était brièvement durci avant qu’il ne retourne à son interlocuteur, un tic presque imperceptible de sa mâchoire trahissant une tension. Éléonore se demanda quelle était exactement la nature de la relation entre ces deux hommes, mais elle n’eut pas le temps d’y réfléchir davantage.
***
Plus tard, alors que la lumière des chandeliers faiblissait et que les invités commençaient à se retirer, Henri l’attendait dans leurs appartements communs pour une dernière conversation. La chambre, bien que spacieuse et richement décorée, semblait déjà imprégnée de son austérité. Éléonore s’assit dans un fauteuil près de la cheminée, tandis qu’Henri restait debout, les mains croisées derrière le dos.
« Madame, » commença-t-il d’un ton qui n’invitait pas à la familiarité, « je suppose qu’il est inutile de vous rappeler les termes implicites de notre union. Je vous fournirai tout ce dont vous avez besoin pour remplir votre rôle. En échange, j’attendrai de vous discrétion et loyauté. »
Il fit une pause, ses yeux gris s’ancrant dans les siens. « Nous ne partagerons pas le même espace, sauf lorsque les apparences l’exigent. Vous aurez votre indépendance, dans une certaine limite. »
Il s’arrêta, attendant une réponse. Éléonore, bien que désorientée par cette déclaration inattendue, masqua sa surprise. Une vague de rage, rapidement réprimée, la traversa. Elle inclina légèrement la tête, son regard fixé sur lui avec une froideur tranquille. « Bien entendu, monsieur. »
Henri sembla satisfait. Il lui adressa un dernier regard avant de quitter la pièce, la laissant seule avec ses pensées. Éléonore fixa la porte qui s’était refermée derrière lui, un mélange d’émotions tourbillonnant en elle. Ce mariage, qu’elle avait redouté comme une cage, venait de prendre une tournure étrange. Si Henri lui offrait une certaine liberté, cela signifiait qu’il la sous-estimait ou qu’il avait lui-même des raisons de maintenir une distance.
Dans les ombres vacillantes de la chambre, Éléonore sentit une lueur d’espoir timide, mais aussi une mise en garde. Elle serait seule dans ce monde impitoyable, mais cette solitude pourrait devenir une arme. Versailles était un champ de bataille, et elle venait de comprendre que, pour survivre, elle devrait apprendre à manier ses propres chaînes.